PRÉFACE
Ayant formé le projet d’écrire la vie, l’histoire privée et la
plupart des actions du maître qui daigna me nourrir, le roi Charles, le plus
excellent et le plus justement fameux des princes, je l’ai exécuté en aussi peu
de mots que je l’ai pu faire ; j’ai mis tous mes soins à ne rien omettre des
choses parvenues à ma connaissance, et à ne point rebuter par la prolixité les
esprits qui rejettent avec dédain tous les écrits nouveaux. Peut-être cependant
n’est-il aucun moyen de ne pas fatiguer, par un nouvel ouvrage, des gens qui
méprisent même les chefs-d’œuvre anciens sortis des mains des hommes les plus
érudits et les plus éloquents. Ce n’est pas que je ne croie que plusieurs de
ceux qui s’adonnent aux lettres et au repos ne regardent point les choses du
temps présent comme tellement à négliger que tout ce qui se fait soit indigne de
mémoire et doive être passé sous silence ou condamné à l’oubli ; tourmentés du
besoin de l’immortalité, ils aimeraient mieux, je le sais, rapporter, dans des
ouvrages tels quels, les actions illustres des autres hommes que de frustrer la
postérité de la renommée de leur propre nom en s’abstenant d’écrire. Cette
réflexion ne m’a pas déterminé toutefois à abandonner mon entreprise ; certain,
d’une part, que nul ne pourrait raconter avec plus de vérité des faits auxquels
je ne demeurai pas étranger, dont je fus le spectateur, et que je connus, comme
on dit, par le témoignage de mes yeux, je n’ai pas réussi, de l’autre, à savoir
positivement si quelque autre se chargerait ou non de les recueillir. J’ai cru
d’ailleurs qu’il valait mieux courir le risque de transmettre, quoique, pour
ainsi dire, de société avec d’autres auteurs, les mêmes choses à nos neveux, que
de laisser perdre dans les ténèbres de l’oubli la glorieuse mémoire, d’un roi
vraiment grand et supérieur à tous les princes de son siècle, et des actes
éminents que pourraient à peine imiter les hommes des temps modernes. Un autre
motif, qui ne me semble pas déraisonnable, suffirait seul au surplus pour me
décider à composer cet ouvrage ; nourrit par ce monarque du moment où je
commençai d’être admis à sa cour, j’ai vécu avec lui et ses enfants dans une
amitié constante qui m’a imposé envers lui, après sa mort comme pendant sa vie,
tous les liens de la reconnaissance ; on serait donc autorisé à me croire et à
me déclarer bien justement ingrat, si, ne gardant aucun souvenir des bienfaits
accumulés sur moi, je ne disais pas un mot des hautes et magnifiques actions
d’un prince qui s’est acquis tant de droits à ma gratitude ; et si je consentais
que sa vie restât comme s’il n’eut jamais existé, sans un souvenir écrit, et
sans le tribut d’éloges qui lui est dû. Pour remplir dignement et dans tous ses
détails une pareille tâche, la faiblesse d’un talent aussi médiocre, misérable
et complètement nul que le mien, est loin de suffire ; et ce ne serait pas trop
de tous les efforts de l’éloquence de Tullius. Voici cependant, lecteur, cette
histoire de l’homme le plus grand et le plus célèbre ; à l’exception de ses
actions tu n’y trouveras rien que tu puisses admirer, si ce n’est peut-être
l’audace d’un barbare peu exercé dans la langue des Romains, qui a cru pouvoir
écrire en latin, d’un style correct et facile, et s’est laissé entraîner à un
tel orgueil que de ne tenir aucun compte de ce que Cicéron a dit
dans le premier livre des Tusculanes, en parlant des écrivains
latins. On y lit : "Confier à l’écriture ses pensées sans être en état de les
bien disposer ni de les embellir et d’y répandre un charme qui attire le
lecteur, est d’un homme qui abuse à l’excès et de son loisir et des lettres".
Certes, cette sentence d’un si parfait orateur aurait eu le pouvoir de me
détourner d’écrire, si je n’eusse été fermement résolu de m’exposer à la
critique des hommes, et de donner, en composant, une mince opinion de mon
talent, plutôt que de laisser, par ménagement pour mon amour-propre, périr la
mémoire d’un si grand homme.
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VIE DE CHARLEMAGNE
La
famille des Mérovingiens, dans laquelle les Francs avaient coutume de se choisir
des rois, passe pour avoir duré jusqu’à Childéric, déposé, rasé et confiné dans
un monastère par l’ordre du pontife romain Étienne. On peut bien, il est vrai,
la regarder comme n’ayant fini qu’en ce prince ; mais depuis longtemps déjà elle
ne faisait preuve d’aucune vigueur et ne montrait en elle-même rien d’illustre,
si ce n’est le vain titre de roi. Les trésors et les forces du royaume étaient
passés aux mains des préfets du palais, qu’on appelait maires du palais, et à
qui appartenait réellement le souverain pouvoir. Le prince était réduit à se
contenter de porter le nom de roi, d’avoir les cheveux flottants et la barbe
longue, de s’asseoir sur le trône, et de représenter l’image du monarque. Il
donnait audience aux ambassadeurs de quelque lieu qu’ils vinssent, et leur
faisait, à leur départ, comme de sa pleine puissance, les réponses qui lui
étaient enseignées ou plutôt commandées. A l’exception du vain nom de roi et
d’une pension alimentaire mal assurée, et que lui réglait le préfet du palais
selon son bon plaisir, il ne possédait en propre qu’une seule maison de campagne
d’un fort modique revenu, et c’est là qu’il tenait sa cour, composée d’un très
petit nombre de domestiques chargés du service le plus indispensable et soumis à
ses ordres. S’il fallait qu’il allât quelque part, il voyageait monté sur un
chariot traîné par des bœufs et qu’un bouvier conduisait à la manière des
paysans ; c’est ainsi qu’il avait coutume de se rendre au palais et à
l’assemblée générale de la nation qui se réunissait une fois chaque année pour
les besoins du royaume ; c’est encore ainsi qu’il retournait d’ordinaire chez
lui. Mais l’administration de l’État et tout ce qui devait se régler et se faire
au dedans comme au dehors étaient remis aux soins du préfet du palais.
Lors de la déposition de Childéric, Pépin, père du roi Charles, remplissait,
pour ainsi dire, par droit héréditaire, les fonctions de préfet du palais. Et en
effet son père Charles, celui qui purgea la France des tyrans qui partout s’en
arrogeaient l’empire, défit, dans deux grandes batailles, l’une à Poitiers en
Aquitaine, l’autre sur les rives de la Berre, près de Narbonne, les Sarrasins
qui voulaient s’emparer du royaume, les força de se retirer en Espagne, et
occupa glorieusement cette même charge que lui avait laissée son père, nommé
aussi Pépin. Cet office honorable, le peuple était dans l’habitude de ne le
confier qu’à des hommes distingués au-dessus de tous les autres par
l’illustration de leur naissance et la grandeur de leurs richesses. Pendant
quelques années, Pépin [en 741] père du roi Charles, partagea, sous le monarque
qu’on vient de nommer, avec son frère Carloman, cette place que leur aïeul et
leur père leur avaient transmise ; tous deux vécurent dans la plus parfaite
union. Carloman, sans qu’on sache bien par quel motif, mais, à ce qu’il paraît,
enflammé de l’amour de la vie contemplative, abandonna les pénibles soins du
pouvoir temporel [en 747], se rendit à Rome pour y vivre en
repos, y prit l’habit monastique, construisit un couvent sur le mont Soracte
auprès de l’église du bienheureux Silvestre, s’y renferma avec quelques
religieux qui s’étaient joints à lui, et y jouit pendant plusieurs années de la
tranquillité, seul objet de ses vœux. Cependant comme beaucoup de nobles, partis
de la France, se rendaient solennellement à Rome pour s’acquitter de leurs vœux,
et, ne voulant pas manquer de témoigner leurs respects à leur ancien maître,
troublaient par de fréquentes visites la vie paisible dans laquelle se
complaisait Carloman, ils le forcèrent ainsi à changer de demeure. Reconnaissant
en effet que cette foule de gens le détournait du but qu’il se proposait, il
quitta le mont Soracte, se retira dans le Samnium, au monastère de Saint-Benoît,
situé près du Mont-Cassin, et y consacra aux exercices de la vie religieuse les
restes de son existence dans ce monde[1].
