Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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La vie des hommes illustres

Vie de Numa

 

I.

Il y a également une vive contestation au sujet de l’époque où vécut le roi Numa, quoique la généalogie de sa famille remonte assez exactement jusqu’à lui. Cependant un certain Clodius, dans sa Correction des temps, c’est le titre de son livre, assure que les anciens registres périrent durant le sac de la ville par les Gaulois, et que ceux qu’on montre aujourd’hui sont des pièces fabriquées par des complaisants de certains personnages, qui voulaient à toute force remonter aux premières familles et aux plus illustres maisons, sans y avoir aucun titre. On a dit que Numa avait été l’ami de Pythagore ; mais, suivant d’autres, il n’aurait eu aucune connaissance des lettres grecques, la nature l’ayant fait apte et porté de lui-même à la vertu, ou bien il fallait attribuer son éducation royale à quelque étranger supérieur à ce philosophe. D’autres prétendent que Pythagore a vécu beaucoup plus tard et qu’il est postérieur de près de cinq générations à l’époque de Numa. D’après eux, Pythagore de Sparte, vainqueur du stade à Olympie, à la seizième olympiade, dont la troisième année est celle de l’élection de Numa, fit un voyage en Italie, lia commerce avec ce prince et l’aida à régler son royaume. De là le mélange des nombreuses institutions lacédémoniennes avec celles de Rome, sous l’influence de Pythagore. Toutefois, Numa était Sabin d’origine, et les Sabins prétendent descendre d’une colonie de Lacédémoniens. D’autre part il est difficile de faire le calcul exact des temps, surtout si l’on veut les mettre en concordance avec les rôles des Olympioniques, dont la rédaction, entreprise, dit-on, assez tard par Hippias d’Élis, ne s’appuie sur aucun document qui mérite confiance. Nous allons cependant raconter ce que nous avons recueilli sur Numa, qui soit digne de mémoire, en commençant du point où il convient.

II.

Il y avait trente-sept ans que Rome était bâtie et que Romulus régnait, lorsque le septième jour du mois, jour qu’on appelle maintenant Nones caprotines, Romulus alla offrir hors de la ville un sacrifice public, près du marais de la Chèvre : là se trouvait le sénat et presque tout le peuple. Tout à coup il se fait dans l’air un mouvement extraordinaire : une nuée épaisse et ténébreuse fond sur la terre, accompagnée de vent et d’ouragan : la foule épouvantée prend la fuite et se disperse : Romulus disparaît et l’on ne retrouve pas même son cadavre. De violents soupçons s’élèvent contre les patriciens : le bruit courut, à leur sujet, parmi le peuple, que las depuis longtemps d’obéir à un roi, et désireux de concentrer en eux toute l’autorité, ils l’avaient mis à mort. Il est vrai que Romulus semblait les traiter avec trop de dureté et de despotisme. Mais ils apaisèrent ces bruits en décernant à Romulus les honneurs divins, et en affirmant qu’il n’était point mort, mais entré dans une vie meilleure. Proculus, homme considéré, jura qu’il avait vu Romulus monter au ciel avec ses armes et qu’il l’avait entendu ordonner qu’on l’appelât Quirinus. La mort de Romulus en créant la nécessité de pourvoir à la vacance du trône par le choix d’un successeur, fut bientôt dans la ville une source de troubles et de séditions. Les nouveaux citoyens ne s’étaient pas encore bien incorporés avec les anciens ; le peuple était violemment agité ; et les patriciens eux-mêmes, divisés de sentiments, se suspectaient les uns les autres. En s’accordant tous sur la nécessité d’avoir un roi, ils étaient partagés et sur celui qu’il fallait élire, et sur celle des deux nations où ils le prendraient. Ceux qui, attachés les premiers à Romulus, avaient bâti Rome avec lui, trouvaient injuste que les Sabins, qu’ils avaient admis au partage de leur ville et de leur territoire, voulussent dominer sur eux qui les y avaient appelés. Les Sabins, de leur côté, donnaient des raisons plausibles : ils disaient qu’après la mort de Tatius leur roi, loin de se soulever contre Romulus, ils l’avaient laissé paisiblement régner seul ; que lorsqu’ils avaient été reçus dans Rome, ils n’étaient pas inférieurs aux Ro-mains ; qu’en s’unissant avec eux, ils avaient accru considérablement leurs forces, et les avaient élevés à la dignité et à la puissance de cité. Voilà ce qui les divisait. Mais de peur que la dissension, en suspendant l’exercice de tout pouvoir, n’amenât le désordre et l’anarchie dans la ville, les patriciens, qui étaient au nombre de cent cinquante, convinrent que chacun d’eux porterait à son tour les marques de la dignité royale, ferait aux dieux les sacrifices d’usage, et rendrait la justice six heures du jour et six heures de la nuit. Cette division de temps parut la plus avantageuse pour les deux partis : pour les sénateurs, par l’égalité qu’elle mettait entre eux ; et pour le peuple, qui par ce changement d’autorité, voyant le même homme être dans le même jour et dans la même nuit simple citoyen et roi, n’aurait plus aucun prétexte de jalousie contre les patriciens. Les Romains donnent le nom d’interrègne à cette forme de gouvernement.

III.

Mais, malgré la modération et la popularité avec laquelle ils exerçaient leur puissance, ils se virent bientôt en butte aux soupçons et aux murmures du peuple, qui se plaignit qu’ils changeaient la royauté en oligarchie, et que, résolus à ne pas élire de roi, ils concentraient dans leur corps l’autorité souveraine. Enfin, les deux factions convinrent que l’une d’elles nommerait le roi, et qu’il serait pris dans l’autre. Ce moyen leur parut le plus propre à faire cesser leurs divisions, et à inspirer au roi qui serait élu une affection égale pour les deux partis : il aimerait l’un, parce qu’il lui devrait la couronne ; et il serait porté d’inclination pour l’autre, parce qu’il serait de sa nation. Les Sabins cédèrent l’élection aux Romains, qui, de leur côté, aimèrent mieux nommer un Sabin, que d’avoir pour roi un Romain que les Sabins auraient élu : après avoir délibéré entre eux, ils nommèrent Numa Pompilius, qui n’était pas de ces Sabins qui vinrent s’établir les premiers à Rome, mais que sa vertu avait rendu si célèbre, qu’on eut à peine entendu son nom, que les Sabins le reçurent avec plus de satisfaction que ceux même qui l’avaient nommé. On déclara ce choix au peuple ; et on envoya les principaux de chaque parti en ambassade vers Numa, pour le prier de venir prendre possession de la royauté. Numa était de Cures, ville capitale des Sabins, d’où les Romains, après leur réunion avec ce peuple, prirent le nom de Quirites. Il était le plus jeune des quatre fils de Pomponius, et jouissait d’une grande réputation. Par une disposition singulière des dieux, il était né le même jour que Rome avait été fondée par Romulus, le 11 des calendes de mai. Porté par un heureux naturel à toutes les vertus, il s’y était encore formé par l’instruction, par la patience, et par la pratique de la philosophie. Il avait purifié son âme, non seulement de toutes les passions honteuses, mais même de celles qui sont estimées chez les Barbares, telles que la violence et la cupidité. Il croyait que la véritable force consiste à soumettre ses désirs au joug de la raison. D’après ces principes, il avait banni de sa maison tout luxe et toute magnificence. Il était, pour les citoyens et pour les étrangers qui le consultaient, un juge et un arbitre incorruptible. Il consacrait son loisir, non à rechercher les voluptés ou à amasser des richesses, mais à honorer les dieux, à s’élever par la raison à la connaissance de leur nature et de leur puissance ; et par là il s’était acquis tant de réputation et tant de gloire, que Tatius, celui qui régnait à Rome avec Romulus, le choisit pour son gendre, et lui donna en mariage sa fille unique Tatia. Cette alliance, loin de lui enfler le coeur, ne le porta pas même à aller vivre auprès de ce prince. Il resta toujours à Cures pour soigner la vieillesse de son père ; et Tatia elle-même préféra la vie obscure et paisible de son mari, aux honneurs dont elle aurait pu jouir à Rome dans la maison paternelle : elle mourut après treize ans de mariage.

