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Annales d'Éginhard - Race des Carolingiens

Pépin le Bref (741 - 768)

 

[741] En l’année 741, Charles, maire du palais, mourut, laissant pour héritiers trois fils, Carloman, Pépin et Griffon : celui-ci, le plus jeune, eut pour mère Sonnichilde, petite-fille d’Odilon, duc des Bavarois. Elle excita en son fils une telle ambition de posséder tout le royaume, qu’il s’empara sans délai de la ville de Laon et déclara la guerre à ses frères. Ceux-ci assemblèrent sur-le-champ une armée, assiégèrent Laon, reçurent à discrétion leur frère, et ne pensèrent plus qu’à reprendre les pays qui s’étaient séparés de la société des Francs depuis la mort de leur père ; mais, afin de laisser toutes choses en sûreté au dedans avant de partir pour les pays étrangers, Carloman prit Griffon le fit garder à Neufchâtel près des Ardennes. On dit qu’il y demeura prisonnier jusqu’au temps où Carloman partit.

[742] Carloman et Pépin, maîtres du royaume des Francs, voulurent d’abord reprendre l’Aquitaine : ils marchèrent avec une armée contre Hunold, duc de cette province, prirent un certain château nommé Loches, et avant de se retirer ils divisèrent entre eux, dans le lieu appelé Vieux-Poitiers[1], le royaume qu’ils administraient ensemble. La même année, après leur retour dans leurs États, Carloman envahit le pays des Allemands qui avaient abandonné la confédération des Francs, et le dévasta par le fer et le feu.

[743] Carloman et Pépin joignirent leurs troupes et marchèrent contre Odilon, duc de Bavière ; ils lui livrèrent bataille et dispersèrent son armée. Dès qu’ils furent rentrés chez eux, Carloman partit seul pour la Saxe, et reçut à discrétion le fort qu’on nomme Hochsiegbourg avec le Saxon Théodoric qui y commandait.

[744] Les mêmes frères, Carloman et Pépin, marchèrent contre la Saxe avec leurs troupes réunies et réduisirent de nouveau ce même Théodoric. à capituler.

[745] Cette année Carloman découvrit à son frère Pépin ce qu’il méditait déjà depuis longtemps, savoir de se retirer du monde et servir Dieu sous l’habit de moine[2]. Pépin, d’après cela, renonça à l’expédition qu’il méditait, pour s’occuper d’accomplir les vœux de Carloman et l’aider aux préparatifs de son voyage. Celui-ci voulait se rendre à Rome, et Pépin veilla avec soin à ce que son frère fût décemment et honorablement traité dans sa route vers ce lieu.

[746] Carloman partit pour Rome, abandonna les gloires du siècle, changea d’habit et bâtit un monastère en l’honneur de saint Silvestre [747] sur le mont Soracte, où le saint passe pour s’être caché pendant le temps de la persécution qui arriva sous Constantin. Carloman, après avoir demeuré quelque temps dans ce lieu, prit un meilleur parti, se rendit, pour servir Dieu, dans le monastère de Saint-Benoît, situé près du Mont-Cassin, dans le Samnium, et prit en cet endroit l’habit religieux.

[747] Griffon, frère de Carloman et Pépin, ne voulant point vivre soumis à ce dernier, quoiqu’il en fût traité avec honneur, leva une troupe et se retira en Saxe. Là, ayant rassemblé aussi l’armée des Saxons, il campa à Horheim, sur les bords de l’Ocker. Mais Pépin, voulant tirer vengeance de la perfidie de son frère, traversa la Thuringe, à la tête des troupes franques, entra en Saxe et campa à Schaning. Les deux frères ne se livrèrent cependant pas bataille, et se retirèrent après s’être accommodés [748].

[748] Griffon, se défiant de la foi des Saxons, gagna la Bavière, réduisit ce duché sous son obéissance avec les troupes franques qui accouraient à lui en grand nombre, obligea Tassilon et Chiltrude à se rendre à lui, et reçut les secours de Swithger qui venait à son aide. Lorsque Pépin eut appris ces événements, il marcha en Bavière avec une armée nombreuse, s’empara de son frère Griffon et de tous ceux qui étaient venus avec lui ou l’avaient joint [749], remit Tassilon en possession de son duché, et, de retour dans ses États, il mit Griffon, en qualité de duc et selon l’usage, à la tête de douze comtés ; mais celui-ci ne fut pas reconnaissant d’un tel bienfait, car il s’enfuit la même année près de Waïfer, duc d’Aquitaine.