Pépin qui, de préfet du palais, avait été fait roi par l’autorité du pontife
romain, mourut à Paris [en 768] d’une hydropisie, après avoir
régné seul plus de quinze ans sur les Francs, et fait, pendant neuf ans de
suite, la guerre en Aquitaine contre Waïfer, duc de ce pays. Il laissait deux
fils, Charles et Carloman, qui, par la volonté divine, succédèrent à sa
couronne. Et en effet, les Francs y réunis en assemblée générale et solennelle,
se donnèrent pour rois ces deux princes, sous la condition préalable qu’ils se
partageraient également le royaume ; que Charles aurait, pour la gouverner, la
portion échue primitivement à leur père Pépin, et Carloman celle qu’avait régie
leur oncle Carloman. Tous deux acceptèrent ces conventions, et chacun reçut la
partie du royaume qui lui revenait d’après le mode de partage arrêté ; l’union
se maintint entre eux quoique avec une grande difficulté ; plusieurs de ceux du
parti de Carloman tentèrent en effet de rompre la concorde, et quelques uns
méditèrent même de précipiter les deux frères dans la guerre ; mais il y eut
dans toute cette affaire plus de méfiance que de danger réel ; l’événement le
prouva, lorsqu’à la mort de Carloman, sa veuve, avec ses enfants et plusieurs
des principaux d’entre les grands attachés à ce prince, s’enfuit en Italie, et
manifestant, quoique sans aucun prétexte, son éloignement pour le frère de son
mari, alla se mettre ainsi que ses enfants sous la protection de Didier, roi des
Lombards. Quant à Carloman, il mourut de maladie [en 771]
après avoir administré pendant deux ans le royaume conjointement avec son frère.
Après la mort de ce prince, Charles fut établi seul roi, du consentement unanime
des Francs. On n’a rien écrit sur sa naissance, sa première enfance et sa
jeunesse ; parmi les gens qui lui survivent, je n’en ai connu aucun qui puisse
se flatter de connaître les détails de ses premières années ; je croirais donc
déplacé d’en rien dire, et laissant de coté ce que j’ignore, je passe au récit
et au développement des actions, des mœurs et des autres parties de la vie de ce
monarque. Cette tâche, je la remplirai de manière à ne rien omettre de
nécessaire ou de bon à savoir, d’abord sur ce qu’il a fait au dedans et au
dehors, ensuite sur ses mœurs et ses travaux, enfin sur son administration
intérieure et sa mort.
De
toutes ses guerres, la première fut celle d’Aquitaine, entreprise, mais non
terminée par son père ; il croyait pouvoir l’achever promptement avec l’aide de
son frère, alors vivant, dont il avait sollicité le concours. Quoique celui-ci,
malgré ses engagements, ne lui fournît aucun secours, Charles exécuta
courageusement l’expédition projetée, et ne voulut ni abandonner ce qu’il avait
commencé, ni prendre de repos qu’il n’eût, par une persévérance soutenue, amené
son entreprise à un résultat complet. Il contraignit en effet à quitter
l’Aquitaine, et à fuir en Gascogne, Hunold , qui, après la mort de Waïfer, avait
tenté de s’emparer de l’Aquitaine, et de renouveler une guerre déjà presque
assoupie. Décidé à ne pas même souffrir Hunold dans cet asile, Charles passe la
Garonne après avoir élevé le fort de Frousac, somme, par des envoyés, Loup, duc
des Gascons, de lui livrer le fugitif, et, s’il ne le remet sur-le-champ, le
menace d’aller le lui demander les armes à la main. Mais Loup, écoutant les
conseils de la prudence, rendit Hunold [en 769], et se soumit
lui-même, ainsi que la province qu’il commandait, à la puissance du vainqueur.
Cette guerre finie, et les affaires d’Aquitaine réglées, Charles, après la mort
du frère avec lequel il partageait le royaume, porta ses armes en Lombardie, sur
les prières et les instantes supplications d’Adrien, évêque de Rome. Son père,
Pépin, à la demande du pape Étienne, avait fait précédemment une pareille
expédition, mais non sans de grandes difficultés ; plusieurs des principaux
d’entre les Francs, dont ce prince était dans l’usage de prendre les conseils,
poussèrent en effet la résistance à ses volontés au point de déclarer hautement
qu’ils l’abandonneraient et retourneraient chez eux. Cette guerre contre le roi
Astolphe eut cependant lieu, et fut promptement terminée. Mais quoique celle
qu’entreprit Charles en Lombardie et celle qu’y soutint son père parussent avoir
une cause semblable, ou plutôt tout à fait la même, les fatigues de la lutte et
les résultats différèrent certainement beaucoup. Pépin [en 755],
après avoir assiégé quelques jours la ville de Pavie, força le roi Astolphe à
donner des otages, à restituer les places et châteaux enlevés aux Romains, et à
s’obliger par serment de ne rien reprendre de ce qu’il avait rendu. Mais Charles
tint Didier assiégé longtemps, et, la guerre une fois commencée [en
773], ne s’en désista qu’après avoir contraint ce roi de se rendre à
discrétion [en 774]. chassé du royaume de son père, et de
l’Italie même, son fils Adalgise, vers qui les Lombards paraissaient tourner
toutes leurs espérances, remis les Romains en possession de tout ce qu’on leur
avait pris, accablé Rotgaud, duc de Frioul, qui machinait de nouvelles révoltes,
subjugué toute l’Italie, et donné son fils Pépin pour roi au pays conquis.
J’aurais pu décrire ici les immenses difficultés que les Francs, à leur entrée
en Italie, trouvèrent à passer les Alpes, et les pénibles travaux qu’il leur
fallut supporter pour franchir ces sommets de monts inaccessibles, ces rocs qui
s’élancent vers le ciel, et ces rudes masses de pierres ; mais mon but, dans cet
ouvrage, est de transmettre à la postérité plutôt la manière de vivre de Charles
que les détails de ses guerres. Celle-ci se termina par la soumission de
l’Italie, l’exil et la captivité perpétuelle de Didier, l’expulsion de son fils
Adalgise hors de l’Italie, et la restitution à Adrien, chef de l’église romaine,
de tout ce qu’avaient envahi sur elle les rois de Lombardie.
Cette affaire finie, la guerre contre les Saxons, qui paraissait comme
suspendue, recommença [en 775]. Aucune ne fut plus longue,
plus cruelle et plus laborieuse pour les Francs. Les Saxons, ainsi que la
plupart des nations de la Germanie, naturellement féroces, adonnés au culte des
faux dieux, et ennemis de notre religion, n’attachaient aucune honte à profaner
ou à violer les lois divines et humaines. Une foule de causes pouvaient troubler
journellement la paix; à l’exception de quelques points où de vastes forêts et
de hautes montagnes séparaient les deux peuples et marquaient d’une manière
certaine les limites de leurs propriétés respectives, nos frontières touchaient
presque partout, dans le pays plat, celles des Saxons ; aussi voyait-on le
meurtre, le pillage et l’incendie se renouveler sans cesse tant d’un côté que de
l’autre. Les Francs en furent si irrités qu’ils résolurent de ne plus se
contenter d’user de représailles, et de déclarer aux Saxons une guerre ouverte.
Une fois commencée, elle dura trente-trois ans sans interruption, se fit des
deux parts avec une grande animosité, mais fut beaucoup plus funeste aux Saxons
qu’aux Francs. Elle eût pu cependant finir plus tôt, si la perfidie des Saxons
l’eût permis. Il serait difficile de dire combien de fois, vaincus et
suppliants, ils s’abandonnèrent aux volontés du roi, promirent d’obéir à ses
ordres, remirent sans retard les otages qu’on leur demandait, et reçurent les
gouverneurs qui leur étaient envoyés. Quelque fois même, entièrement abattus et
domptés, ils consentirent à quitter le culte des faux dieux, et à se soumettre
au joug de la religion chrétienne ; mais autant ils se montraient faciles et
empressés à prendre ces engagements, autant ils étaient prompts à les violer ;
si l’un leur coûtait plus que l’autre, il serait impossible de l’affirmer ; et
en effet, depuis l’instant où les hostilités contre eux commencèrent, à peine se
passa-t-il une seule année sans qu’ils se rendissent coupables de cette
mobilité. Mais leur manque de foi ne put ni vaincre la magnanimité du roi et sa
constante fermeté d’âme dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, ni le
dégoûter de poursuivre l’exécution de ses projets. Jamais il ne souffrit qu’ils
se montrassent impunément déloyaux ; toujours il mena son armée ou l’envoya,
sous la conduite de ses comtes, châtier leur perfidie et les punir comme ils le
méritaient. A la fin, ayant battu et subjugué les plus constants à lui résister,
il fit enlever, avec leurs femmes et leurs enfants, dix mille de ceux qui
habitaient les deux rives de l’Elbe, et les répartit çà et là en mille endroits
séparés de la Gaule et de la Germanie. Cette guerre, qui avait duré tant
d’années, finit alors à la condition prescrite par le roi et acceptée par les
Saxons, savoir que ceux-ci renonceraient au culte des idoles et aux cérémonies
religieuses de leurs pères, embrasseraient le christianisme, recevraient le
baptême, se réuniraient aux Francs, et ne feraient plus avec eux qu’un seul
peuple.
