Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre VII - Rome, de 366 à 342

 

3. Début des guerres samnites - 343 à 342 ([VII, 29] à [VII, 42])

 

Les Sidicins demandent l'aide de Campaniens contre les Samnites (343)

[VII, 29]

(1) Nous parlerons désormais de guerres plus importantes et par les forces de l'ennemi, et par la lointaine distance des lieux, et par le long temps de leur durée. Cette année, en effet, commença la guerre contre les Samnites, nation puissante par ses richesses et par ses armes. (2) Aux Samnites, à cette lutte si longtemps incertaine, succéda Pyrrhus comme ennemi, puis à Pyrrhus les Carthaginois. Quelle tâche gigantesques! que d'extrêmes périls il a fallu courir avant qu'à cette grandeur, qui déjà lui pèse, ait pu s'élever enfin l'empire!

(3) Cette guerre des Romains et des Samnites, unis ensemble d'alliance et d'amitié, eut une origine étrangère: elle ne vint pas d'eux-mêmes. (4) Les Samnites avaient injustement, parce qu'ils se sentaient les plus forts, porté les armes contre les Sidicins, qui, dans leur détresse, obligés de recourir à l'assistance d'une nation plus puissante, s'allièrent aux Campaniens. (5) Les Campaniens apportèrent un nom plutôt que des forces à la défense de leurs alliés: énervés de mollesse, ils se présentèrent à des hommes endurcis au service des armes; et, battus sur le territoire sidicin, ils attirèrent sur eux tout l'effort de la guerre.

(6) Les Samnites en effet, laissant là les Sidicins, attaquèrent ce rempart de leurs voisins, ces Campaniens eux-mêmes: conquête aussi facile, et plus riche de butin et de gloire. Ils envahissent les hauteurs des Tifata, qui dominent Capoue, y placent un fort détachement, et descendent en bataillon carré dans la plaine qui s'étend entre Capoue et les Tifata. (7) Là s'engage un nouveau combat, contraire encore aux Campaniens, qui sont refoulés dans leurs murs. L'élite de leur jeunesse avait succombé; ne voyant point d'espoir autour d'eux, ils furent réduits à demander du secours aux Romains.

Les Campaniens implorent le secours de Rome (343)

[VII, 30]

(1) Leurs députés, introduits dans le sénat, parlèrent à peu près en ces termes:

"Le peuple campanien nous a envoyés en députation près de vous, pères conscrits, vous demander amitié pour toujours, et pour le moment assistance. (2) Si nous l'avions demandée en nos jours prospères, cette amitié, formée plus vite, se fût serrée de plus faibles liens: car nous serions venus alors d'égal à égal à cette alliance, et dans cette pensée nous aurions pu demeurer vos amis comme nous le sommes, mais avec moins de soumission et de dépendance envers vous. (3) Aujourd'hui, gagnés par votre compassion, soutenus par vous dans nos dangers, la reconnaissance du bienfait reçu sera pour nous un devoir, sous peine de paraître ingrats et indignes de toute protection divine et humaine."

(4) "Et par Hercule, si les Samnites avant nous sont devenus vos amis et vos alliés, ce n'est point là, je pense, une raison de nous refuser votre amitié; seulement ils auront sur nous un droit d'ancienneté, un degré d'honneur de plus: car enfin le traité des Samnites ne vous défend pas de conclure de nouveaux traités; (5) toujours d'ailleurs le seul désir d'être votre ami fut auprès de vous un titre suffisant à votre amitié, pour qui aspirait à l'obtenir. (6) Les Campaniens, quoique la fortune présente ne nous permette point de parler bien haut, ne le cèdent par l'étendue de leur ville et la fertilité de leurs terres à aucun peuple qu'à vous seuls, et n'ajouteront point, j'imagine, un léger accroissement à votre prospérité, en faisant amitié avec vous. (7) Que les Èques et les Volsques, éternels ennemis de cette ville, tentent un mouvement; nous serons là sur leurs pas, et ce que vous aurez fait les premiers pour notre salut, nous le ferons à jamais pour votre empire et votre gloire."