[749] Burchard, évêque de Wurtzbourg, et Fulrad, prêtre chapelain, furent envoyés à Rome au pape Zacharie [751], afin de consulter le pontife touchant les rois qui alors étaient en France et qui n’en possédaient que le nom sans en avoir en aucune façon la puissance. Le pape répondit par un messager qu’il valait mieux que celui qui possédait déjà l’autorité de roi le fût en effet, et, donnant son plein assentiment, il enjoignit que Pépin fût fait roi.

[750] Dans cette année, d’après la sanction du pontife romain, Pépin fut appelé roi des Francs [mars 752], oint pour cette haute dignité de l’onction sacrée par la sainte main de Boniface, archevêque et martyr d’heureuse mémoire, et élevé sur le trône, selon la coutume des Francs, dans la ville de Soissons. Quant à Childéric qui se parait du faux nom de roi, Pépin le fit raser et mettre dans un monastère[3].

[753] En cette année, Pépin entra en Saxe avec des troupes nombreuses, et, malgré leur opiniâtre résistance, les Saxons furent repoussés, et le roi s’avança jusqu’au lieu dit Rheime, sur le fleuve du Weser. Dans cette expédition, l’archevêque Hildegaire fut tué sur le mont Vibourg. A son retour de Saxe, le roi apprit la mort de son frère Griffon, et dans quel lieu et de quelle façon il avait été tué. En cette même année, le pape Étienne vint auprès du roi Pépin dans la ville de Quiersy [en 754], pour l’engager à défendre l’église romaine et lui-même des invasions des Lombards ; Carloman, frère du roi, déjà moine, vint aussi par l’ordre de son abbé, afin de s’opposer auprès de lui aux prières du pontife romain. On croit qu’il agit contre son gré en cette occasion, n’osant pas mépriser les ordres de son abbé, et l’abbé lui-même n’osant résister à ceux du roi des Lombards, sous la loi duquel il vivait.

[754] Le pape Étienne, après avoir reçu du roi la promesse qu’il défendrait l’église romaine, le consacra par l’onction sacrée, comme revêtu de la dignité royale, ainsi que ses deux fils Charles et Carloman, et passa l’hiver à Paris. Dans la même année, Boniface, archevêque de Metz, prêchant la parole de Dieu en Frise, fut tué par les païens, et reçut la couronne du martyre[4].

[755] Le roi Pépin, cédant aux sollicitations du pontife, envahit l’Italie avec une puissante armée pour recouvrer les domaines enlevés à l’église romaine par le roi des Lombards. Ceux-ci résistèrent, et, comme ils étaient maîtres des clefs de l’Italie, il se livra un combat sanglant dans les défilés des montagnes appelés Cluses. Les Lombards se retirèrent, et, malgré la difficulté du chemin, les Francs passèrent sans beaucoup de peine. Astolphe, roi des Lombards, n’osant engager la bataille, fut assiégé dans Pavie par le roi Pépin, qui refusa de lever le siège avant d’avoir reçu quarante otages qui lui donnassent la certitude que les possessions enlevées à l’église romaine lui seraient rendues. Les otages lui furent remis, la paix fut jurée, Pépin retourna dans son royaume, et renvoya à Rome le pape Étienne avec le chapelain Fulrad et un corps nombreux de troupes franques. Le moine Carloman, frère du roi, était demeuré à Vienne avec la reine Bertrade ; il fut atteint de la fièvre avant que le roi Pépin fût revenu d’Italie, et mourut[5]. Son corps fut porté par l’ordre du roi au monastère de Saint-Benoît où il avait pris l’habit religieux.

[756] Astolphe, roi des Lombards, bien qu’il eût donné, l’année précédente, des otages pour la restitution des provinces enlevées à l’église romaine et qu’il eût engagé par des serments ses grands aussi bien que lui-même, n’accomplit aucunes de ses promesses. C’est pourquoi Pépin entra une seconde fois en Italie avec son armée, assiégea dans Pavie Astolphe qui s’y était renfermé, et, le contraignant à tenir ses serments, le roi se fit restituer Ravenne, la Pentapole et tout l’exarchat s’étendant jusqu’à Ravenne, et les remit à Saint-Pierre. Après avoir ainsi agi il retourna en Gaule. Astolphe, après son départ, cherchait de quelle manière il pourrait ne pas tenir ses engagements qui n’étaient pas accomplis, et éluder encore frauduleusement ceux qui l’étaient déjà ; mais, pendant ce temps, il tomba par accident de cheval à la chasse, en contracta une maladie, et mourut. Didier, qui était son connétable, lui succéda.