Quoique cette guerre se soit continuée pendant un très longtemps, Charles ne
combattit l’ennemi que deux fois en bataille rangée, d’abord près du mont Osneg,
dans le lieu appelé Theotmel[2],
ensuite sur les bords de la hase, et cela dans un seul mois et à peu de jours
d’intervalle [en 783]. Dans ces deux actions générales, les
Saxons furent tellement défaits et taillés en pièces qu’ils n’osèrent plus ni
provoquer ce prince ni l’attendre et lui résister, à moins qu’ils ne se vissent
protégés par quelque position forte. Comme les Saxons, les Francs perdirent
beaucoup de leurs nobles et plusieurs hommes revêtus des plus hautes et plus
honorables fonctions. Mais enfin cette lutte cessa dans sa trente-troisième
année. Pendant qu’elle durait, de si nombreuses et si grandes guerres furent en
même temps suscitées aux Francs dans diverses parties de la terre, et dirigées
par l’habileté de leur monarque, que les témoins même de ses actions pourraient
justement douter si c’est de sa patience dans les travaux ou de sa fortune qu’on
doit le plus s’étonner ; et en effet, deux ans avant que la guerre se fît en
Italie, celle de Charles contre les Saxons commença ; et quoiqu’elle se
continuât sans interruption, on ne ralentit en rien celles qui avaient lieu en
quelque endroit que ce fût, et on ne cessa nulle part de combattre avec les
mêmes succès. Le roi qui, de tous les princes dont les nations reconnaissaient
alors les lois, était le plus distingué par la prudence et le plus éminent par
la grandeur d’âme, ne se laissait ni détourner par la crainte des fatigus, ni
rebuter par l’horreur des dangers dans aucune des choses qu’il devait
entreprendre ou exécuter ; mais habile à subir et à porter comme il le fallait
chaque événement, jamais il ne se montrait ni abattu par les revers ni ébloui
par les faveurs de la fortune dans les succès.
Pendant qu’il faisait aux Saxons une guerre vive et presque continue, il
répartit des garnisons sur tous les points favorables des frontières du côté de
l’Espagne, attaqua ce royaume à la tête de l’armée la plus considérable qu’il
put réunir franchit les gorges des Pyrénées, força de se rendre à discrétion
toutes les places et les châteaux forts devant lesquels il se présenta, et
ramena les troupes saines et sauves. A son retour cependant, il eut, dans les
Pyrénées mêmes, à souffrir un peu de la perfidie des Gascons. Dans sa marche,
l’armée ce défilait sur une ligne étroite et longue, comme l’y obligeait la
nature d’un terrain resserré. Les Gascons s’embusquèrent sur la crête de la
montagne, qui, par le nombre et l’épaisseur de ses bois, favorisait leurs
artifices ; de là, se précipitent sur la queue des bagages, et sur
l’arrière-garde destinée à protéger ce qui la précédait, ils les rejetèrent dans
le fond de la vallée, tuèrent, après un combat opiniâtre, tous les hommes
jusqu’au dernier, pillèrent les bagages, et, protégés par les ombres de la nuit
qui déjà s’épaississaient, s’éparpillèrent en divers lieux avec une extrême
célérité. Les Gascons avaient pour eux dans cet engagement la légèreté de leurs
armes et l’avantage de la position. La pesanteur des armes et la difficulté du
terrain rendaient au contraire les Francs inférieurs en tout à leurs ennemis.
Eggiard , maître d’hôtel du roi, Anselme, comte du palais,
Roland commandant des frontières de Bretagne et plusieurs autres périrent dans
cette affaire. Tirer vengeance sur-le-champ de cet échec ne se pouvait pas. Le
coup fait, ses auteurs s’étaient tellement dispersés qu’on ne put recueillir
aucun renseignement sur les lieux où on devait les aller chercher.
Les Bretons qui habitent, sur les rives de l’Océan, la partie la plus reculée de
la Gaule occidentale, refusaient de reconnaître les ordres de Charles ; il
envoya contre eux une armée [en 786] qui les fit rentrer dans
le devoir, et les contraignit de donner des otages, et de s’obliger à faire ce
qui leur serait commandé. Lui-même ensuite passa en Italie à la tête de ses
troupes, traversa Rome, s’approcha de Capoue, ville de Campanie, établit là son
camp, et menaça les Bénéventins de la guerre, s’ils ne se soumettaient. Leur duc
Arégise s’empressa de prévenir ce malheur, envoya ses fils Romuald et Grimoald
avec une grande somme d’argent au devant du roi, le fit prier de les accepter
pour otages, promit pour sa nation et pour lui-même une entière obéissance, et
ne demanda d’autre grâce que d’être dispensé de se présenter en personne.
Charles, plus touché du salut des Bénéventins que de l’obstination de leur duc,
accepta les otages qu’offrait celui-ci, et lui accorda comme une immense faveur
la permission de ne pas venir le trouver, se contentant même de retenir comme
otage le cadet des fils du duc, il renvoya l’aîné à son père, chargea des
commissaires d’aller, avec Arégise, exiger et recevoir le serment de fidélité
des Bénéventins, revint à Rome, et, après y avoir consacré quelques jours à
visiter les lieux saints, repassa dans les Gaules.
Ce
prince entreprit ensuite tout à coup et termina promptement la guerre de Bavière
[en 787]. Elle eut pour cause l’insolence et la lâche
perfidie de Tassilon, duc de ce pays, poussé par sa femme, fille du roi Didier,
qui espérait venger la chute de son père à l’aide de son mari. Celui-ci s’unit
aux Huns, voisins des Bavarois du côté de l’Orient, et osa non seulement secouer
le joug, mais provoquer le roi. La grande âme de Charles ne pouvait supporter un
tel excès d’arrogance ; rassemblant des troupes de toutes parts, il marche en
personne contre la Bavière, arrive à la tête d’une armée considérable sur le
Lech qui sépare les Bavarois des Allemands, pose son camp sur les bords de ce
fleuve, et, avant d’entrer dans le pays, envoie des députés au duc pour essayer
de le ramener au devoir. Tassilon, reconnaissant qu’il ne serait utile ni à lui
ni aux siens de persister dans la révolte, se rend en suppliant auprès du roi,
donne les otages qui lui sont demandés, entre autres son fils Théodon, et
s’engage sous la foi du serment à ne jamais prêter l’oreille à quiconque
voudrait lui persuader de se soustraire à la puissance et à la protection de
Charles. Ainsi finit rapidement cette guerre qui paraissait devoir être très
grave [en 788]. Dans la suite cependant, Tassilon, appelé
près du roi, n’eut pas la permission de retourner en Bavière ; et tout le pays
qu’il occupait ne fut plus gouverné par un duc, mais régi par des comtes.
Cette révolte comprimée, Charles porta ses armes contre les Esclavons, que nous
nommons d’ordinaire Wiltzes, mais qui s’appellent proprement Wélétabes[3].
Divers peuples, d’après l’ordre qu’ils en avaient reçu, suivaient les enseignes
du roi. De ce nombre étaient les Saxons, et, quoiqu’on ne pût compter de leur
part que sur une obéissance feinte et sans dévouement, ils servaient comme
auxiliaires. Cette guerre avait pour motif les incursions dont les Esclavons ne
cessaient de fatiguer les Obotrites[4],
alliés des Francs, et auxquelles toutes les représentations de Charles n’avaient
pu mettre un terme. Un bras de mer d’une longueur inconnue[5],
mais dont la largeur, qui nulle part n’excède cent mille pas, est, dans beaucoup
d’endroits, plus resserrée, s’étend de l’Océan occidental vers l’orient.
Plusieurs nations habitent ses bords ; les Danois et les Suèves, que nous
appelons Normands, occupent le rivage septentrional et toutes les îles ; sur la
rive méridionale sont les Esclavons, les Aïstes et d’autres peuples. Les plus
importants de ceux-ci étaient les Wélétabes, auxquels le roi faisait la guerre.
Cependant une seule campagne, dans laquelle ce prince commandait en personne,
suffit pour les écraser et les soumettre si complètement, que dans la suite ils
n’osèrent plus faire la moindre résistance à ses ordres.
A
cette expédition succéda la plus terrible de toutes les guerres que fit Charles,
si l’on excepte celle des Saxons; ce fut la guerre contre les Avares ou Huns
[en 791]. Il y mit plus d’acharnement et y déploya de plus
grandes forces que dans les autres. Il ne fit toutefois en personne qu’une seule
campagne dans la Pannonie, pays qu’occupait alors cette nation, et se reposa sur
son fils Pépin, les commandants des provinces, ses comtes et ses lieutenants, du
reste de la guerre ; quoique soutenue par tous ceux-ci avec un très grand
courage, elle ne fut terminée qu’au bout de huit ans [en 797].