IV.

Alors Numa, abandonnant le séjour de la ville, alla, par goût, habiter la campagne, où il vivait seul, se promenant dans les bois et les prairies consacrées aux dieux, dans les lieux les plus solitaires. Ce fut cet amour de la retraite qui fit courir le bruit que ce n’était ni la mélancolie, ni la douleur, qui portait Numa à fuir le commerce des hommes ; qu’il avait trouvé une société plus auguste, celle d’une déesse qui l’avait jugé digne de son alliance ; que la nymphe Égérie ayant conçu pour lui une vive passion, lui avait donné sa main, et lui faisait mener la vie la plus heureuse, en éclairant son esprit par la connaissance des choses divines. Ce récit, comme il est aisé de le voir, ressemble fort à ces anciennes fables que quelques peuples ont reçues de leurs pères, et qui sont arrivées jusqu’à nous ; telles sont celles des Phrygiens au sujet d’Attys, des Rithyniens sur Hérodotus, des Arcadiens sur Endymion, et sur beaucoup d’autres qui ont passé pour des hommes heureux, pour des amis de déesses. À la vérité, il est naturel de croire que Dieu, qui aime non les chevaux ou les oiseaux, mais les hommes, se communique volontiers à ceux qui excellent en vertu, et ne dédaigne pas de converser avec un homme religieux et saint : mais qu’un être divin s’unisse à une substance mortelle, qu’il soit épris de sa beauté, c’est ce qu’il est impossible de croire. Ce qu’on peut le plus raisonnablement admettre, c’est que les dieux ont de l’amitié pour les hommes ; que de cette amitié naît en eux le sentiment qu’on appelle amour, et qui de leur part n’est qu’un soin plus particulier de former les moeurs de ceux qu’ils affectionnent, et de les rendre vertueux. C’est ainsi qu’on peut justifier ce que les poètes racontent de l’amour d’Apollon pour Phorbas, pour Hyacinthe, pour Admète, et surtout pour Hippolyte de Sicyone, qui n’allait jamais par mer de cette ville à Cirrha, que la Pythie, saisie de l’esprit du dieu, qui sentait l’approche de ce jeune homme et se réjouissait de son retour, ne prononçât ce vers héroïque :

« Hippolyte revient ; il traverse la mer. »

On dit aussi que Pan aima Pindare et ses poésies ; que les dieux firent rendre des honneurs à Hésiode et à Archiloque après leur mort, parce qu’ils avaient été chers aux Muses ; qu’Esculape alla loger chez Sophocle, du vivant de ce poète, et qu’il subsiste encore au-jourd’hui des preuves de cette visite : on ajoute qu’après sa mort un autre dieu lui procura une sépulture honorable. Si nous croyons que les immortels ont ainsi honoré ces poètes, pourrions-nous sans injustice refuser de croire qu’ils aient fait le même honneur à Zaleucus, à Minos, à Zoroastre, à Numa et à Lycurgue, qui tous ont gouverné de grands empires ou fondé des républiques ? N’est-il pas plus vraisemblable que ces divinités ont conversé familièrement avec ces grands hommes, pour leur inspirer les entreprises glorieuses qu’ils ont exécutées ; et que s’il est vrai qu’elles se soient jamais communiquées à des poètes et à des joueurs de lyre, elles ne l’ont fait que par simple plaisir ? Au reste, si quelqu’un est d’un sentiment différent, je lui dirai avec Bacchylide :

« Le chemin est ouvert. »

Car je ne suis pas éloigné de croire ce que certains auteurs ont dit, que Lycurgue, Numa et plusieurs autres personnages célèbres ayant à conduire des peuples rustiques, difficiles à manier, et voulant leur faire adopter de grands changements, avaient supposé cette communication avec les dieux, pour le bien même de ceux à qui ils la faisaient croire.

V.

Numa était dans sa quarantième année, lorsque les ambassadeurs romains vinrent le prier d’accepter la couronne. Proculus et Vélésus portèrent la parole : ils avaient eu l’un et l’autre de grandes prétentions au trône : Proculus était porté par les Romains, et Vélésus par les Sabins. Leur discours ne fut point long ; ils ne doutaient pas que Numa ne regardât comme un grand bonheur la nouvelle qu’ils lui apportaient. Mais ce ne fut pas une chose aisée que de l’y faire consentir ; et il fallut même employer la prière pour ébranler un homme qui avait toujours vécu dans la paix et dans le repos, pour le persuader de prendre le gouvernement d’une ville qui était née et s’était accrue au milieu des armes. Il répondit, en présence de son père et de Marcius, un des ses parents : « Tout changement dans la vie humaine est un péril ; mais à celui qui a le nécessaire et qui ne peut se plaindre du présent, c’est pure folie de modifier et de changer ses habitudes ; biens qui, à défaut d’autres avantages, sont du moins plus sûrs que l’incertain. Or l’incertain n’est pas le fait de la royauté : témoin le sort de Romulus : flétri par le soupçon d’avoir fait tuer Tatius, son collègue, il a fait peser, à son tour, sur le sénat, la flétrissure de l’avoir lui-même assassiné. Et cependant les sénateurs célèbrent Romulus comme un fils des dieux ; ils disent qu’une divinité l’a nourri dans son enfance et couvert d’une protection surnaturelle. Pour moi, je suis de race mortelle, j’ai été élevé et nourri par des hommes que vous connaissez. Ce qu’on loue dans ma conduite est l’inverse de ce qu’il faut à un homme qui doit régner ; c’est le calme, les longues heures consacrées à l’étude et aux loisirs, un amour profond et inné de la paix et des travaux étrangers à la guerre, les assemblées où l’on s’occupe à honorer les dieux et à se faire bon visage, puis, quand on se sépare, la culture des champs et le soin des troupeaux. Mais à vous, Romains, Romulus vous a laissé, malgré vous peut-être, des guerres nombreuses, et la ville a besoin, pour résister, d’un roi bouillant et dans la force de l’âge. Ce peuple est accoutumé aux armes et son ardeur développée par le succès ; personne n’ignore qu’il ne veut que s’agrandir et commander aux autres. Je serais donc un objet de risée, si l’on me voyait servir les dieux, honorer la justice, inspirer la haine de la violence et de la guerre, dans une cité qui a plutôt besoin d’un chef d’armée que d’un roi. »

VI.

À ces raisons, alléguées par Numa pour refuser la royauté, les Romains opposent les plus vives instances : ils les supplient de ne pas les replonger dans de nouveaux troubles et dans la guerre civile, étant le seul qui agréât aux deux partis. Quand ils se sont retirés, le père de Numa et Marcius font en particulier tous leurs efforts auprès de lui, pour le décider à accepter ce grand et divin présent : « Si ta fortune suffit à tes désirs, si tu n’ambitionnes pas la gloire attachée au commandement et à l’autorité, parce que tu en as une supérieure dans ta vertu, considère du moins que régner c’est servir dieu. C’est Dieu qui t’appelle et qui ne veut pas laisser inutile et désoeuvrée la justice qui brille en toi. Ne fuis donc point, ne refuse point le pouvoir, qui est pour un homme sage un champ de grandes et nobles actions. C’est là qu’on peut honorer magnifiquement les dieux et faire pénétrer la piété au coeur des hommes par l’influence efficace et prompte du souverain. Les Romains ont aimé Tatius, un prince étranger, et ils ont consacré par des honneurs divins la mémoire de Romulus. Qui sait si ce peuple vainqueur ne va pas être pris du dégoût de la guerre, et si, rassasié de triomphes et de dépouilles, il ne désirera pas un chef doux, ami de la justice, des lois et de la paix ? Mais en le supposant toujours passionnément épris, toujours fou de la guerre, ne vaudrait-il pas mieux détourner ailleurs cette ardeur impétueuse, en prenant en main les rênes, et unir la patrie et tout le peuple sabin d’un lien de bienveillance et d’amitié avec une ville florissante et redoutée ? » À ces observations s’ajoutèrent, dit-on, des présages favorables et l’empressement affectueux des concitoyens de Numa, qui, en apprenant l’arrivée des députés, le supplièrent de partir et d’accepter une royauté destinée à resserrer l’union intime des deux peuples.