[757] L’empereur Constantin envoya au roi Pépin plusieurs présents, et, entre autres choses, des orgues ; ces dons lui parvinrent à Compiègne, ville où se tenait alors l’assemblée générale. Tassilon, duc de Bavière, s’y rendit avec les premiers de sa nation, s’y recommanda, entre les mains de Pépin, en qualité de vassal, selon la coutume franque, et jura, sur le corps de saint Denis, fidélité, non seulement au roi, mais aussi à ses fils Charles et Carloman. Ce ne fut pas dans ce seul endroit qu’il s’engagea par un tel serment envers ces princes, mais aussi sur les reliques de saint Martin et saint Germain. Les chefs et les principaux des Bavarois qui étaient venus, avec Tassilon, en présence du roi, lui promirent aussi, dans ces lieux sacrés, fidélité ainsi qu’à ses fils.

[758] Le roi Pépin entra en Saxe avec ses troupes, et quoique les Saxons résistassent vaillamment et défendissent bien leurs forts, il les mit en déroute ; et le retranchement même par où ils s’efforçaient de défendre leur patrie, lui servitude chemin pour y entrer. Après plusieurs combats où il tailla en pièces une partie de leur armée, il les força à lui promettre de se conformer désormais à 6es volontés, et d’envoyer tous les ans, en signe de respect, un tribut de trois cents chevaux à l’assemblée nationale. Ces conventions ainsi réglées et confirmées, ainsi que cela devait être, selon la coutume saxonne, Pépin rentra en France avec son armée.

[759] Il naquit au roi Pépin un fils auquel il voulut donner son nom ; mais cet enfant, enlevé par une mort prématurée, mourut âgé de trois ans. Le roi célébra la fête de Noël à Glare, et celle de Pâques à Jupil[6], et cette année il ne franchit point les frontières de son royaume.

 [760] Waïfer, duc d’Aquitaine, ayant refusé de rendre aux évêques des églises placées sous la domination du roi Pépin les biens qu’elles possédaient dans ses États, et refusant avec mépris d’écouter les remontrances que le roi lui fit faire à ce sujet par ses envoyés, sa rébellion força Pépin à lui déclarer la guerre. Ayant donc assemblé toutes ses troupes, le roi entra en Aquitaine, décidé à faire restituer, les armes à la main, tout ce qui appartenait aux églises. Arrivé à un lieu dit Doué, il y dressa son camp ; et Waïfer, n’osant entamer la guerre, envoya une ambassade au roi, par laquelle il promit de faire tout ce qui lui serait prescrit, de rendre aux églises tous leurs droits, et de livrer les otages qui lui seraient demandés : il donna, à ce titre, deux des premiers de sa nation, Adalgaire et Ither. Par là il apaisa si bien l’esprit irrité du roi, que Pépin consentit à ne point faire la guerre. Ayant reçu les otages en foi de l’accomplissement des traités, il s’abstint de livrer bataille, revint chez lui, renvoya son armée, et passa l’hiver à Quiersy, où il célébra la fête de Noël et celle de Pâques.

[761] Le duc Waïfer, quoiqu’il eût donné des otages et juré la paix, décidé à tirer vengeance de la guerre qu’on lui avait faite l’année précédente, fit avancer son armée jusqu’à la ville de Châlons, et ravagea les possessions des Francs. Lorsque cette nouvelle fut portée au roi Pépin qui tenait alors l’assemblée générale dans la ville de Duren, il appela tous ses alliés, entra avec un appareil belliqueux dans l’Aquitaine, et y prit plusieurs forts et châteaux, entre autres, Bourbon, Chantelle-le-Château et Clermont ; quelques forts, notamment en Auvergne, se rendirent volontairement au vainqueur. Cependant le roi dévasta par le fer et le feu tout le plat pays jusqu’à la ville de Limoges, et retourna à Quiersy, où il passa l’hiver, et célébra la Nativité du Sauveur et la fête de Pâques. Le roi fut accompagné dans cette expédition par Charles, l’aîné de ses fils, celui qui, après la mort de son père, fut maître de tout l’Empire.

[762] Le roi Pépin, désirant mettre fin à la guerre qu’il avait entreprise, entra de nouveau avec son armée dans la province d’Aquitaine, y prit la ville de Bourges et le château de Thouars, et, à cause de l’approche de l’hiver, il retourna à Gentilly, où il passa cette saison, et y solennisa la fête de Noël et celle de Pâques.

[763] Au commencement de l’année, le temps étant propice, et l’assemblée générale s’étant tenue à Nevers, les troupes s’y rassemblèrent. Le roi Pépin rentra en Aquitaine, ravagea tout ce que ne renfermaient point les forts, et s’avança jusqu’à la ville de Cahors. Voulant rentrer en France avec son armée entière, il quitta ce lieu, et repassa par Limoges. Dans cette expédition, Tassilon, duc de Bavière, quitta l’armée, et retourna dans sa patrie, en feignant une maladie, et, décidé à la trahison, il refusa de se rendre désormais en présence du roi. Pépin renvoya son armée dans ses quartiers d’hiver, et l’alla passer à Glare, où il fêta Noël et Pâques. La saison fut, cette année, si âpre et si rigoureuse que le froid d’aucun des hivers précédents ne s’y put comparer.