La Pannonie vide d’habitants, et la résidence royale du Chagan[6]
tellement dévastée qu’il n’y restait pas trace de demeure humaine, attestent
combien il y eut de combats donnés et de sang répandu. Les Huns perdirent toute
leur noblesse, virent périr toute leur gloire, et furent dépouillés de tout leur
argent, ainsi que des trésors qu’ils avaient amassés depuis longues années. De
mémoire d’homme, les Francs n’ont fait aucune guerre dont ils aient rapporté un
butin plus abondant et de plus grandes richesses. Jusqu’à cette époque on aurait
pu les regarder comme pauvres ; mais alors ils trouvèrent, dans le palais du roi
des Huns, tant d’or et d’argent, et rapportèrent des combats tant de précieuses
dépouilles, qu’on est fondé à croire que les Francs enlevèrent justement aux
Huns ce que ceux-ci avaient précédemment ravi injustement aux autres nations.
Les Francs ne perdirent au surplus dans cette guerre que deux des grands de leur
nation ; l’un Herric, duc de Frioul, qui, en Dalmatie, tomba près de Tarsacoz,
ville maritime, dans des embûches dressées par les assiégés; l’autre Gérold,
gouverneur de Bavière, qui au moment où, dans la Pannonie, il rangeait son armée
en bataille pour combattre les Huns, fut tué, on ne sait par qui, avec deux
guerriers qui l’accompagnaient, pendant qu’à cheval il exhortait chacun à bien
faire. Du reste, cette guerre qui traîna en longueur à cause de son étendue,
coûta peu de sang aux Francs, et se termina heureusement pour eux. Après qu’elle
fut achevée, la guerre contre les Saxons eut aussi un résultat proportionné à sa
longue durée.
Deux autres guerres, l’une contre les Bohémiens, l’autre contre les peuples du
Lunebourg, eurent ensuite lieu, furent conduites par Charles, le plus jeune des
fils du roi, et finirent promptement.
Une dernière fut entreprise contre les Normands [en 808],
qu’on appelle Danois, qui, se bornant d’abord à la piraterie, vinrent ensuite
avec une nombreuse flotte ravager les côtes de la Gaule et de la Germanie. Leur
roi Godefroi se laissait tellement enfler par d’orgueilleuses espérances, qu’il
se promettait l’empire de la Germanie toute entière. La Frise et la Saxe, il les
regardait comme des provinces à lui appartenantes. Les Obotrites ses voisins,
déjà il les avait soumis et rendus tributaires ; il se vantait même qu’il
arriverait bientôt avec de nombreuses forces jusqu’à à Aix-la-Chapelle où le roi
tenait sa cour. Bien loin de n’ajouter aucune foi à ses menaces, tout arrogantes
qu’elles étaient, on croyait généralement qu’il aurait hasardé quelque
entreprise de cette sorte, s’il n’eût été prévenu par une mort prématurée. En
effet, un de ses propres soldats l’assassina, et mit ainsi fin à sa vie et aux
hostilités qu’il avait commencées.
Telles sont les guerres que Charles, le plus puissant des monarques, soutint en
divers lieux de la terre avec autant d’habileté que de bonheur, pendant les
quarante-sept ans que dura son règne. Le royaume des Francs, tel que le lui
transmit Pépin son père, était déjà sans doute étendu et fort ; mais il le
doubla presque, tant il l’agrandit par ses nobles conquêtes. Ce royaume, en
effet, ne comprenait avant lui que la partie de la Gaule située entre le Rhin,
la Loire, l’Océan et la mer Baléare, la portion de la Germanie habitée par les
Francs, bornée par la Saxe, le Danube, le Rhin et la Sale, qui sépare les
Thuringiens des Sorabes, le pays des Allemands et la Bavière. Charles y ajouta,
par ses guerres mémorables, d’abord l’Aquitaine, la Gascogne, la chaîne entière
des Pyrénées, et toutes les contrées jusqu’à l’Ebre qui prend sa source dans la
Navarre, arrose les plaines les plus fertiles de l’Espagne, et se jette dans la
mer Baléare sous les murs de Tortose ; ensuite toute la partie de l’Italie, qui
de la vallée d’Aoste jusqu’à la Calabre inférieure, frontière des Grecs et des
Bénéventins, s’étend sur une longueur de plus d’un million de pas; en outre la
Saxe, portion considérable de la Germanie, et qui, regardée comme double en
largeur de la partie de cette contrée qu’habitent les Francs, est réputée égale
en longueur ; de plus, les deux Pannonies, la Dacie située sur la rive opposée
du Danube, l’Istrie, la Croatie et la Dalmatie, à l’exception des villes
maritimes, dont il voulut bien abandonner la possession à l’empereur de
Constantinople, par suite de l’alliance et de l’amitié qui les unissaient ;
enfin toutes les nations barbares et farouches, qui occupent la partie de la
Germanie comprise entre le Rhin, la Vistule, le Danube et l’Océan ; quoique
parlant à peu près une même langue, elles différent beaucoup par leurs mœurs et
leurs usages. Il les dompta si complètement qu’il les rendit tributaires. Les
principales sont les Wélétabes, les Sorabes, les Obotrites et les Bohémiens. Ce
fut avec celles-là qu’il en vint aux mains ; mais il accepta la soumission des
autres, dont le nombre est plus grand.
Il
sut accroître aussi la gloire de son règne en se conciliant l’amitié de
plusieurs rois et de divers peuples. Il s’attacha par des liens si forts
Alphonse, roi de Galice et des Asturies, que celui-ci, lorsqu’il écrivait à
Charles ou lui envoyait des ambassadeurs, ne voulait jamais s’intituler que son
fidèle. Sa munificence façonna tellement à ses volontés les rois des Écossais
qu’ils ne l’appelaient pas autrement que leur seigneur, et se disaient ses
sujets et ses serviteurs. On a encore de leurs lettres, où ils lui témoignent en
ces termes tolite leur affection. Haroun, prince des Perses et maître de presque
tout l’Orient, à l’exception de l’Inde, lui fut uni d’une si parfaite amitié
qu’il préférait sa bienveillance à elle de tous les rois et potentats de
l’univers, et le regardait comme seul digne qu’il l’honorât par des marques de
déférence et des présents. Aussi quand les envoyés que Charles avait chargés de
porter des offrandes au Saint sépulcre du Seigneur et Sauveur du monde, et aux
lieux témoins de sa résurrection [en 800], se présentèrent
devant Haroun et lui firent connaître les désirs de leur maître, le prince des
Perses ne se contenta pas d’acquiescer à la demande du roi, mais il lui accorda
la propriété des lieux, berceau sacré de notre salut, et voulut qu’ils fussent
soumis à sa puissance. Lorsque ensuite ces députés revinrent, Haroun les fit
accompagner d’ambassadeurs qui apportèrent à Charles, outre des habits, des
parfums, et d’autres riches produits de l’Orient, les plus magnifiques
présents ; c’est ainsi que peu d’années auparavant, à la prière du roi, Haroun
lui avait envoyé le seul éléphant qu’il eût alors. Les empereurs de
Constantinople, Nicéphore, Michel, et Léon sollicitèrent aussi de leur propre
mouvement son alliance et son amitié ; le titre d’empereur qu’il avait pris les
inquiétait, et leur faisait redouter qu’il ne voulût leur enlever l’empire ;
mais il conclut avec eux un ferme traité, tellement qu’il ne resta entre eux et
lui aucun motif de division. La puissance des Francs était toujours en effet un
objet de crainte pour les Romains et les Grecs, et de là vient ce proverbe grec
qui subsiste encore : Ayez le Franc pour ami et non pour
voisin.