VII.

Dès qu’il eut donné son consentement, il fit un sacrifice aux dieux, et partit pour Rome. Le sénat et le peuple, brûlant du désir de le voir, sortirent à sa rencontre. Les femmes le reçurent avec les plus vives acclamations ; on fit des sacrifices dans tous les temples ; et la ville entière témoigna autant de joie que si elle eût reçu, non pas un roi, mais un nouveau royaume. Lorsqu’on fut arrivé à la place publique, Spurius Vettius, qui ce jour-là remplissait les six heures d’interrègne, fit procéder à l’élection. Numa réunit tous les suffrages ; et on lui apporta les marques de la dignité royale. Mais, avant que de les recevoir, il dit qu’il fallait d’abord s’assurer du consentement des dieux ; et prenant avec lui des prêtres et des devins, il monta au Capitole, que les Romains appelaient alors la roche Tarpéienne. Là, le premier des augures, lui couvrant le visage d’un voile, le tourna vers le midi ; et, se tenant derrière Numa, il lui étendit sa main droite sur la tête, fit une prière, et porta sa vue de tous les côtés, pour observer ce que les dieux feraient connaître par le vol des oiseaux ou par d’autres signes. Pendant ce temps-là, un silence profond régnait dans la place, malgré la grande affluence de citoyens qui y était réunie. Tous les esprits étaient suspendus dans l’attente de ce qui allait arriver, jusqu’à ce qu’enfin il parut des oiseaux de bon augure qui confirmèrent l’élection. Alors Numa prit la robe royale, et descendit de la citadelle pour se rendre au milieu du peuple, qui le reçut avec les plus grandes acclamations, et l’appelait l’homme le plus saint et le plus chéri des dieux.

Il avait à peine pris possession du royaume, qu’il commença par casser la compagnie des trois cents gardes que Romulus avait toujours auprès de sa personne, et qu’il appelait célères, c’est-à-dire vites à la course. Numa ne voulait ni paraître se défier de ceux qui se fiaient à lui, ni régner sur des hommes qui n’auraient pas eu pour leur roi une entière confiance. En second lieu, aux deux prêtres de Jupiter et de Mars, il en ajouta un troisième pour Romulus, et l’appela flamine Quirinal. Les anciens prêtres avaient déjà le nom de flamines, à cause des bonnets qu’ils portaient, et que les Grecs appellent pilamines ; les mots grecs étaient alors beaucoup plus communs dans la langue latine qu’ils ne le sont aujourd’hui. Les manteaux que les rois portaient, et qu’ils appelaient lenas, sont, suivant Juba, les mêmes que ceux qu’on nomme en Grèce clenas. Le jeune homme qui sert dans le temple de Jupiter, et dont le père et la mère sont vivants, est appelé Camillus, nom que quelques peuples grecs donnent à Mercure, à cause des fonctions qu’il exerce auprès des dieux.

VIII.

Après avoir terminé ces réformes, qu’il avait faites dans la vue de s’attirer la bienveillance et les bonnes grâces du peuple, il s’occupa, sans perdre un instant, des moyens d’adoucir les moeurs des citoyens, comme on amollit le fer en le trempant. À leurs inclinations dures et guerrières il voulut substituer des affections justes et douces. Rome était alors dans cet état d’effervescence dont parle Platon : née, pour ainsi dire, de l’audace et de la témérité des hommes les plus hardis et les plus belliqueux qui s’y étaient rassemblés de toutes parts ; nourrie dans des expéditions et dans des guerres continuelles, elle avait consolidé sa puissance par les dangers mêmes, comme les bois qu’on enfonce dans la terre s’affermissent par les coups qu’on leur donne. Numa, sentant combien il était difficile d’adoucir et de porter à la paix ce peuple fier et guerrier, appela la religion à son secours. Des fêtes, des sacrifices et des danses qu’il ordonnait, qu’il conduisait lui-même, et dont il tempérait la gravité par l’attrait du plaisir, lui servirent à apprivoiser, à amollir peu à peu ces courages bouillants qui ne respiraient que la guerre. Quelquefois même il leur présentait, de la part des dieux, des motifs de frayeur ; il leur annonçait des visions étranges, des voix menaçantes qu’il avait entendues ; et par là il vint à bout de les soumettre entièrement et de les plier sous l’empire de la religion.

C’est surtout cette sagesse si éclairée qui l’a fait passer pour disciple de Pythagore. En effet, le culte divin et la pratique habituelle des exercices religieux étaient les premières bases du gouvernement de Numa, comme ils l’étaient de la doctrine du philosophe de Samos : ce fut encore, dit-on, dans les mêmes vues que lui qu’il affecta au dehors de l’ostentation et du faste. Pythagore avait apprivoisé un aigle qu’il faisait venir par le moyen de certaines paroles, et qui volait au-dessus de sa tête. Aux jeux olympiques, il montra sa cuisse en pleine assemblée, et la fit paraître d’or. On rapporte de lui beaucoup d’autres choses qui passaient pour des prodiges, et qui ont fait dire à Timon le Phliasien :

« Ce Pythagore, adroit et subtil enchanteur,

Cachant sa vanité sous un dehors trompeur,

Par ses graves discours, son séduisant langage,

Des crédules esprits captive le suffrage. »

À l’égard de Numa, l’artifice dont il fit usage consistait dans cet amour prétendu d’une déesse ou d’une nymphe des montagnes, dont on a déjà parlé. Il supposa aussi qu’il avait des entretiens fréquents avec les Muses ; il attribuait à ces divinités la plupart de ses révélations ; et il prescrivit aux Romains des honneurs particuliers pour une d’entre elles, qu’il appelait Tacita, ou Silencieuse : ce qui semble avoir eu pour motif de recommander et d’honorer le silence, que Pythagore imposait à ses disciples. Ses ordonnances sur les statues des dieux ont le plus grand rapport avec les dogmes de ce philosophe, qui croyait que le premier être n’est ni passible, ni susceptible de sensations ; mais invisible, exempt de toute corruption et purement intelligible. Numa défendit de même aux Romains d’attribuer à Dieu aucune forme d’homme ni de bête ; et il n’y avait parmi eux, ni statue, ni image de la Divinité. Pendant les cent soixante-dix premières années, ils ne placèrent, dans les temples et dans les chapelles qu’ils bâtissaient, aucune figure de Dieu ; ils regardaient comme une impiété de représenter par des choses méprisables ce qu’il y a de plus parfait, et croyaient qu’on ne peut atteindre à Dieu autrement que par la pensée. Ses sacrifices ressemblaient aussi beaucoup au culte que Pythagore observait ; il n’en faisait jamais de sanglants : et la plupart étaient composés de farine, de libations et d’autres choses très simples. Outre ces premières preuves, ceux qui veulent que ces deux personnages aient eu de grands rapports ensemble se fondent sur d’autres témoignages plus éloignés. Ils disent d’abord que les Romains donnèrent le droit de bourgeoisie à ce philosophe ; et ils s’autorisent du poète comique Épicharme, qui le rapporte dans un ouvrage adressé à Anténor. Ce poète est très ancien, et avait été disciple de Pythagore. Une seconde preuve, c’est que de quatre fils qu’eut Numa, il en nomma un Mamercus, qui était le nom du fils de Pythagore. C’est de ce fils de Numa que descend la famille des Émiliens, une des plus nobles d’entre les patriciennes. Ce prince avait donne d’abord à son fils le nom d’Émilius, pour désigner la douceur et la grâce de son langage . Enfin, moi-même, pendant que j’étais à Rome, j’ai entendu dire à plusieurs Romains que leurs ancêtres, d’après un oracle qui leur ordonnait de dresser deux statues, l’une au plus sage, l’autre au plus vaillant des Grecs, en érigèrent d’airain à Pythagore et à Alcibiade. Au reste, cette opinion est très douteuse ; et ce serait un entêtement puéril que de s’arrêter plus longtemps à l’établir ou à la réfuter.