(8) "Ces nations qui nous séparent de vous une fois domptées, ce qui ne tardera guère, grâce à votre vaillance et à votre fortune, votre empire s'étendra sans interruption jusqu'à nous. (9) Cruel et déplorable aveu, que nous arrache notre fortune! Nous en sommes arrivés là, pères conscrits, que nous devions, Campaniens, être à nos amis ou à nos ennemis: (10) à vous, si vous venez à notre aide; si vous nous délaissez, aux Samnites. Examinez donc si vous voulez que Capoue et la Campanie tout entière augmentent vos forces ou celles des Samnites."

(11) "Il est juste, Romains, que votre pitié, et votre appui soient accessibles à tous; mais surtout à ceux qui, en portant à d'autres un secours imploré, ont dépassé leurs forces, et en sont venus eux-mêmes à cette extrémité. (12) Au fond, si nous combattions en apparence pour les Sidicins, nous combattions vraiment pour nous: nous avions vu un pays voisin envahi par les Samnites, livré à leur infâme brigandage, et l'incendie qui aurait dévoré les Sidicins prêt à s'étendre jusqu'à nous."

(13) "Aussi maintenant, si les Samnites viennent nous assaillir, ce n'est point de dépit qu'on les ait outragés, c'est de joie qu'on leur ait fourni un prétexte. (14) Ah! si c'était pour venger des ressentiments, et non pour assouvir à propos leur cupidité, serait-ce trop peu encore d'avoir au pays des Sidicins d'abord, puis dans la Campanie même, exterminé nos légions? (15) Quelle est donc cette colère si acharnée, que le sang versé de deux armées n'ait pu l'assouvir? Ajoutez à cela la dévastation des campagnes, les butins d'hommes et de troupeaux, les fermes incendiées et ruinées, tout le pays mis à feu et à sang. (16) N'était-ce point assez pour assouvir leur colère? Mais c'est leur cupidité qu'il faut assouvir. C'est elle qui les entraîne à la conquête de Capoue! ils veulent ou détruire cette ville si belle, ou la posséder eux-mêmes.

(17) "Vous plutôt, Romains! qu'un bienfait vous en rende maîtres, et ne souffrez pas que par un crime ils s'en emparent. Je ne parle point à un peuple qui se refuse à de justes guerres; cependant, si vos secours se montrent seulement, vous n'aurez pas même, je pense, besoin de combattre. (18) Le mépris des Samnites est arrivé jusqu'à nous, mais il n'a pu monter plus haut. Ainsi, Romains, à l'ombre de vos armes, nous pourrons être à couvert; et tout ce qu'après cela nous aurons, tout ce que nous serons nous-mêmes, vous le regarderez comme votre bien. (19) Pour vous sera labouré le sol de Campanie, pour vous se peuplera la ville de Capoue: nous vous compterons parmi nos fondateurs, nos pères, nos dieux immortels. Pas une de vos colonies ne surpassera notre dévouement, notre fidélité envers vous."

(20) "Qu'un signe de vos têtes, pères conscrits, promette aux Campaniens votre divine et invincible protection, et leur fasse espérer que Capoue sera sauvée. (21) Pourriez-vous jamais croire quel immense concours de citoyens de toutes classes nous suivit en partant? que de voeux, que de larmes s'échappaient de toutes parts? en quelle anxiété se trouvent à cette heure le sénat et le peuple campanien, nos femmes et nos enfants? (22) Debout aux portes, toute cette multitude, 1'oeil tendu vers le chemin qui va nous ramener, attend, j'en suis sûr, pères conscrits, l'esprit inquiet et incertain, la réponse que vous nous chargerez de leur faire. Un mot peut leur apporter salut, victoire, vie et liberté; ce qu'un autre leur apporterait, je tremble de l'imaginer. Je le répète: nous devons être vos alliés et vos amis, ou n'être plus. Vous déciderez."