Quoique ardent à agrandir ses États, en soumettant à ses lois les nations
étrangères, et quoique tout entier à l’exécution de ce vaste projet, Charles ne
laissa pas de commencer et même de terminer en divers lieux beaucoup de travaux
pour l’éclat et la commodité de son royaume. Les plus remarquables furent, sans
aucun doute, la basilique construite avec un art admirable, en l’honneur de la
mère de Dieu, à Aix-la-Chapelle, et le pont de Mayence sur le Rhin. Il était
long de cinq cents pas, car telle est la largeur du fleuve en cet endroit. Mais
ce bel ouvrage périt un an avant la mort de Charles, un incendie le consuma ; le
roi pensait à le rétablir, et à employer la pierre au lieu du bois; mais la mort
qui vint le surprendre l’en empêcha. Ce prince commença deux palais d’un beau
travail ; l’un non loin de Mayence, près de la maison de campagne nommée
Ingelheim ; l’autre à Nimègue sur le Wibal, qui coule le long de l’île des
Bataves au midi. Mais il donna surtout ses soins à faire reconstruire, dans
toute l’étendue de son royaume, les églises tombées en ruines par vétusté; les
prêtres et les moines qui les desservaient eurent ordre de les rebâtir, et des
commissaires furent envoyés par le roi pour veiller à l’exécution de ses
commandements. Voulant réunir une flotte pour combattre les Normands, il fit
fabriquer des vaisseaux sur tous les fleuves de la Gaule et de la Germanie qui
se jettent dans l’Océan septentrional ; et comme les Normands dévastaient dans
leurs courses continuelles les côtes de ces deux contrées , il plaça, dans tous
les ports et les embouchures de fleuves propres à recevoir des navires, quelques
bâtiments en station, et coupa. ainsi le chemin à l’ennemi. Les mêmes
précautions, il les employa sur toute la côte de la province Narbonnaise, de la
Septimanie et de l’Italie jusqu’à Rome, contre les Maures, qui tout récemment
avaient tenté d’exercer leurs pirateries dans ces parages. Grâces à ces mesures,
tant que ce monarque vécut, on n’eut à souffrir aucun dommage grave, en Italie
de la part des Maures, dans la Gaule et la Germanie, de celle des Normands ; les
premiers cependant prirent par trahison, et ruinèrent Civita-Vecchia, ville
d’Étrurie ; et les seconds ravagèrent dans la Frise quelques îles contiguës aux
côtes de la Germanie.
Tel se montra Charles dans tout ce qui intéressait la défense, l’agrandissement
et l’éclat de son royaume. Je vais dire maintenant quelles qualités
distinguaient sa grande âme, raconter combien il déploya de constance dans tous
les événements, soit heureux, soit funestes, et donner le détail de sa vie
intérieure et domestique.
Quand, après la mort de son père, il eut partagé le royaume avec son frère, il
supporta la jalousie et l’inimitié cachée de celui-ci avec une telle patience
que c’était pour tous un sujet d’étonnement qu’il ne laissât paraître aucun
ressentiment. Après avoir ensuite, à la sollicitation de sa mère, épousé la
fille de Didier, roi des Lombards[7],
il la répudia, on ne sait pour quel motif, au bout d’un an, et s’unit à
Hildegarde, femme d’une des plus nobles familles de la nation des Suèves. Elle
lui donna trois fils, Charles, Pépin et Louis, et autant de filles, Rotrude ,
Berthe et Gisèle[8]
; il eut encore trois autres filles , Thédrade, Hildrude et Rothaïde, deux de
Fastrade, sa troisième femme, qui appartenait à la nation des Francs orientaux,
c’est-à-dire des Germains ; et l’autre, la troisième, d’une concubine dont le
nom m’échappe pour le moment[9].
Ayant perdu Fastrade, il épousa Luitgarde, Allemande de naissance, dont il n’eut
pas d’enfants. Après la mort de cette dernière, il eut quatre concubines :
Mathalgarde, qui lui donna une fille nommée Rothilde ; Gersuinthe, saxonne, de
qui lui naquit une autre fille, Adelrude ; Régina, qui mit au jour Drogon et
Hugues ; et Adalinde , dont lui vint Théodoric. Sa mère Bertrade vieilli auprès
de lui comblée d’honneurs ; il lui témoignait en effet le plus grand respect, et
jamais il ne s’éleva entre eux le moindre nuage, si ce n’est une seule fois à
l’occasion du divorce de Charles avec la fille de Didier que Bertrade lui avait
fait épouser. Cette princesse suivit de près Hildegarde au tombeau, après avoir
vu trois petits-fils et autant de petites-filles dans la maison de son fils.
Celui-ci la fit enterrer avec les plus grands honneurs dans la basilique de
Saint-Denis, où reposait déjà Pépin, son père. Charles n’avait qu’une sœur
nommée Gisèle, vouée dès sa plus tendre enfance à la vie monastique, et qu’il
aima et vénéra toujours autant que sa mère. Elle mourut quelques années avant
lui dans le monastère où elle avait pris l’habit religieux.
Le
roi voulut que ses enfants, tant fils que filles, fussent initiés aux études
libérales que lui-même cultivait. Dès que l’âge des garçons le permit, il les
fit exercer, suivant l’usage des Francs, à l’équitation, au maniement des armes
et à la chasse. Quant aux filles, pour qu’elles ne croupissent pas dans
l’oisiveté, il ordonna qu’on les habituât au fuseau, à la quenouille et aux
ouvrages de laine, et qu’on les formant à tout ce qu’il y a d’honnête. De tous
ses enfants, il ne perdit avant sa mort que deux fils et une fille, Charles,
l’aîné des garçons, Pépin, roi d’Italie, et Rotrude, la plus âgée des filles,
promise en mariage à Constantin , empereur des Grecs. Pépin laissa un fils nommé
Bernard, et cinq filles, Adélaïde, Atula, Gondrade , Berthe et Théodora. Le roi
leur donna une preuve éclatante de sa tendresse en permettant que son petit-fils
succédât au royaume de son père, et que ses petites-filles fussent élevées avec
ses propres filles. Ce prince supporta la perte de ses fils et de sa fille avec
moins de courage qu’on ne devait l’attendre de la fermeté d’âme qui le
distinguait ; et sa tendresse de cœur qui n’était pas moins grande, lui fit
verser des torrents de larmes. A la nouvelle de la mort du pape Adrien, son ami
le plus dévoué, on le vit pleurer aussi, comme s’il eût perdu un frère ou le
plus cher de ses enfants. Tout fait pour les liens de l’amitié, il les formait
avec facilité, les conservait avec constance, et soignait religieusement tous
les gens auxquels l’unissaient des liens de cette nature. Il apportait une telle
surveillance à l’éducation de ses fils et de ses filles, que quand il n était
pas hors de son royaume, jamais il ne mangeait ou ne voyageait sans les avoir
avec lui ; les garçons l’accompagnaient à cheval, les filles suivaient par
derrière, et une troupe nombreuse de soldats choisis, destinés à ce service,
veillaient à leur sûreté. Elles étaient fort belles, et il les aimait avec
passion ; aussi s’étonne-t-on qu’il n’ait jamais voulu en marier une seule, soit
à quelqu’un des siens, soit à quelque étranger ; il les garda toutes chez lui et
avec lui jusqu’à sa mort, disant qu’il ne pouvait se priver de leur société.
Quoique heureux en toute autre chose, il éprouva dans ses filles la malignité de
la mauvaise fortune ; mais il dissimula ce chagrin, et se conduisit comme si
jamais elles n’eussent fait naître de soupçons injurieux, et qu’aucun bruit ne
s’en fût répandu.
Il
avait eu d’une de ses concubines un fils nommé Pépin, beau de visage, mais
bossu, dont je n’ai pas fait mention en parlant de ses autres enfants. Dans le
temps de la guerre contre les Huns, et pendant un hiver que le roi passait en
Bavière, ce jeune homme feignit une maladie, s’unit à quelques grands d’entre
les Francs qui l’avaient séduit du vain espoir de le mettre sur le trône, et
conspira contre son père [en 793]. Après la découverte du
crime et la condamnation des coupables, Pépin fut rasé, sollicita et obtint la
permission d’embrasser la vie monastique dans le couvent de Pruim[10].
Une autre et plus violente conjuration se forma contre Charles en Germanie ;
quelques-uns de ceux qui la tramèrent eurent les yeux crevés ; les autres
conservèrent leurs membres, et tous furent exilés et déportés ; mais aucun ne
perdit la vie, à l’exception de trois qui, pour n’être pas arrêtés, tirèrent
l’épée, se défendirent, massacrèrent quelques soldats, et se firent tuer plutôt
que de se rendre. Au surplus, la cruauté de la reine Fastrade est regardée comme
la seule cause qui donna naissance à ces deux complots ; et si, dans ces deux
circonstances, on en voulut à la vie du roi, c’est parce que, se prêtant à la
méchanceté de sa femme, il avait paru inhumainement oublier sa douceur
accoutumée et la bonté de sa nature.
Du
reste, pendant toute sa vie, il sut si bien se concilier l’amour et la
bienveillance de tous, tant au dedans qu’au dehors, que nul ne put jamais lui
reprocher le plus petit acte d’une injuste rigueur. Il aimait les étrangers et
mettait tous ses soins à les bien accueillir ; aussi accoururent-ils en si grand
nombre qu’on les regardait avec raison comme une charge trop dispendieuse et
pour le palais et pour le royaume même. Quant au roi, l’élévation de son âme lui
faisait regarder ce fardeau comme léger ; la gêne fâcheuse qu’il en éprouvait,
il la trouvait plus que payée parles louanges prodiguées à sa magnificence et
l’éclat répandu sur son nom.