IX.

On attribue encore à Numa la fondation du principal collège des prêtres qu’on appelle pontifes ; il fut lui-même, dit-on, le premier de ces prêtres. Il leur donna le nom de pontifes, parce que, selon les uns, ils servent les dieux tout puissants, maîtres de toutes choses, et que le mot puissant s’exprime en latin par potens. D’autres veulent que ce nom soit pris de l’expression conditionnelle, s’il est possible ; en ce que le législateur ne prescrivait aux prêtres que les sacrifices qu’il leur était possible de faire, et ne les rendait pas responsables des obstacles légitimes qui les en empêchaient. La plupart des auteurs préfèrent une étymologie que je trouve ridicule. Le nom de pontifes, disent-ils, vient tout simplement des sacrifices que ces prêtres font sur les ponts, et qui sont les plus anciens comme les plus saints de tous. Ils le dérivent donc du mot pons, qui, en latin, signifie pont. Ils ajoutent que le soin d’entretenir et de réparer les ponts n’est pas moins du ministère de ces prêtres, que leurs cérémonies les plus immuables et leurs sacrifices les plus solennels. C’est même chez eux un point de religion de croire qu’on ne peut, sans se rendre coupable d’un sacrilège, rompre leur pont de bois, qui fut fait, à ce qu’on prétend, sans aucune ferrure, et lié seulement avec des coins de bois, comme un oracle l’avait ordonné. Le pont de pierre, qu’on voit aujourd’hui à la place, n’a été construit que longtemps après, sous la questure d’Émilius. On dit même que le pont de bois est postérieur à Numa, et qu’il ne fut bâti que sous Ancus Marcius, petit-fils de ce prince. Le souverain pontife remplit les fonctions d’interprète et de devin, ou plutôt d’hiérophante : non seulement il préside à tous les sacrifices publics, mais encore il veille à ceux qui se font en particulier ; il prend garde qu’on n’y transgresse les cérémonies prescrites, et il enseigne ce que chacun doit faire pour honorer ou apaiser les dieux.

Il a aussi l’inspection sur les vierges sacrées qu’on appelle vestales. C’est à Numa qu’on rapporte leur institution, ainsi que la consécration du feu sacré qu’elles entretiennent, 1’établissemeut du culte et de toutes les cérémonies qu’elles observent. Ce prince confia ces fonctions aux vestales, soit qu’il crût que la substance pure et incorruptible du feu ne devait être confiée qu’à des vierges chastes, exemptes de toutes souillures ; soit qu’il vît dans le feu, qui est infécond de sa nature, un rapport sensible avec la virginité. En effet, dans les divers lieux de la Grèce où l’on entretient ce feu perpétuel, la garde en est donnée non à des vierges, mais à des veuves qui ne sont plus en âge de se remarier. Ce feu vient-il à s’éteindre par quelque accident, comme la lampe sacrée s’éteignit à Athènes, sous la tyrannie d’Aristion ; à Delphes, lorsque le temple fut brûlé par les Mèdes ; à Rome, pendant la guerre de Mithridate, et dans la guerre civile, où le temple fut consumé avec l’autel ; alors il n’est pas permis de le rallumer avec un feu ordinaire. On s’en procure un tout nouveau, en tirant du soleil une flamme pure et sans aucun mélange. On emploie, à cet effet, des vases d’airain concaves, taillés en triangles rectangles, dont toutes les lignes, tirées de la circonférence, aboutissent à un même centre. Ces vases sont exposés au soleil, dont les rayons, réfléchis de tous les points vers ce centre commun, subtilisent l’air et le divisent : ils acquièrent par la réflexion la nature et l’activité du feu, et embrasent promptement les matières sèches et légères qu’on leur présente. Selon certains auteurs, l’emploi de ces vierges sacrées se borne à la garde du feu perpétuel ; mais quelques-uns assurent que d’autres objets saints, connus d’elles seules, sont encore confiés à leurs soins. Nous rapporterons, dans la vie de Camille, tout ce qu’il est permis d’en savoir et d’en dire.

X.

Numa, dit-on, ne consacra d’abord que les deux vestales Gégania et Vérania ; et ensuite deux autres, Canuléia et Tarpéia. Servius en ajouta encore deux, et elles sont fixées à ce nombre de six. Numa leur prescrivit de garder la chasteté pendant trente ans. Les dix premières années, elles apprennent ce qu’elles doivent faire ; les dix suivantes, elles pratiquent ce qu’elles ont appris ; elles dix dernières, elles instruisent les novices, Ce temps expiré, elles sont libres de se marier et d’embrasser un autre genre de vie, en quittant le sacerdoce. Mais il en est très peu, à ce qu’on assure, qui profitent de cette liberté ; et celles qui l’ont fait, loin d’avoir eu lieu de s’en applaudir, ont passé dans la tristesse et le repentir le reste de leur vie. Leur exemple a inspiré aux autres une crainte religieuse, et elles ont préféré au mariage une virginité perpétuelle. Il est vrai que Numa leur a accordé de grandes prérogatives ; elles peuvent tester du vivant même de leur père, et, comme les femmes qui ont trois enfants, disposer de tout leur bien sans l’intervention d’un curateur. Quand elles sortent en public, elles sont précédées de licteurs ; et si elles rencontrent dans les rues un criminel qu’on mène au supplice, il est mis en liberté ; mais il faut que la vestale jure que cette rencontre est fortuite, et n’a pas été ménagée à dessein. Un homme qui passerait sous leur litière quand on les porte serait puni de mort. Mais lorsqu’elles ont fait quelque faute, le grand pontife les frappe avec des verges ; quelquefois, couvertes d’un simple voile, elles sont châtiées par lui dans un lieu obscur et retiré. Une vestale qui a violé son voeu de virginité est enterrée vivante près de la porte Colline. Il y a dans cet endroit, en dedans de la ville, un tertre d’une assez longue étendue, que les Latins appellent en leur langue une levée. On y prépare un petit caveau dans lequel on descend par une ouverture pratiquée à la surface du terrain, et où l’on dresse un lit ; on y met une lampe allumée, et une petite provision des choses les plus nécessaires à la vie ; du pain, de l’eau, un pot de lait et un peu d’huile ; car ils croiraient offenser la religion, que de forcer à mourir de faim une personne qu’ils ont consacrée par les cérémonies les plus augustes. Celle qui a été condamnée à ce supplice est mise dans une litière qu’on ferme exactement, et qu’on serre avec des courroies de manière qu’on ne puisse pas même entendre sa voix, et on la porte ainsi à travers la place publique. À l’approche de la litière, tout le monde se range, et la suit d’un air morne et dans un profond silence. Il n’est point de spectacle plus effrayant, ni de jour plus lugubre pour Rome. Lorsque la litière est arrivée au lieu du supplice, les licteurs délient les courroies. Avant de terminer cette fatale exécution, le grand pontife fait des prières secrètes, et lève les mains au ciel. Il tire ensuite de la litière la coupable, qui est couverte d’un voile, la met sur l’échelle par où l’on descend dans le caveau, et s’en retourne aussitôt avec les autres prêtres. Dès qu’elle est descendue, on retire l’échelle, et l’on referme l’ouverture en y jetant de la terre jusqu’à ce que le terrain soit parfaitement uni. C’est ainsi qu’on punit les vestales qui ont violé le voeu sacré de leur virginité.

XI.

Numa fit, dit-on, construire le temple de Vesta pour y garder le feu perpétuel, et il lui donna la forme ronde, afin d’imiter, non la figure de la terre, comme si elle désignait Vesta, mais celle de l’univers, dont le milieu, suivant les pythagoriciens, est occupé par le feu, qu’ils appellent Vesta et l’Unité. Pour la terre, ils ne la croient pas immobile, ni placée au centre des révolutions du monde ; ils supposent qu’elle décrit un cercle autour du feu, et ne la comptent pas pour un des premiers et principaux éléments dont le monde est composé. Platon lui-même, dans sa vieillesse, adopta cette opinion ; il crut que la terre n’occupait pas le centre du monde, et qu’elle laissait cette place, comme la plus honorable, à un plus noble élément.