Réponse du gouvernement romain, échec d'une mission auprès des Samnites

[VII, 31]

(1) Les députés se retirent et le sénat délibère. Aux yeux d'un grand nombre, cette ville, la plus vaste et la plus opulente de l'Italie, avec ses champs si fertiles et voisins de la mer, serait une ressource contre les chances trompeuses des récoltes, et le grenier du peuple romain. Cependant, sur tant d'avantages, prévalut la bonne foi, et le consul, au nom du sénat, répondit:

(2) "De sa protection, Campaniens, le sénat vous juge dignes; mais en formant alliance avec vous, il est juste de ne point attenter à une amitié, à une alliance plus ancienne. Les Samnites nous sont unis par un traité, et nos armes offenseraient plus les dieux que les hommes, en attaquant les Samnites: nous vous refusons cet appui. Mais nous enverrons, c'est une justice et un devoir, des députés à nos alliés et amis, pour les prier que nulle violence ne vous soit faite."

(3) À cela, le chef de la députation, d'après les instructions qu'il avait apportées de sa ville, répliqua: "Puisque vous ne voulez point prendre la juste défense de nos intérêts contre la violence et l'injustice, vous défendrez au moins les vôtres. (4) C'est pourquoi, peuple campanien, ville de Capoue, terres, temples des dieux, choses divines et humaines enfin, nous résignons tout en votre puissance, pères conscrits, et en celle du peuple romain: si désormais on nous outrage, c'est vos sujets qui seront outragés." (5) À ces paroles, tous, les mains tendues vers les consuls, ils se prosternent, pleins de larmes, dans le vestibule de la curie.

(6) C'était, pour le sénat, un touchant exemple de l'instabilité des destinées humaines: un riche et puissant peuple, brillant de luxe et de fierté, que ses voisins avaient naguère appelé à leur aide, s'humilier à ce point aujourd'hui, et se soumettre soi et tous ses biens au pouvoir d'autrui! (7) On ne crut point que l'honneur permît de trahir des gens qui se livraient; on pensa que les Samnites agiraient contre toute justice, s'ils attaquaient encore un territoire et une ville acquis, par cette cession, au peuple romain. (8) On résolut donc d'envoyer sans délai des députés aux Samnites: on leur recommanda d'exposer aux Samnites les prières des Campaniens, la réponse du sénat fidèle à l'amitié des Samnites, enfin l'abandon fait à Rome. (9) Ils leur demanderaient, au nom de leur alliance et de leur amitié, d'épargner ses sujets; de ne plus porter, sur un territoire cédé au peuple romain, des armes ennemies. (10) Si les voies de douceur avaient peu de succès, ils enjoindraient aux Samnites, au nom du peuple romain et du sénat, de respecter la ville de Capoue et le territoire campanien.

(11) À cette déclaration des députés, le conseil des Samnites répondit fièrement qu'ils poursuivraient la guerre, et leurs magistrats, sortis de la curie, appelèrent, en présence des députés, les chefs de cohortes, (12) et leur commandèrent à haute voix d'aller à l'instant même ravager les terres de Capoue.

Le consul Valerius se porte au secours des Campaniens (343)

[VII, 32]

(1) Quand cet accueil fut connu de Rome, le sénat, négligeant le soin de tout autre intérêt, envoya des féciaux demander raison aux Samnites, et, sur leur refus, leur déclarer la guerre dans les formes solennelles, et décréta qu'on soumettrait sans délai cette affaire à la sanction du peuple. (2) Le peuple ordonna la guerre, et les deux consuls, partis de la ville avec deux armées, entrèrent, Valerius dans la Campanie, Cornelius dans le Samnium, et campèrent, l'un près du mont Gaurus, l'autre près de Saticula. (3) Valerius, le premier, rencontra les légions des Samnites: ils avaient bien prévu que tout le poids de la guerre pencherait de ce côté; puis la colère les entraînait contre les Campaniens, si ardents à porter ou à réclamer contre eux des secours. (4) À la vue du camp romain, tous à l'envi demandent fièrement à leurs chefs le signal du combat, assurant que le Romain aurait même fortune à protéger le Campanien, que le Campanien naguère à secourir le Sidicin.