Charles était gros, robuste et d’une taille élevée, mais bien proportionnée, et
qui n’excédait pas en hauteur sept fois la longueur de son pied. Il avait le
sommet de la tête rond, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, les cheveux
beaux, la physionomie ouverte et gaie ; qu’il fût assis ou debout, toute sa
personne commandait le respect et respirait la dignité ; bien qu’il eût le cou
gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses
membres cachait ces défauts ; il marchait d’un pas ferme ; tous les mouvements
de son corps présentaient quelque chose de mâle ; sa voix, quoique perçante,
paraissait trop grêle pour son corps. Il jouit d’une santé constamment bonne
jusqu’aux quatre dernières années qui précédèrent sa mort ; il fut alors
fréquemment tourmenté de la fièvre, et finit même par boiter d’un pied. Dans ce
temps de souffrance il se conduisait plutôt d’après ses idées que par le conseil
des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux pour lui avoir interdit les
viandes rôties dont il se nourrissait d’ordinaire, et prescrit des aliments
bouillis. Il s’adonnait assidûment aux exercices du chevalet de la chasse ;
c’était chez lui une passion de famille, car à peine trouverait-on dans toute la
terre une nation qui pût égaler les Francs. Il aimait beaucoup encore les bains
d’eaux naturellement chaudes, et s’exerçait fréquemment à nager, en quoi il
était si habile que nul ne l’y surpassait. Par suite de ce goût il bâtit à
Aix-la-Chapelle un palais qu’il habita constamment les dernières années de sa
vie et jusqu’à sa mort ; ce n’était pas au reste seulement ses fils, mais
souvent aussi les grands de sa cour, ses amis et les soldats chargés de sa garde
personnelle qu’il invitait à partager avec lui le divertissement du bain ; aussi
vit-on quelquefois jusqu’à cent personnes et plus le prendre tous ensemble.
Le
costume ordinaire du roi était celui de ses pères, l’habit des Francs ; il avait
sur la peau une chemise et des haut-de-chausses de toile de lin ; par-dessus
étaient une tunique serrée avec une ceinture de soie et des chaussettes ; des
bandelettes entouraient ses jambes, des sandales renfermaient ses pieds, et
l’hiver un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et les
épaules contre le froid. Toujours il était couvert de la saye des Wénètes et
portait une épée dont la poignée et le baudrier étaient d’or ou d’argent ;
quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n’était jamais que
les jours de très grandes fêtes, ou quand il donnait audience aux ambassadeurs
des autres nations. Les habits étrangers, quelque riches qu’ils fussent, il les
méprisait et ne souffrait pas qu’on l’en revêtit. Deux fois seulement, dans les
séjours qu’il fit à Rome, d’abord à la prière du pape Adrien, ensuite sur les
instances de Léon, successeur de ce pontife, il consentit à prendre la longue
tunique, la chlamyde et la chaussure romaine. Dans les grandes solennités, il se
montrait avec un justaucorps brodé d’or, des sandales ornées de pierres
précieuses, une saye retenue par une agrafe d’or, et un diadème tout brillant
d’or et de pierreries, mais le reste du temps ses vêtements différaient peu de
ceux des gens du commun.
Sobre dans le boire et le manger, il l’était plus encore dans le boire ;
haïssant l’ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l’avait surtout en
horreur pour lui et les siens. Quant à la nourriture, il ne pouvait s’en
abstenir autant, et se plaignait souvent que le jeûne l’incommodait. Très
rarement donnait-il de grands repas ; s’il le faisait, ce n’était qu’aux
principales fêtes ; mais alors il réunissait un grand nombre de personnes. A son
repas de tous les jours on ne servait jamais que quatre plats outre le rôti que
les chasseurs apportaient sur la broche, et dont il mangeait plus volontiers que
de tout autre mets. Pendant ce repas il se faisait réciter ou dire, et de
préférence, les histoires et les chroniques des temps passés. Les ouvrages de
saint Augustin, et particulièrement celui qui a pour titre de la Cité de Dieu,
lui plaisaient aussi beaucoup. Il était tellement réservé dans l’usage du vin et
de toute espèce de boisson qu’il ne buvait guerre que trois fois dans tout son
repas ; en été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits,
buvait un coup, quittait ses vêtements et sa chaussure comme il le faisait le
soir pour se coucher, et reposait deux ou trois heures. Le sommeil de la nuit,
il l’interrompait quatre ou cinq fois, non seulement en se réveillant, mais en
se levant tout à fait. Quand il se chaussait et s’habillait, non seulement il
recevait ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelque
procès sur lequel on ne pouvait prononcer sans son ordre, il faisait entrer
aussitôt les parties, prenait connaissance de l’affaire, et rendait sa sentence
comme s’il eût siégé sur un tribunal ; et ce n’était pas les procès seulement,
mais tout ce qu’il avait à faire dans le jour, et les ordres à donner à ses
ministres que ce prince expédiait ainsi dans ce moment.
Doué d’une éloquence abondante et forte, il s’exprimait avec une grande netteté
sur toute espèce de sujets. Ne se bornant pas à sa langue paternelle, il donna
beaucoup de soins à l’étude des langues étrangères, et apprit si bien le latin
qu’il s’en servait comme de sa propre langue ; quant au grec, il le comprenait
mieux qu’il ne le parlait. La fécondité de sa conversation était telle au
surplus qu’il paraissait aimer trop à causer. Passionné pour les arts libéraux,
il respectait les hommes qui s’y distinguaient et les comblait d’honneurs. Le
diacre Pierre, vieillard, natif de Pise, lui apprit la grammaire ; dans les
autres sciences il eut pour maître Albin, surnommé Alcuin, diacre breton, Saxon
d’origine, l’homme le plus savant de son temps ; ce fut sous sa direction que
Charles consacra beaucoup de temps et de travail à l’étude de la rhétorique, de
la dialectique et surtout de l’astronomie, apprenant l’art de calculer la marche
des astres et suivent leur cours avec une attention scrupuleuse et une étonnante
sagacité ; il essaya même d’écrire, et avait habituellement sous le chevet de
son lit des tablettes et des exemples pour s’exercer à former des lettres quand
il se trouvait quelques instants libres ; mais il réussit peu dans cette étude
commencée trop tard et à un âge peu convenable,
Élevé dès sa plus tendre enfance dans la religion chrétienne, ce monarque
l’honora toujours avec une exemplaire et sainte piété. Poussé par sa dévotion il
bâtit à Aix-la-Chapelle une basilique d’une grande beauté, l’enrichit d’or,
d’argent, et de magnifiques candélabres, l’orna de portes et de grilles de
bronze massif, et fit venir pour sa construction, de Ravenne et de Rome, les
colonnes et les marbres qu’il ne pouvait tirer d’aucun autre endroit. Il s’y
rendait exactement, pour les prières publiques, le matin et le soir, et y allait
même aux offices de la nuit et à l’heure du saint sacrifice, tant que sa santé
le lui permettait ; veillant avec attention à ce que les cérémonies s’y fissent
avec une grande décence, il recommandait sans cesse aux gardiens de ne pas
souffrir qu’on y apportât ou qu’on y laissait rien de malpropre ou d’indigne de
la sainteté du lieu. Les vases sacrés d’or et d’argent et les ornements
sacerdotaux dont il fit don à cette église étaient en si grande abondance dite,
lorsqu’on célébrait les saints mystères, les portiers, qui sont les clercs du
dernier rang, n’avaient pas besoin de se servir de leurs propres habits. Ce
prince mit le plus grand soin à réformer la manière de réciter et de chanter les
psaumes ; lui-même était fort habile à l’un et à l’autre, quoiqu’il ne récitât
jamais en public et ne chantât qu’à voix basse et avec le gros des fidèles.
Toujours porté à soutenir les pauvres, et prodigue de ces dons gratuits que les
Grecs appellent ίλιημοσνιη[11],
il ne bornait pas ses charités à son pays et à ses seuls États ; mais au-delà
des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à
Carthage, partout où il savait des Chrétiens dans la misère, il compatissait à
leur détresse, et leur envoyait sans cesse de l’argent. S’il recherchait
l’amitié des princes d’outre-mer, c’était surtout pour procurer des secours et
du soulagement aux Chrétiens qui vivaient sous leur domination. Entre tous les
lieux saints et respectables, il vénérait spécialement l’église de l’apôtre
saint Pierre à Rome ; aussi lui fit-il des dons en or, en argent, et même en
pierreries, pour de grandes sommes d’argent, et envoya-t-il aux papes des
présents d’une immense valeur. Aussi encore, dans tout son règne, ne se
glorifiait-il de rien tant que d’avoir rendu, par ses travaux et ses soins, à la
ville de Rome son antique pouvoir, d’avoir protégé, défendu et comblé même de
plus de richesses et de dons précieux qu’aucune autre église la basilique de
Saint-Pierre ; et cependant , malgré toute la dévotion qu’il professait pour
elle, il ne put y aller faire ses prières et acquitter ses vœux que quatre fois
dans tout le cours des quarante-sept ans, qu’il occupa le trône.