XII.

Une autre fonction des pontifes consiste à prescrire tout ce qu’il faut observer dans les funérailles. Numa leur avait appris à ne pas se croire souillés par ces cérémonies ; il leur enseigna à honorer d’un culte particulier les dieux des enfers, comme étant ceux qui reçoivent les principales substances dont notre corps est composé ; et surtout la déesse Libitine, qui préside à tout ce qui regarde les morts, soit qu’on la confonde avec Proserpine, ou plutôt qu’elle soit la même que Vénus, comme le pensent les plus savants des Romains, qui rapportent, avec assez de raison, à une même divinité, la naissance et la mort des hommes. Il régla aussi la durée du deuil, suivant l’âge des personnes pour qui on le portait. Il le défendit pour un enfant au-dessous de trois ans ; depuis cet âge, jusqu’à celui de dix, il le fixa à autant de mois qu’on aurait vécu d’années. Mais le plus long deuil était de dix mois ; on ne le portait pour personne au delà de ce terme, à quelque âge que l’on fût mort : c’est le temps que les veuves le portent pour leurs maris ; il avait ordonné que la femme qui se remarierait avant ce terme sacrifierait une vache pleine.

Entre plusieurs autres collèges de prêtres établis par Numa, je n’en citerai que deux, celui des saliens et celui des féciaux, parce qu’ils prouvent le plus la piété de ce prince. Les féciaux me paraissent être les mêmes que les conservateurs de la paix chez les Grecs. Leur nom est tiré de leurs fonctions : elles consistent à terminer tous les différends, et à ne permettre de recourir aux armes que lorsqu’on a perdu tout espoir de conciliation ; car les Grecs ne donnent proprement le nom de paix qu’à l’accord que deux partis font entre eux par la voie de la raison, et non par celle de la force. Les féciaux des Romains allaient plusieurs fois eux-mêmes trouver les peuples qui avaient fait quelque offense à la république, et les invitaient à la réparer. S’ils n’en obtenaient pas la réparation, ils prenaient les dieux à témoin, et leur demandaient que, si leurs réclamations n’étaient pas justes, ils fissent retomber sur eux et sur leur patrie les imprécations qu’ils allaient prononcer ; après quoi ils faisaient leur déclaration de guerre. Quand les féciaux s’opposaient à une expédition que les Romains voulaient entreprendre, ou seulement s’ils n’y consentaient pas, il n’était permis ni aux soldats ni au roi même de prendre les armes ; il fallait d’abord, pour qu’une guerre fût juste, que ces prêtres eussent autorisé le prince à la faire ; il pouvait délibérer ensuite sur les moyens d’exécution. On prétend que la prise et l’incendie de Rome par les Gaulois n’eurent d’autre cause que le mépris qu’on avait fait de cette coutume si sainte et si respectable. Ces Barbares assiégeaient Clusium ; les Romains envoyèrent dans leur camp, en qualité d’ambassadeur, Fabius Ambustus, pour négocier la levée du siège. Fabius, ayant reçu une réponse peu favorable, crut son ambassade finie ; et, avec la témérité d’un jeune homme, prenant les armes pour les Clusiens, il provoqua à un combat singulier le plus vaillant des Barbares. Il le vainquit, le tua et le dépouilla de ses armes. Les Gaulois l’ayant reconnu, envoyèrent à Rome un héraut, pour accuser Fabius d’avoir, au mépris des traités et de la foi jurée, combattu contre eux sans leur avoir déclaré la guerre. Les féciaux furent d’avis que le sénat livrât Fabius aux Gaulois ; mais il eut recours au peuple, dont la décision lui fut favorable et l’arracha au supplice. Les Gaulois ne tardèrent pas à marcher contre Rome ; ils prirent la ville, la saccagèrent et la livrèrent aux flammes, excepté le Capitole. Mais je raconterai cet événement plus au long dans la vie de Camille.

XIII.

Voici à quelle occasion il institua les prêtres saliens. La huitième année de son règne, une maladie pestilentielle, après avoir ravagé l’Italie, vint fondre sur Rome. Tout le monde était dans la consternation, lorsque tout à coup il tomba du ciel, entre les mains de Numa, un bouclier d’airain : il s’empressa de débiter sur un tel prodige des choses merveilleuses, qu’il disait tenir de la nymphe Égérie et des Muses : elles lui avaient dit que ce bouclier était envoyé du ciel pour le salut de la ville ; qu’il fallait le garder avec soin, et en faire onze parfaitement semblables à celui-là, pour la forme et pour la grandeur, afin que ceux qui voudraient l’enlever ne pussent reconnaître le véritable. Il ajouta que le lieu où il était tombé, avec les prairies qui l’environnaient, devait être dédié aux Muses ; et la source qui arrosait cette campagne, consacrée aux vestales, qui chaque jour iraient y puiser de l’eau pour arroser et purifier leur temple. La cessation subite de la maladie fit ajouter foi à ses discours. Il manda sur-le-champ les plus habiles ouvriers, et leur proposa de travailler à l’envi, pour faire des boucliers entièrement semblables à celui qu’il leur montrait. Ils désespérèrent tous d’y réussir, excepté Mamurius Véturius, un des ouvriers les plus intelligents, qui imita si bien la forme et le contour du bouclier, et fit les onze si semblables, que Numa lui-même ne put les distinguer du premier. Il établit donc, pour les garder et pour en avoir soin, les prêtres saliens, dont le nom ne vient pas, comme quelques auteurs l’ont imaginé, d’un Salius de Samothrace ou de Mantinée, lequel inventa une danse armée ; mais plutôt de la danse même qu’ils font en sautant, lorsqu’au mois de mars ils portent en procession ces boucliers sacrés dans les rues de Rome, et que, vêtus d’une tunique de pourpre, la tête couverte d’un casque d’airain, ceints de larges baudriers du même métal, ils frappent sur leurs boucliers avec de courtes épées. Leur danse consiste surtout dans les mouvements et les pas qu’ils font avec beaucoup de grâce, dans les tours et les retours rapides et cadencés qu’ils exécutent avec autant de force que d’agilité. Ces boucliers sont appelés ancilia, à cause de leur forme. Ce n’est ni un rond parfait, ni un demi-rond, comme les boucliers ordinaires ; ils forment un contour tortueux, dont les extrémités recourbées, se rejoignant par le haut dans leur épaisseur, forment une de ces figures courbes et échancrées que les Grecs appellent ancylon. Peut-être aussi ce nom leur vient-il du coude, autour duquel on les porte. Ce sont les étymologies qu’en donne Juba, qui veut absolument dériver ce nom de la langue grecque. Il pourrait se faire aussi qu’on le leur eût donné, ou parce que le premier bouclier était descendu d’en haut, ou parce qu’il procura la guérison des maladies ; peut-être pour avoir fait cesser la sécheresse ; ou enfin pour avoir détourné les maux dont on était menacé. C’est pour cette dernière cause que les Dioscures ont été appelés anaces par les Athéniens. Voilà ce qu’on peut dire, si l’on veut absolument que ce mot vienne de la langue grecque. Mamurius eut, dit-on, pour récompense de son habileté, l’honneur d’être nommé dans le cantique que les saliens chantent pendant leur danse armée. D’autres prétendent que, dans cet hymne, Mamurius Véturius n’est pas le nom d’un ouvrier, et que ces deux mots signifient ancienne mémoire.

XIV.