(5) Valerius, après avoir, pendant quelques jours, par de légères escarmouches, éprouvé l'ennemi, sans plus attendre arbora le signal, (6) et, en peu de mots, exhorta ses soldats. "Une guerre nouvelle, un ennemi nouveau ne doit point les effrayer: à mesure que leurs armes s'éloigneront de la ville, ils arriveront à des nations de moins en moins aguerries. (7) Ce n'est point par les défaites des Sidicins et des Campaniens qu'il faut juger du courage des Samnites: deux partis combattaient; quels qu'ils fussent, il fallait bien que l'un d'eux fût vaincu. Les Campaniens d'ailleurs, c'est, à coup sûr, leur luxe immodéré, leur dissolution, leur mollesse, plutôt que la vigueur de l'ennemi, qui les a vaincus. (8) Qu'est-ce, après tout, que ces deux succès des Samnites dans l'espace de tant de siècles, contre toutes ces gloires du peuple romain, qui compte peut-être plus de triomphes que d'années depuis la fondation de sa ville? (9) qui partout, autour de lui, Sabins, Étrusques, Latins, Herniques, Èques, Volsques, Aurunques, a tout dompté par les armes? qui dans tant de rencontres a battu les Gaulois, et fini par ne leur laisser de refuge que la mer et leurs vaisseaux?"

(10) "Ils doivent avoir foi chacun dans leur gloire guerrière, dans leur courage, en allant au combat; (11) envisager aussi sous quels ordres, sous quels auspices la lutte va s'engager; si leur chef n'est qu'un brillant discoureur, bon tout au plus à entendre, brave en paroles, et étranger aux choses de la guerre, ou s'il est homme à savoir manier les armes, marcher en tête des enseignes, agir au sein de la mêlée? (12) Ce sont mes actions, soldats, dit-il, et non mes paroles, que je veux vous voir suivre; demandez-moi non des ordres seulement, mais un exemple. Ce n'est point l'intrigue ou les cabales ordinaires aux nobles, c'est ce bras qui m'a valu trois consulats et le comble de la gloire."

(13) "Il fut un temps où on eût pu dire: C'est que tu étais patricien et issu des libérateurs de la patrie, et que ta famille eut le consulat la même année que cette ville un consul. (14) Ouvert aujourd'hui sans distinction, à nous et à vous, patriciens ou plébéiens, le consulat n'est plus, comme auparavant, le prix de la naissance, mais du mérite: (15) ainsi donc, aspirez tous, soldats, à tout honneur suprême. Non, bien que vous m'ayez donné le nouveau surnom de Corvus inspiré par les dieux mêmes aux humains, Publicola, ce vieux surnom de notre famille, n'est point sorti de ma mémoire. (16) Car toujours, en paix comme en guerre, simple particulier, dans les plus humbles comme dans les plus hautes charges, tribun ou consul, et du même coeur en tous mes consulats, j'aime et j'aimai le peuple romain. (17) Maintenant le temps presse; venez, et, avec le secours des dieux, remportez avec moi un premier, un complet triomphe sur les Samnites."

Victoire des Romains sur les Samnites (343)

[VII, 33]

(1) Jamais chef et soldats ne furent si bien ensemble: il partageait sans hésiter avec les plus humbles tous les travaux du service. (2) Dans les jeux militaires où s'engagent ces luttes rivales de vitesse et de force, doux et facile, et toujours, vainqueur ou vaincu, d'humeur égale, il ne dédaignait aucun des adversaires qui se présentaient. (3) Il était bienfaisant à propos dans ses actes; dans ses discours, il ménageait la liberté d'autrui, sans oublier sa dignité; et, ce qui plaît surtout au peuple, dans l'exercice de ses magistratures, comme avant de les obtenir, il portait les mêmes manières. (4) Aussi l'armée entière répondit avec une incroyable allégresse aux exhortations de son chef. (5) Elle sort du camp et le combat s'engage.