Le
désir de remplir ce pieux devoir ne fut pas le seul motif du dernier voyage que
Charles fit à Rome. Le pape Léon, que les Romains accablèrent de mauvais
traitements, et auquel ils arrachèrent les yeux et coupèrent la langue, se vit
contraint de recourir à la protection du roi. Ce prince vint donc pour faire
cesser le trouble, et remettre l’ordre dans l’État de l’Église [en
800]. Dans ce but, il passa l’hiver à Rome, et y reçut à cette époque le
nom d’Empereur et d’Auguste. Il était d’abord si loin de désirer cette dignité,
qu’à assurait que, quoique le jour où on la lui conféra fût une des principales
fêtes de l’année, il ne serait pas entré dans l’église, s’il eût pu soupçonner
le projet du souverain pontife. Les empereurs grecs virent avec indignation que
Charles eût accepté un tel titre ; lui n’opposa qu’une admirable patience à leur
mécontentement, leur envoya de fréquentes ambassades, les appela ses frères dans
ses lettres, et triompha de leur humeur par cette grandeur d’âme qui l’élevait
sans contredit de beaucoup au dessus d’eux.
Les Francs sont régis, dans une foule de lieux, par deux lois très différentes[12].
Charles s’était aperçu de ce qui y manquait. Après donc que le titre d’empereur
lui eut été donné, il s’occupa d’ajouter à ces lois, de les faire accorder dans
les points où elles différaient, de corriger leurs vices et leurs funestes
extensions. Il ne fit cependant, à cet égard, qu’augmenter ces lois d’un petit
nombre de capitulaires qui demeurèrent imparfaits. Mais toutes les nations
soumises à son pouvoir n’avaient point eu jusqu’alors de lois écrites : il
ordonna d’écrire leurs coutumes, et de les consigner sur des registres ; il en
fit de même pour les poèmes barbares et très anciens qui chantaient les actions
et les guerres des anciens rois, et de cette manière les conserva à la
postérité. Une grammaire de la langue nationale fut aussi commencée par ses
soins. Les mois avaient eu jusqu’à lui, chez les Francs, des noms moitié latins
et moitié barbares ; Charles leur en donna de nationaux. Précédemment encore à
peine pouvait-on désigner quatre vents par des mots différents ; il en distingua
douze qui avaient chacun son nom propre. C’est ainsi qu’il appela janvier
wintermanoht, février hormune, mars lenzinmanoht, avril
ostermanoht, mai winnemanoht, juin prahmanoht, juillet
hewimanoht, août aranmanoht, septembre wintumanoht, octobre
windummemanoht, novembre herbistmanoht, décembre helmanoht[13].
Quant aux vents, il nomma celui d’est ostroniwint, l’eurus ostsundroni,
le vent de sud-est sundostroni, celui du midi sundroni, l’auster
africain sundwestroni, l’africain westsundroni, le zéphire
westroni, le vent de nord-ouest westnordroni, la bise
nordwestroni, le vent de nord nordroni, l’aquilon nordostroni,
et le Vulturne ostnordroni.
Vers la fin de sa vie, et quand déjà la vieillesse et la maladie l’accablaient
[en 813], Charles appela près de lui son fils Louis, roi
d’Aquitaine, le seul des enfants mâles qu’il avait eus d’Hildegarde qui fût
encore vivant. Ayant en même temps réuni, de toutes les parties du royaume des
Francs, les hommes les plus considérables dans une assemblée solennelle, il
s’associa, du consentement de tous, ce jeune prince, l’établit héritier de tout
le royaume et du titre impérial, et, lui mettant le diadème sur la tête, il
ordonna qu’on eût à le nommer empereur et auguste. Ce parti fut applaudi de tous
ceux qui étaient présents, parut inspiré d’en haut pour l’avantage de l’État,
rehaussa la majesté de Charles, et frappa de terreur les nations étrangères.
Ayant ensuite envoyé son fils en Aquitaine, le roi, suivant sa coutume, et
quoique épuisé de vieillesse, alla chasser, dans les environs de son palais
d’Aix. Après avoir employé la fin de l’automne à cet exercice, il revint à
Aix-la-Chapelle au commencement de novembre pour y passer l’hiver. Au mois de
janvier [en 814], une fièvre violente le saisit, et il
s’alita. Dès ce moment, comme il le faisait toujours quand il avait la fièvre,
il s’abstint de toute nourriture, persuadé que la diète triompherait de la
maladie, ou tout au moins l’adoucirait ; mais à la fièvre se joignit une douleur
de côté que les Grecs appellent pleurésie. Le roi, continuant toujours de ne
rien manger, et ne se soutenant qu’à l’aide d’une boisson prise encore en petite
quantité, mourut, après avoir reçu la communion, le septième jour depuis qu’il
gardait le lit, le 28 janvier, à la troisième heure du jour, dans la
soixante-douzième année de sa vie et la quarante-septième de son règne.
Son corps lavé et paré solennellement, suivant l’usage, fut porté et inhumé dans
l’église, au milieu des pleurs et du deuil de tout le peuple. On balança d’abord
sur le choix du lieu où on déposerait les restes de ce prince qui, de son
vivant, n’avait rien prescrit à cet égard ; mais enfin on pensa généralement
qu’on ne pouvait l’enterrer plus honorablement que dans la basilique que
lui-même avait construite dans la ville, et à ses propres frais, en l’honneur de
la sainte et immortelle Vierge, mère de Dieu, comme un gage de son amour pour
Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ses obsèques eurent lieu le jour même qu’il mourut.
Sur son tombeau, on éleva une arcade dorée, sur laquelle on mit son image et son
épitaphe. Celle-ci porte : Sous cette pierre, gît le corps de Charles, grand
et orthodoxe empereur, qui agrandit noblement le royaume des Francs, régna
heureusement, quarante-sept ans, et mourut septuagénaire le 5 des calendes de
février, la huit cent quatorzième année de l’incarnation du Seigneur, à la
septième indiction.
Plusieurs prodiges se firent remarquer aux approches de la fin du roi, et
parurent non seulement aux autres, mais à lui-même, le menacer personnellement.
Pendant les trois dernières années de sa vie il y eut de fréquentes éclipses de
soleil et de lune ; on vit durant sept jours une tache noire dans le soleil ; la
galerie que Charles avait bâtie à grands frais pour joindre la basilique au
palais s’écroula tout à coup jusque dans ses fondements le jour de l’ascension
de Notre-Seigneur. Le pont de bois que ce prince avait jeté sur le Rhin à
Mayence, ouvrage admirable, fruit de dix ans d’un immense travail, et qui
semblait devoir durer éternellement, fut de même consumé soudainement et en
trois heures de temps par les flammes, et, à l’exception de ce que couvraient
les eaux, il n’en resta pas un seul soliveau. Lors de sa dernière expédition
dans la Saxe contre Godefroi, roi des Danois [en 810],
Charles étant un jour sorti de son camp avant le lever du soleil et commentant à
se mettre en marche, il vit lui-même une immense lumière tomber tout à coup du
ciel, et, par un temps serein, fendre l’air de droite à gauche ; pendant que
tout le monde admirait ce prodige et cherchait ce qu’il présageait, le cheval
que montait l’empereur tomba la tête en avant et le jeta si violemment à terre
qu’il eut l’agrafe de sa saye arrachée ainsi que le ceinturon de son épée rompu,
et que, débarrassé de ses armes par les gens de sa suite qui s’empressèrent
d’accourir, il ne put se relever sans appui ; le javelot qu’il tenait alors par
hasard à la main fut emporté si loin qu’on le trouva tombé à plus de vingt
pieds. Le palais d’Aix éprouva de plus de fréquentes secousses du tremblement de
terre, et dans les bâtiments qu’occupait le roi on entendit craquer les
plafonds. Le feu du ciel tomba sur la basilique, où dans la suite ce prince fut
enterré, et la boule dorée qui décorait le faîte du toit, frappée de la foudre,
fut brisée et jetée sur la maison de l’évêque contiguë a l’église. Dans cette
même basilique, sur le bord de la corniche qui régnait autour de la partie
inférieure de l’édifice entre les arcades du haut et celles du bas, était une
inscription de couleur rougeâtre indiquant l’auteur de ce monument ; dans la
dernière ligne se lisaient les mots Charles Prince ; quelques personnes
remarquèrent que l’année où mourut ce monarque et peu de mois avant son décès,
les lettres qui formaient le mot Prince étaient tellement effacées qu’à
peine pouvait-on les distinguer. Quant à lui il ne témoigna nulle crainte de ces
avertissements d’en haut, ou les méprisa comme s’ils ne regardaient en aucune
manière sa destinée.