Après avoir réglé tout ce qui regardait les collèges des prêtres, Numa bâtit près du temple de Vesta un palais appelé Regia, maison du roi. Il l’habitait ordinairement, et s’y occupait à faire des sacrifices, ou à instruire les prêtres, et à s’entretenir avec eux de tout ce qui avait rapport à la religion. Il avait sur le mont Quirinal une autre habitation dont on montre encore la place. Les cérémonies publiques et les processions des prêtres étaient toujours précédées de hérauts qui parcouraient les rues, et criaient au peuple de faire silence et de cesser tout travail. Les pythagoriciens ne veulent pas qu’on adore et qu’on prie les dieux avec légèreté ; ils prescrivent de sortir de sa maison dans ce dessein, et après s’y être bien préparé. Numa pensait de même que, dans ce qui regarde le culte des dieux, les citoyens ne devaient rien faire négligemment et par manière d’acquit ; que, laissant toute autre occupation, pour appliquer uniquement leur esprit à celle-là, comme à l’action la plus importante de la religion, ils devaient suspendre ces bruits, ces cris inséparables des travaux mercenaires, et laisser les rues libres pendant tout le temps de la cérémonie. Les Romains conservent encore les traces de cet usage : lorsque le consul prend les augures ou fait un sacrifice, on crie à haute voix, Hoc age ; c’est-à-dire, « Fais ceci » : on avertit par là les assistants de se recueillir et d’être attentifs à ce qui se fait aux préceptes des pythagoriciens. Ces philosophes défendent de s’asseoir sur le boisseau, d’attiser le feu avec un poignard, et de regarder derrière soi quand on part pour un voyage. Ils prescrivent de sacrifier aux dieux célestes en nombre pair, et aux dieux infernaux en nombre impair : symboles dont ils cachent au peuple le véritable sens. Les institutions de Numa contenaient aussi un sens caché. Il avait défendu, par exemple, d’offrir des libations aux dieux avec le vin d’une vigne qui n’aurait pas été taillée, et de faire aucun sacrifice sans farine ; il avait ordonné de tourner en rond en adorant les dieux, et de s’asseoir après les avoir adorés. Les deux premières défenses semblent avoir pour but d’inviter à l’agriculture, qui, selon eux, fait partie de la religion. Le précepte de tourner en adorant les dieux avait, dit-on, pour objet d’imiter le mouvement de l’univers : mais je croirais plutôt que, comme les temples regardaient l’orient, et que ceux qui y entraient avaient le dos tourné au soleil, ils étaient obligés de se tourner pour saluer cet astre ; et ils se remettaient ensuite en présence du dieu. Dans ces deux mouvements, ils faisaient un tour entier, pendant lequel ils achevaient leur prière. Ou bien ce changement de situation n’aurait-il pas quelque rapport aux roues égyptiennes ? ne signifierait-il pas qu’il n’y a rien de stable dans les choses sublunaires ; et que, de quelque manière que Dieu tourne et agite notre vie, nous devons nous y soumettre, et être contents de tout ? L’usage de s’asseoir après avoir adoré était, dit-on, un heureux présage que les prières avaient été exaucées, et que les biens qu’on espérait des dieux seraient durables. On dit encore que le repos distingue et sépare nos actions ; ainsi, après avoir terminé une première action, ils s’asseyaient devant les dieux pour en commencer une nouvelle. Cela peut se rapporter aussi au désir qu’avait le législateur d’accoutumer les citoyens, comme nous l’avons déjà dit, à ne pas prier les dieux lorsqu’ils étaient occupés d’autre chose, et comme en courant, mais quand ils en avaient tout le temps et qu’ils étaient libres de toute autre affaire.

XV.

Cette habitude des exercices de la religion rendit Rome si docile, et lui imprima une telle vénération pour la puissance de Numa, qu’elle adopta les fables les plus absurdes, et qu’il n’y avait rien de si incroyable, rien de si impossible, qu’elle ne le crût capable de faire, s’il le voulait. On rapporte à ce sujet qu’un jour ayant invité à souper un assez grand nombre de personnes, il leur fit servir sur une vaisselle commune un repas fort simple. Les conviés étaient à peine à table, qu’il leur dit que sa déesse venait lui faire visite ; et dans le même instant il leur montra sa maison pleine de la plus riche vaisselle, une table couverte des mets les plus exquis, et servie avec la plus grande magnificence. Mais ce qu’on rapporte d’une conversation qu’il eut avec Jupiter est de toute absurdité. On conte que sur le mont Aventin, qui n’était pas encore renfermé dans l’enceinte de Rome, ni même habité, mais qui avait des sources abondantes et des bois touffus, en voyait souvent venir deux divinités, Picus et Faunus, qu’on peut comparer aux satyres et aux pans ; et qui, parcourant, dit-on, toute l’Italie, opéraient, par la vertu de certains remèdes et par des charmes magiques, les mêmes effets que ceux qu’on attribue à ces demi-dieux que les Grecs appelaient Dactyles Idéens. Numa se rendit maître de Picus et de Faunus, en mettant du vin et du miel dans la fontaine où ils avaient coutume de boire. Quand ils furent en son pouvoir, ils changèrent plusieurs fois de forme, et prirent des figures de spectres et de fantômes aussi extraordinaires qu’effrayantes : mais lorsqu’ils se virent si bien liés qu’il leur était impossible d’échapper, ils découvrirent à Numa plusieurs choses futures, et lui enseignèrent l’expiation des foudres, telle qu’on la pratique aujourd’hui, par le moyen d’oignons, de cheveux et d’anchois. D’autres disent que ces dieux ne lui apprirent pas cette expiation ; que seulement, par leurs charmes magiques, ils firent descendre du ciel Jupiter, qui, irrité de la violence qu’on lui faisait, dit à Numa de faire l’expiation avec des têtes.... Numa l’interrompant, ajouta : d’oignons ; — D’hommes, continua Jupiter. Numa, pour éluder cet ordre cruel, lui dit : Avec leurs cheveux ; — Avec des vivantes, répliqua Jupiter ; — Anchois, se hâta de dire Numa. Ce fut la nymphe Égérie qui lui suggéra ces réponses. Jupiter s’en retourna avec des dispositions favorables, qui firent donner à ce lieu le nom d’Ilicium ; et l’expiation se fit conformément aux réponses de Numa. Ces fables ridicules font connaître le penchant que les Romains avaient alors pour la religion, et qui était le fruit d’une longue habitude. Pour Numa, il avait tellement placé toutes ses espérances dans la protection divine, qu’un jour qu’on lui vint annoncer que les ennemis approchaient, il dit en souriant : « Et moi je sacrifie. »

XVI.

Ce prince fut, dit-on, le premier qui bâtit un temple à la Foi et au dieu Terme, et qui apprit aux Romains que le plus grand serment qu’ils pussent faire était de jurer leur foi, serment qu’ils font encore aujourd’hui. Terme, ou le dieu des bornes, était honoré par des sacrifices publics et particuliers qu’on faisait autour des champs. On lui immole à présent des victimes vivantes ; mais il n’y avait pas alors d’effusion de sang : Numa, éclairé par la raison, avait compris que le dieu des bornes, qui est le gardien de la paix et le témoin de la justice, ne doit être souillé par aucun meurtre. Ce fut encore lui qui borna le territoire de Rome ; Romulus n’avait pas voulu le faire, parce qu’en mesurant ce qui lui appartenait, il aurait montré ce qu’il usurpait sur les autres : car les bornes, quand on les respecte, sont le frein de la puissance ; mais si on les arrache, elles deviennent la conviction de l’injustice. Rome dans ses commencements avait un territoire peu étendu ; Romulus l’agrandit par ses conquêtes, et Numa distribua ces nouvelles terres aux citoyens indigents, afin de les soustraire à la misère, cause presque nécessaire de la perversité, et de tourner vers l’agriculture l’esprit du peuple, qui en domptant la terre, s’adoucirait lui-même. En effet, il n’est point d’exercices qui inspirent, aussi promptement que ceux de la vie champêtre, un désir ardent de la paix. On y conserve cette audace guerrière qui anime à combattre pour la défense de ses propriétés, et l’on s’y dépouille de cette cupidité qui porte à faire envahir le bien d’autrui. Numa donc, qui voulait faire aimer aux citoyens l’agriculture comme l’attrait le plus puissant à la paix, et qui la croyait encore plus propre à former leurs moeurs qu’à les enrichir, partagea tout le territoire en plusieurs portions qu’il appela bourgs, et établit dans chacun d’eux des inspecteurs et des commissaires. Il en faisait souvent lui-même la visite ; et, jugeant des moeurs des citoyens par le travail, il avançait en honneurs et en pouvoir ceux qui se distinguaient par leur activité, blâmait les paresseux et les corrigeait de leur négligence.