Il y avait là, plus que jamais ailleurs, pareil espoir des deux parts et forces égales; même confiance en soi, mais sans mépris pour l'ennemi. (6) Les Samnites étaient fiers de leurs derniers exploits, et de leur double victoire des jours précédents; les Romains de leurs quatre cents ans de gloires et d'une victoire qui remontait à la fondation de leur ville: (7) les deux partis néanmoins s'inquiétaient d'avoir un ennemi nouveau à combattre. La bataille marqua bien l'esprit qui les animait, car on lutta longtemps avant que de part ou d'autre l'armée ne pliât. (8) Le consul enfin voulut jeter le désordre dans cette ligne que la valeur ne pouvait rompre; il essaya, par une charge de cavalerie, de troubler les premiers rangs de l'ennemi; (9) mais ce fut sans succès: resserrés dans un étroit espace, les escadrons s'agitent, se tournent sans pouvoir s'ouvrir un chemin. Il les voit, revient en tête des légions, et sautant de cheval: (10) "À nous, soldats, dit-il; à nous, fantassins, c'est notre affaire. Marchons, et à mesure que vous me verrez avancer et me faire voie par le fer dans les rangs ennemis, que chacun de vous de même renverse tout devant soi. Cette plaine, où se dressent tant de lances étincelantes, vous l'allez voir s'éclaircir, balayée par le carnage."

(11) Il dit, et commande aux cavaliers de se replier sur les deux ailes; ce qui laissait libre l'accès du centre aux légions. À leur tète, le consul fond sur l'ennemi, et tue le premier que le hasard offre à ses coups. (12) Ce spectacle les enflamme; à droite, à gauche, chacun devant soi, ils engagent une lutte mémorable. Les Samnites demeurent fermes, bien qu'ils reçoivent plus de coups qu'ils n'en portent. (13) Déjà le combat durait depuis assez longtemps, et malgré un massacre atroce autour de leurs enseignes, pas un Samnite ne songeait à fuir, tant ils avaient à coeur de n'être vaincus que par la mort! (14) Mais les Romains, sentant que leurs forces s'épuisent de lassitude, et que le jour va leur manquer, dans un élan de rage, se ruent sur l'ennemi. (15) Alors on le vit lâcher pied et se disposer à la fuite; alors on prit, on tua le Samnite à loisir: et peu auraient survécu, si la nuit n'eût mis fin à cette victoire; car ce n'était plus un combat.

(16) Les Romains avouaient qu'ils n'avaient jamais eu affaire à un plus opiniâtre ennemi; et les Samnites, quand on leur demandait quelle première cause avait pu décider à la fuite des courages si obstinés, (17) répondaient "qu'ils avaient cru voir la flamme jaillir des yeux des Romains, de leurs visages forcenés, de leurs bouches furieuses: de là surtout l'origine de leur terreur. Terreur que trahit du reste l'issue du combat d'abord, et ensuite leur retraite nocturne. (18) Le jour suivant, le Romain s'empara du camp déserté par l'ennemi, où toute la multitude des Campaniens accourut pour lui rendre grâces.

Belle conduite du tribun Decius

[VII, 34]

(1) Mais peu s'en fallut que la joie de cette victoire ne fût souillée par un immense désastre dans le Samnium. Parti de Saticula, le consul Cornelius avait imprudemment engagé son armée dans un défilé qui s'ouvrait sur une profonde vallée, et dont les hauteurs étaient tout à l'entour occupées par l'ennemi: (2) et ce fut seulement quand toute retraite sûre était impossible qu'il vit en haut l'ennemi sur sa tête. (3) Pendant que les Samnites attendent que toute l'armée soit enfoncée dans le creux de la vallée, P. Decius, tribun militaire, aperçoit dans le défilé une colline élevée, qui domine le camp ennemi, et dont l'accès, trop rude pour des soldats chargés de bagages, était facile à des troupes légères. (4) Il s'adresse au consul épouvanté: "Vois-tu, lui dit-il, A. Cornelius, cette éminence au-dessus de l'ennemi? ce sera le dernier rempart de notre espoir, de notre salut: les Samnites aveugles l'ont négligée: occupons-la promptement. (5) Je ne te demande que les "principes" et les "hastats" d'une seule légion. Quand, avec eux, j'aurai gravi le faîte, marche en avant sans rien craindre, et sauve-toi avec l'armée. L'ennemi, sous nos pieds, en butte à tous nos coups, ne pourra remuer sans se perdre. (6) Pour nous, ou la fortune du peuple romain, ou notre courage nous tirera d'affaire." (7)