[764] Le roi Pépin, l’esprit fort préoccupé des deux guerres, l’une déjà entreprise contre l’Aquitaine, et l’autre suscitée par la défection de Tassilon, duc de Bavière, tint l’assemblée générale de son peuple dans la ville de Worms, remit son expédition, et passa cette année chez lui, fixant son séjour pour l’hiver à Quiersy, où il passa les fêtes de Noël et de Pâques. Il y eut cette année une éclipse de soleil le 4 du mois de juin, à la sixième heure.

[765] Le roi Pépin ne s’éloigna pas cette année, et ne passa point les frontières de son royaume, pas même pour terminer la guerre d’Aquitaine. Il tint l’assemblée générale à Attigny, et demeura pendant l’hiver à Aix-la-Chapelle, où il assista aux solennités de Noël et de Pâques.

[766] Le roi Pépin tint dans la ville d’Orléans l’assemblée nationale pour y traiter des moyens de terminer la guerre d’Aquitaine. Il partit de là pour cette province, répara le fort d :Argenton détruit par Waïfer, et revint après avoir placé une garnison de Francs en ce lieu, ainsi que dans la ville de Bourges. Il célébra la fête de Noël à Samoucy, et celle de Pâques à Chantilly.

[767] Une dispute s’étant élevée entre les églises d’Occident et d’Orient, c’est-à-dire, entre les Romains et les Grecs, touchant la Trinité et les images des Saints, le roi, ayant convoqué l’assemblée à Gentilly, tint un synode sur cette question, et, cela fait, partit pour l’Aquitaine, après Noël, pour y terminer la guerre. Il passa par Narbonne, prit Toulouse, et réduisit à capituler les districts d’Albi et de Gévaudan. De retour à Vienne, après y avoir célébré la fête de Pâques et fait reposer son armée, l’été étant déjà fort avancé, le roi se mit en route au mois d’août, pour mettre fin à la guerre. Il arriva à Bourges, et y tint une assemblée, selon la coutume franque ; de là il s’avança jusqu’au fleuve de la Garonne, se rendit maître de plusieurs châteaux, repaires et cavernes où s’était retranchée une nombreuse bande d’ennemis. Les plus importants étaient Scoraille, Turenne et Peiruce. Revenu à Bourges, le roi renvoya son armée pour l’hiver, resta dans cette ville, et y assista à la fête de Noël. Paul, pape romain, mourut, et la nouvelle en fut portée au roi à Bourges.

[769] Le roi Pépin, dès qu’il vit le temps propre à reprendre la guerre, assembla son armée, et se mit en chemin pour la ville de Saintes. Sur la route, il fit prisonnier Rémistan, et à son arrivée à Saintes, la mère, la sœur et les nièces du duc Waïfer lui furent amenées. Il ordonna de les traiter avec respect, et s’avança vers la Garonne, où Eberwich vint au devant de lui, conduisant l’autre sœur de Waïfer qu’il remit en son pouvoir, ainsi que lui-même. Les choses se passant donc heureusement, Pépin retourna au château de Selles, où il célébra la fête de Pâques ; il prit ensuite avec lui sa femme et sa famille, revint dans la ville de Saintes, et les y laissant, il recommença à poursuivre avec toutes ses troupes le duc Waïfer, décidé à ne cesser qu’après avoir vu ce rebelle pris et mis à mort. Waïfer fut tué en effet sur le territoire de Périgueux. Le roi jugea la guerre terminée, revint à Saintes, s’y arrêta quelque temps, et y fut atteint d’une maladie. Pendant sa durée, il alla à Tours, et y pria près du tombeau de saint Martin. S’étant ensuite rendu à Paris, il y mourut le 24 septembre. Son corps fut inhumé dans la basilique du bienheureux Denis, martyr. Ses fils Charles et Carloman furent faits rois par le consentement des Francs : tous deux prirent les insignes de la royauté, Charles dans la ville de Noyon, et Carloman dans celle de Soissons, Charles étant parti pour Aix-la-Chapelle y célébra la fête de Noël, et celle de Pâques à Rouen.


 

[1] Près de Châtellerault.

[2] Ce fait appartient à l’année suivante 746 ; la chronologie des Annales d’Éginhard est fautive de 744 à 754.

[3] Les Annales se taisent sur les années 751 et 752, dont elles ont à tort transporté les événements dans les années précédentes.

[4] Boniface fut tué en 755.

[5] Carloman mourut en 754.

[6] Deux terres situées toutes deux en Belgique, et qui appartenaient depuis longtemps à la famille des Pépin.


 

 
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