Il
avait résolu de faire un testament pour régler ce qu’il voulait laisser à ses
filles et aux enfants nés de ses concubines ; mais il ne put achever cet acte
commencé trop tard. Trois ans avant sa mort, il régla le partage de ses trésors,
de son argent, de sa garde-robe et du reste de son mobilier en présence de ses
familiers et de ses ministres, et requit leur témoignage, afin qu’après sa mort
la répartition de tous les objets, faite par lui et revêtue de leur approbation,
fût maintenue. Il consigna ses dernières volontés sur les choses qu’il entendait
partager ainsi dans un écrit sommaire dont voici l’esprit et le texte littéral :
"Au nom de Dieu tout-puissant, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ici
commencent la description et la distribution réglées par le très glorieux et
très pieux seigneur Charles, empereur auguste, des trésors et de l’argent
trouvés ce jour dans sa chambre, l’année huit cent onzième depuis l’incarnation
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la quarante-troisième du règne de ce prince sur
la France, la trente-sixième de son règne sur l’Italie, la onzième de l’Empire,
indiction quatrième. Les voici telles qu’après une sage et mûre délibération il
les arrêta et les fit avec l’approbation du Seigneur. En ceci, il a voulu
principalement pourvoir d’abord à ce que la répartition des aumônes que les
Chrétiens ont l’habitude de faire solennellement sur leurs biens, eût lieu pour
lui, et de son argent, avec ordre et justice ; ensuite à ce que ses héritiers
pussent connaître clairement et sans aucune ambiguïté ce qui doit appartenir à
chacun d’eux, et se mettre en possession de leurs parts respectives sans
discussion ni procès. Dans cette intention et ce but, il a divisé d’abord en
trois parts tous les meubles et objets, soit or, argent, pierres précieuses et
ornements royaux, qui, comme il a été dit, se trouveront ce jour dans sa
chambre. Subdivisant ensuite ces parts, il en a séparé deux en vingt-et-un lots,
et a réservé la troisième dans son intégrité. Des deux premières parts, il a
composé vingt-et-un lots, afin que chacune des vingt-et-une villes qui, dans son
royaume, sont reconnues comme métropoles, reçoive à titre d’aumône, par les
mains de ses héritiers et amis, un de ces lots. L’archevêque qui régira alors
une église métropolitaine, devra, quand il aura touché le lot appartenant à son
église, le partager avec ses suffragants de telle manière que le tiers demeure à
son église, et que les deux autres tiers se divisent entre ses suffragants. De
ces lots formés des deux premières parts, et qui sont au nombre de vingt-et-un,
compte les villes reconnues métropoles, chacun est sépare des autres, et
renfermé à part dans une armoire, avec le nom de la ville à laquelle il doit
être porté. Les noms des métropoles auxquelles ces aumônes ou largesses doivent
être faites, sont Rome, Ravenne, Milan, Fréjus, Gratz, Cologne, Mayence,
Juvavum, aujourd’hui Salzbourg, Trèves, Sens, Besançon, Lyon,
Rouen, Reims, Arles, Vienne, Moustier dans la Tarentaise, Embrun, Bordeaux,
Tours et Bourges. Quant à la part qu’il a décidé de conserver dans son
intégrité, son intention est que, les deux autres étant divisées en lots, ainsi
qu’il a été dit, et enfermées sous scellé, cette troisième serve aux besoins
journaliers, et demeure comme une chose que les liens d’aucun voeu n’ont
soustraite à la possession du propriétaire, et cela tant que celui-ci restera en
vie, ou jugera l’usage de cette part nécessaire pour lui; mais après sa mort ou
son renoncement volontaire aux biens du siècle , cette part sera subdivisée en
quatre portions : la première se joindra aux vingt et un lots dont il a été
parlé ci-dessus ;la seconde appartiendra aux fils et filles du testateur et aux
fils et filles de ses fils, pour être partagée entre eux raisonnablement et avec
équité : la troisième se distribuera aux pauvres, suivant l’usage des
Chrétiens ; la quatrième se répartira de la même manière, et à titre d’aumône,
entre les serviteurs et les servantes du palais, pour servir à assurer leur
existence. A la troisième part du total entier, qui, comme les deux autres,
consiste en or et argent, on joindra tous les objets d’airain, de fer et
d’autres métaux, les vases, ustensiles, armes, vêtements, tous les meubles, soit
précieux, soit de vil prix, servant à divers usages, comme rideaux, couvertures,
tapis, draps grossiers, cuirs, selles, et tout ce qui, au jour de la mort du
testateur, se trouvera dans son appartement et son vestiaire, et cela pour que
les subdivisions de cette part soient plus considérables, et qu’un plus grand
nombre de personnes puisse participer aux aumônes. Quant à sa chapelle,
c’est-à-dire tout ce qui sert aux cérémonies ecclésiastiques, il a réglé que,
tant ce qu’il a fait fabriquer ou amassé lui-même que ce qui lui est revenu de
l’héritage paternel, demeure dans son entier, et ne soit pas partagé. S’il se
trouvait cependant des vases, livres, ou autres ornements qui bien évidemment
n’eussent point été donnés par lui à cette chapelle, celui qui les voudra pourra
les acheter et les garder, en en payant le pris d’une juste estimation. Il en
sera de même des livres dont il a réuni un grand nombre dans sa bibliothèque :
ceux qui les désireront pourront les acquérir à un prix équitable, et le produit
se distribuera aux pauvres. Parmi ses trésors et son argent, il y a trois tables
de ce dernier métal et une d’or fort grande et d’un poids considérable. L’une
des premières, qui est carrée, et sur laquelle est figurée la description de la
ville de Constantinople, on la portera, comme l’a voulu et prescrit le
testateur, à la basilique du bienheureux apôtre Pierre à Rome, avec les autres
présents qui lui sont assignés ; l’autre, de forme ronde, et représentant la
ville de Rome, sera remise à l’évêque de l’église de Ravenne ; la troisième,
bien supérieure aux autres par la beauté du travail et la grandeur du poids,
entourée de trois cercles, et où le monde entier est figuré en petit et avec
soin, viendra, ainsi que la table d’or qu’on a dit être la quatrième, en
augmentation de la troisième part à répartir tant entre ses héritiers qu’en
aumônes."
Cet acte et ces dispositions, l’empereur les fit et les régla en présence des
évêques, abbés et comtes qu’il put réunir alors autour de lui, et dont les noms
suivent : Évêques : Hildebald, Richulf, Arne, Wolfer, Bernoin, Laidrade, Jean,
Théodulf, Jessé, Hetton, Waldgand. Abbés : Friedgis, Audoin, Angilbert, Irmine.
Comtes : Wala, Meginhaire, Othulf, Étienne, Unroch, Burchard, Méginhard, Hatton,
Richwin, Eddon, Erchangaire, Gérold, Béra, Hildigern, Roculf. Toutes ces
volontés, Louis, fils de Charles, qui lui succéda par l’ordre de la divine
Providence, et vit cet écrit, apporta le soin le plus religieux à les exécuter,
aussi promptement qu’il fut possible, après la mort de son père.
[1] Il mourut à Vienne
dans la Gaule, en 751.
[2]
Dethmold, dans l’évêché d’Osnabrück.
[3] Ils habitaient dans le Brandebourg et la Poméranie.
[4] Ils occupaient le Merklenbourg.
[5] La mer Baltique.
[6] Titre du roi des Avares.
[7] Désirée, aussi nommée par les historiens Désidérate on
Hermengarde.
[8] Charles naquit en 772, Rotrude en 773, Berthe en 775,
Carloman, qui prit ensuite le nom de Pépin, en 776, Louis en 778, et
Gisèle en 781. La reine Hildegarde avait donné à Charlemagne trois
autres enfants, dont deux, Lothaire et Adélaïde, moururent avant leur
mère, et la troisième, nommée aussi Hildegarde, ne lui survécut que
quarante jours.
[9] Himiltrude, selon quelques auteurs.
[10]
Dans le diocèse de Trêves.
[11] Aumône.
[12]
Éginhard veut parler sans doute des lois salique et ripuaire.
[13] Wintermonath, mois d’hiver ;
hornung, mois de boue, selon Adebing ; lenzmonath, mois
du printemps, ostermonath, mois de Pâques ;
winnemonath ou plutôt minnemonath, mois d’amour ;
prahmonath, dont j’ignore l’étymologie ; heumonath,
mois des foins, arndtmonath, mois des moissons ;
windmonath, mois des vents ; windemmonath, mois des
vendanges ; herbstmonath, mois d’automne ; helmona
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