Vivement approuvé du consul, il reçoit des soldats, et s'avance avec eux à l'abri des broussailles; l'ennemi ne l'aperçoit que lorsqu'il est à proximité du lieu qu'il voulait atteindre. (8) La surprise, l'effroi des Samnites, qui tous avaient les yeux tournés sur lui, laissèrent le temps au consul d'emmener son armée sur un terrain meilleur, et à lui de prendre pied au sommet de la colline. (9) Les Samnites, promenant çà et là leurs enseignes, hésitent entre deux occasions qui leur échappent: ils ne peuvent plus, ni poursuivre le consul, sans s'engager à leur tour dans cette vallée où tout à l'heure ils le tenaient à portée et en danger de leurs traits, ni hisser leurs soldats sur cette hauteur que Decius occupe au-dessus d'eux.(10) Mais c'est surtout contre ceux qui leur ont enlevé la chance d'une victoire que la colère les entraîne, ainsi que la proximité du lieu et le faible nombre de l'ennemi: (11) tantôt ils veulent cerner de tous côtés la colline, pour couper à Decius toute issue vers le consul; tantôt lui laisser la voie libre, afin de l'engager à descendre et l'écraser dans la vallée.

La nuit les surprit dans ces incertitudes. (12) Decius avait espéré d'abord qu'ils monteraient à lui, et que, de son poste élevé, il aurait à les combattre sur le revers de l'éminence; il fut bientôt saisi d'étonnement de ne les voir, ni risquer l'attaque, ni au moins, si le désavantage du lieu les détournait de cette idée, l'enfermer de tranchées et de palissades. (13) Il appelle à lui les centurions. "Quelle ignorance de la guerre et quelle paresse! comment ont-ils pu ravir la victoire aux Sidicins et aux Campaniens? Vous voyez leurs enseignes aller de ci, de là, puis rentrer au dépôt, puis en sortir; et nul ne songe à se mettre à l'oeuvre, quand nous pourrions déjà être enfermés d'un retranchement. (14) Nous leur ressemblerions vraiment, si nous demeurions plus de temps ici qu'il ne faut. Allons, venez avec moi; profitons du jour qui nous reste pour reconnaître la place de leurs postes, et quelle issue nous est ouverte encore." (15) Il endosse le sayon du soldat, fait prendre de même aux centurions qu'il emmène le vêtement des légionnaires, pour que l'ennemi ne s'aperçût pas que le chef faisait une reconnaissance; et il observa tout à loisir.

Une décision audacieuse

[VII, 35]

(1) Il place ensuite des sentinelles, et fait donner à tous les autres ce mot d'ordre: "Quand la trompette aura donné le signal de la seconde veille, on se réunira en armes et en silence auprès de lui." Aussitôt que, d'après cet ordre, ils se furent rassemblés sans bruit: (2) "Ce silence, soldats, dit-il, il faut l'observer en m'écoutant, et s'abstenir de toute acclamation militaire. Quand je vous aurai développé mon idée, ceux de vous qui l'approuveront passeront sans rien dire à ma droite: on s'en tiendra à l'avis du plus grand nombre."