XVII.

Celui de ses établissements qu’on approuve le plus, c’est la division qu’il fit du peuple par arts et par métiers. La ville, comme nous l’avons déjà dit, était composée de deux nations, ou plutôt séparée en deux partis, qui ne voulaient absolument ni se réunir, ni effacer les différences qui en faisaient comme deux peuples étrangers l’un à l’autre, et enfantaient chaque jour parmi eux des querelles et des débats interminables. Quand on veut unir des corps solides qui naturellement ne peuvent se mêler ensemble, on les brise, on les réduit en petites parties qui s’incorporent facilement. Numa, d’après cet exemple, pour faire disparaître cette grande et principale cause de division entre les deux peuples, et la disséminer en quelque sorte dans plusieurs petites parties, distribua tout le peuple en plusieurs corps, séparés chacun par des intérêts particuliers. Il le distribua donc en divers métiers, de musiciens, d’orfèvres, de charpentiers, de teinturiers, de cordonniers, de tanneurs, de forgerons et de potiers de terre. Il réunit en un seul corps tous les artisans d’un même métier, et institua des assemblées, des fêtes et des cérémonies de religion convenables à chacun de ces corps. Par là il fut le premier qui bannit de Rome cet esprit de parti qui faisait penser et dire aux uns qu’ils étaient Sabins, aux autres qu’ils étaient Romains, à ceux-ci qu’ils étaient sujets de Tatius, à ceux-là qu’ils avaient pour roi Romulus. Ainsi, cette nouvelle division opéra réellement le mélange, et pour ainsi dire l’amalgame de tous les citoyens ensemble. On loue encore celle de ses ordonnances par laquelle il adoucit la loi qui autorisait les pères à vendre leurs enfants. Il y mit une exception en faveur de ceux qui se seraient mariés du consentement et de l’ordre de leurs parents ; il ne pouvait voir sans peine qu’une femme qui avait épousé un homme libre se trouvât tout à coup mariée à un esclave.

XVIII.

Il s’occupa aussi de la réforme du calendrier ; et, s’il ne la fit pas avec une grande exactitude, il prouva du moins qu’il n’était pas dépourvu de connaissances sur cette matière. Sous le règne de Romulus, on ne suivait pour les mois aucune règle ni aucun ordre : les uns n’avaient que vingt jours, ou même moins ; d’autres en avaient trente-cinq et quelquefois davantage. On n’avait aucune idée de l’inégalité qu’il y a entre le cours du soleil et celui de la lune ; on observait seulement que l’année fût de trois cent soixante-cinq jours. Numa ayant reconnu que cette inégalité était de onze jours, que les révolutions de la lune se faisaient en trois cent cinquante-quatre jours, et celles du soleil en trois cent soixante-cinq, il doubla ces onze jours, et en fit un mois séparé qu’il intercala, tous les deux ans, après celui de janvier. Ce mois de vingt-deux jours est appelé par les Romains Mercedinus. Mais le remède qu’il apporta à cette inégalité devait exiger dans la suite de bien plus grandes réformes. Il établit un nouvel ordre dans les mois. Celui de mars était le premier de l’année, il en fit le troisième, et mit à sa place janvier, qui, sous Romulus, était le onzième ; février était le douzième et le dernier, il devint le second. Cependant quelques auteurs ont dit que janvier et février furent ajoutés par Numa, et qu’avant lui l’année romaine n’était que de dix mois : comme quelques peuples barbares en ont de trois. Chez les Grecs, l’année des Arcadiens était de quatre, et celle des Acarnaniens de six. Les Égyptiens eurent d’abord des années d’un mois, ensuite de quatre. Aussi, quoiqu’ils habitent un pays très nouveau, ils se donnent pour un des plus anciens peuples de la terre, et comptent dans leurs généalogies un nombre infini d’années, parce qu’ils mettent un mois pour un an.

XIX.

Ce qui prouve que les Romains n’eurent d’abord que des années de dix mois, et non de douze, c’est le nom de leur dernier mois, appelé encore aujourd’hui décembre ou dixième. Mars était le premier, comme le montre clairement l’ordre des mois. Le cinquième, en commençant à mars, s’appelle quintilis, le sixième sextilis, et ainsi des autres selon leur rang. Si janvier et février eussent toujours été placés avant mars, il leur serait arrivé d’appeler cinquième le mois qui dans le fait aurait été le septième. Il est d’ailleurs vraisemblable que celui de mars, consacré par Romulus au dieu de ce nom, obtint la première place ; que le second fut avril, ainsi nommé d’Aphrodite, nom grec de Vénus ; les femmes romaines font un sacrifice à cette déesse le premier de ce mois, et se baignent avec une couronne de myrte sur la tête. D’autres veulent que le mot aprilis, écrit par une lettre simple, vienne, non pas d’Aphrodite, mais du mot latin aperire, ouvrir, parce que, dans ce mois, le printemps est dans sa force, et qu’il développe les germes des plantes, comme son nom même le fait connaître. Des deux suivants, l’un est appelé mai, de la déesse Maia. mère de Mercure, auquel il est consacré ; l’autre est nommé juin, du nom de Junon. Quelques auteurs disent que ces deux mois ont pris leur nom de deux des époques de la vie, la vieillesse et la jeunesse ; que celui de mai vient de majores, qui signifie âgés ; et celui de juin, de juniores, les jeunes gens. Les noms de tous les autres sont tirés de l’ordre dans lequel on les comptait : le cinquième, le sixième, le septième, le huitième, le neuvième et le dixième. Dans la suite, le cinquième fut nommé juillet, du nom de Julius César, celui qui vainquit Pompée ; et le sixième prit le nom d’août, en l’honneur d’Auguste, le second des empereurs. Domitien donna ses noms à ceux de septembre et d’octobre ; il appela le premier Germanicus, et l’autre Domitianus : mais ces nouvelles dénominations ne durèrent pas longtemps ; dès qu’il eut été assassiné, ces mois reprirent leurs anciens noms. Les deux derniers sont les seuls qui n’aient jamais perdu leur dénomination numérique. De ceux qui furent ajoutés ou transportés par Numa, l’un fut nommé février, des purifications que les Romains appellent februa, parce que dans ce mois on fait des sacrifices pour les arts, et l’on célèbre la fête des Lupercales, qui ressemblent beaucoup à une purification.

XX.

Janvier, qui maintenant est le premier de l’année, tire son nom de Janus. Je crois que Numa ôta de la première place le mois de mars, qui portait le nom du dieu de la guerre, afin de donner en tout la préférence aux vertus civiles sur les qualités guerrières ; car Janus, qui a vécu dans la plus haute antiquité, soit qu’il ait été un dieu ou un roi, fut un grand politique, ami des vertus sociales, qui fit quitter aux hommes la vie dure et sauvage qu’ils avaient menée jusque alors. C’est de là qu’il est représenté avec deux visages, pour montrer qu’il avait su accommoder ses manières et sa conduite à un double genre de vie. Il y a dans Rome un temple à deux portes qu’on appelle les portes de la guerre. Il est d’un usage constant de les ouvrir pendant la guerre et de les fermer en temps de paix. Rien n’est plus difficile et plus rare que de les voir fermées ; les Romains, à cause de la vaste étendue de leur empire, ont presque toujours à se défendre contre quelqu’une des nations barbares qui les environnent. Cependant ce temple fut fermé sous César Auguste, après qu’il eut défait Antoine ; il l’avait été auparavant sous le consulat de Marcus Attilius et de Titus Manlius. Il est vrai que ce fut pour peu de temps : on le rouvrit presque aussitôt, parce qu’il survint une nouvelle guerre. Mais, sous le règne de Numa, il ne fut pas ouvert un seul jour, et demeura constamment fermé pendant l’espace de quarante-trois ans, tant l’ardeur des combats s’était éteinte partout ! Car le peuple romain n’était pas le seul que la douceur et la justice de son roi eussent adouci et charmé. Toutes les villes voisines semblaient avoir respiré l’haleine salutaire d’un vent doux et pur qui venait du côté de Rome, et qui, opérant dans leurs moeurs un changement sensible, leur inspirait un vif désir d’être gouvernées par de sages lois, de vivre en paix en cultivant leurs terres, d’élever paisiblement leurs enfants et d’honorer les dieux. Ce n’étaient dans toute l’Italie que fêtes, que danses et festins. Ces hommes heureux s’invitaient réciproquement, se visitaient sans crainte, et passaient les jours ensemble dans une douce cordialité. La sagesse de Numa était comme une source abondante, d’où la justice et la vertu s’épanchaient dans toutes les âmes et y entretenaient la tranquillité dont il jouissait lui-même. Aussi les exagérations des poètes sont-elles encore trop faibles pour exprimer le bonheur de son règne :

« Les casques sont couverts de toiles d’araignées,

La rouille a consumé les lances, les épées ;

Des trompettes d’airain et des bruyants clairons

On n’entend plus frémir les redoutables sons ;

Et lorsque le soleil a fini sa carrière,

Un paisible sommeil vient fermer la paupière. »

En effet, pendant tout le règne de Numa, il n’y eut ni guerre, ni sédition, ni désir de nouveauté dans le gouvernement. Il ne s’attira ni la haine ni l’envie de personne, et l’amour du trône ne fit ni conspirer, ni tramer contre lui aucun mauvais dessein. Soit crainte des dieux, qui lui donnaient des preuves si sensibles de leur protection, soit respect pour sa vertu, soit enfin faveur de la fortune, qui, sous son règne, conserva la vie des hommes exempte de toute souillure et de toute corruption, il fut un témoignage et un exemple frappant de cette vérité que Platon, plusieurs siècles après lui, osa dire sur le gouvernement, que les hommes ne seraient enfin délivrés de leurs maux que lorsque, par une faveur particulière des dieux, la puissance souveraine et la philosophie se trouveraient réunies dans une même personne, et feraient triompher la vertu des attaques du vice. Heureux sans doute l’homme vertueux ! mais heureux aussi ceux qui entendent les paroles qui sortent de la bouche du sage ! Il n’a pas besoin d’employer contre la multitude la contrainte et les menaces ; ses sujets, qui voient briller dans leur roi le plus beau modèle de vertu, embrassent volontairement la sagesse ; unis ensemble par les liens de l’amitié et de la paix, pratiquant avec fidélité la tempérance et la justice, ils suivent cette conduite irréprochable et heureuse qui est la fin la plus parfaite de tout gouvernement. Le prince le plus digne de régner est donc celui qui sait inspirer à son peuple une telle disposition et lui faire aimer ce genre de vie, et c’est ce que Numa sut faire mieux qu’aucun autre roi.

XXI.

Les historiens sont en contradiction sur le nombre de ses femmes et de ses enfants. Suivant les uns, il n’épousa point d’autre femme que Tatia, dont il eut une fille unique, nommée Pompilia ; selon d’autres, il eut de plus quatre fils, Pomponius, Pinus, Calpus et Marmercus, qui furent les tiges des plus illustres maisons de Rome, celles des Pomponiens, des Pinariens, des Calpurniens et des Mamerciens, qui toutes, à cause de leur origine, ont porté le surnom de roi. D’autres enfin, accusant les auteurs de cette dernière opinion d’avoir voulu flatter ces quatre familles en les faisant descendre de Numa par de fausses généalogies, prétendent que Pompilia n’était point fille de Tatia, mais d’une autre femme nommée Lucrèce, qu’il épousa depuis son élévation au trône ; ils conviennent tous que Pompilia fut mariée à Marcius, fils du Sabin de ce nom, qui, ayant persuadé à Numa d’accepter l’empire, le suivit à Rome, devint sénateur, et, après la mort de ce prince, disputa le trône à Tullus Hostilius ; il fut refusé, et de désespoir se donna la mort. Son fils Marcius, mari de Pompilia, fixa son séjour à Rome, et eut un fils nommé Ancus Marcius, qui succéda à Tullus Hostilius, et qui n’avait, dit-on, que cinq ans lorsque Numa mourut. La mort de ce prince ne fut ni subite, ni prompte : étant tombé dans une maladie de langueur, il s’éteignit peu à peu de vieillesse, et mourut, suivant l’historien Pison, âgé d’un peu plus de quatre-vingts ans.

XXII.

Les honneurs qui accompagnèrent ses obsèques ajoutèrent à l’éclat de sa vie. Tous les peuples voisins, amis et alliés de Rome, s’y rendirent avec des présents et des couronnes. Les sénateurs portèrent sur leurs épaules le lit où l’on avait placé son corps ; ils étaient suivis de tous les prêtres et d’une foule innombrable de peuple ; les femmes mêmes et les enfants assistaient à ses funérailles, non comme à celles d’un roi mort de vieillesse, mais comme au convoi de l’ami le plus cher qui aurait été moissonné à la fleur de son âge ; ils fondaient tous en larmes et poussaient de profonds gémissements. On ne brûla pas son corps, parce qu’il l’avait défendu ; mais on fit deux cercueils de pierre, qu’on enterra au pied du mont Janicule : l’un renfermait son corps, et l’autre les livres sacrés qu’il avait écrits lui-même, comme les législateurs grecs écrivaient leurs tables.

Pendant sa vie, il avait instruit les prêtres de tout ce que ces livres contenaient, et après leur en avoir exprimé la doctrine, il ordonna de les enterrer avec lui, parce qu’il ne jugeait pas convenable que des mystères sacrés fussent confiés à des lettres mortes. C’est, à ce qu’on dit, par le même motif que les pythagoriciens n’écrivent pas leurs préceptes, et qu’ils les enseignent seulement de vive voix à ceux qu’ils en jugent dignes. Ils racontent eux-mêmes qu’ayant un jour communiqué à un homme qui en était indigne quelques-unes des questions les plus subtiles et les moins connues de la géométrie, les dieux firent connaître qu’ils puniraient, par quelque grande calamité publique, cette profanation et cette impiété. Il ne faut donc pas condamner avec sévérité ceux qui, se fondant sur tous ces rapprochements, soutiennent que Pythagore et Numa ont été contemporains, et qu’ils ont eu ensemble les plus grands rapports. Valérius Antias prétend qu’on avait mis dans le cercueil douze livres latins sur des matières de religion, et douze autres écrits en grec sur la philosophie. Environ quatre cents ans après, sous le consulat de P. Cornélius et de M. Bébius, des pluies abondantes ayant fait entrouvrir la terre, les cercueils restèrent à découvert : on les ouvrit ; on trouva l’un entièrement vide, sans aucun reste de corps ; les livres sacrés s’étaient conservés dans l’autre. Le préteur Pétilius, après les avoir lus, en fit son rapport au sénat, et jura qu’il n’était ni pieux ni juste de les rendre publics. En conséquence, ils furent brûlés publiquement dans le Comice. C’est le partage des hommes justes et bons d’être moins loués pendant leur vie qu’après leur mort. L’envie ne peut leur survivre longtemps ; quelquefois même elle meurt avant eux. Mais les malheurs des rois qui succédèrent à Numa donnèrent bien plus de lustre à sa gloire. De cinq qui régnèrent après lui, le dernier, chassé du trône, vieillit dans un honteux exil. Aucun des quatre autres ne mourut de sa mort naturelle ; trois périrent dans les embûches qu’on leur dressa, et Tullus Hostilius, le successeur immédiat de Numa, se moquant des plus belles institutions de ce prince, et surtout de sa piété envers les dieux, qu’il accusait de rendre les hommes lâches et efféminés, tourna vers la guerre l’esprit des Romains. Mais il ne persista pas longtemps dans cette imprudente témérité. Attaqué d’une maladie aussi grave que singulière, dont sa raison fut troublée, il tomba dans une superstition qui ne ressemblait en rien à la piété de Numa. Le genre de sa mort enracina encore davantage dans l’esprit du peuple cette crainte superstitieuse ; car il fut frappé de la foudre.

 
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