(3) "Maintenant voici le projet que j'ai médité; écoutez-moi. Ce n'est point la fuite qui vous a jetés à cette place où l'ennemi vous enveloppe, ni la lâcheté qui vous y a retenus: c'est par votre courage que vous l'avez conquise; c'est par votre courage qu'il en faut sortir. (4) En venant ici, vous avez sauvé une belle armée au peuple romain; en échappant d'ici, sauvez-vous vous-mêmes. Il est digne de vous qui, peu nombreux, fûtes en aide à tant d'hommes, de n'avoir besoin pour vous du secours de personne. (5) Nous avons affaire à un ennemi qui pouvait hier anéantir l'armée entière, et n'a point eu l'esprit d'user de sa fortune; qui n'a reconnu tout l'avantage de cette colline qui menace sa tête, qu'en la voyant en notre pouvoir; (6) qui n'a pu, si peu que nous sommes, avec tous ses milliers d'hommes, nous empêcher de la gravir; ni quand nous avons été maîtres du poste, profiter de tout le jour qui lui restait, pour nous y enfermer d'une tranchée. Il avait l'oeil ouvert, éveillé, quand vous le jouiez ainsi; endormi à cette heure, il faut le tromper encore: il le faut nécessairement."

(7) "Notre situation est telle, en effet, que c'est ici plutôt une loi de la nécessité que j'exprime, qu'un parti que je vous conseille. (8) Car il ne s'agit plus de délibérer s'il faut demeurer ou partir, puisque la fortune ne vous a rien laissé que des armes, et assez de coeur pour songer à vous en servir, et puisque nous mourrons ici de faim et de soif, si nous craignons le fer plus que des hommes et des Romains ne le doivent craindre."

(9) "Ainsi notre unique salut est de nous arracher d'ici, de partir; et il faut que ce soit ou de jour ou de nuit: (10) or, ce dernier parti est le plus sûr; car, si nous attendons le jour, comment espérer que l'ennemi ne nous entourera pas de toutes parts d'une tranchée et d'un fossé, lui qui, vous le voyez, a déjà partout investi de soldats la colline? Si donc la nuit peut servir une évasion, et elle le peut, cette heure de la nuit est assurément la plus favorable. (11) Vous voilà rassemblés au signal de la seconde veille, c'est l'instant où le plus profond sommeil enchaîne les mortels: vous marcherez au milieu des corps assoupis, ou sans bruit, pour tromper leur imprévoyance, ou avec de vives clameurs pour les effrayer s'ils s'éveillent. (12) Suivez-moi seulement comme vous m'avez suivi déjà: moi, je suivrai la fortune qui m'a conduit ici. Allons, que ceux qui approuvent ce projet de salut, s'avancent et passent à droite."

Les Samnites sont mis en fuite

[VII, 36]

(1) Tous y passèrent. Decius marche et se dirige dans les intervalles qui séparent les postes; ils le suivent. (2) Ils avaient franchi déjà la moitié du camp, lorsqu'un soldat, en sautant par dessus les corps des sentinelles couchées et endormies, heurta un bouclier. Ce bruit éveille une sentinelle qui pousse son voisin; ils se lèvent, en appellent d'autres, sans savoir si c'est leurs camarades ou l'ennemi, le détachement qui s'évade, ou le consul qui s'empare du camp.

(3) Decius, ne pouvant plus feindre, commande aux soldats de jeter le cri, et glace par la peur ces ennemis engourdis déjà par le sommeil, qui n'ont plus la force ni de s'armer rapidement, ni de lutter, ni de poursuivre. (4) Profitant de l'effroi, du désordre des Samnites, le détachement romain massacre les gardes qu'il rencontre, et s'achemine au camp du consul. (5) Il leur restait encore un peu de nuit et ils pouvaient enfin se croire en sûreté, quand Decius: "Courage, soldats romains, dit-il; votre marche à la colline et votre retour seront loués dans tous les siècles. (6) Mais pour mettre en évidence, pour contempler un si rare courage, il faut la lumière, il faut le jour: il ne serait pas digne de vous, avec tant de gloire, de rentrer au camp à la faveur du silence et de la nuit. Attendons ici le jour tranquillement."

(7) Il dit, on obéit; et quand parut le jour, il envoya d'avance au consul un message, qui excita au camp une grande joie: une dépêche apprit partout la délivrance et le retour de ceux qui, pour le salut de tous, avaient exposé leur vie à un péril certain; alors chacun à l'envi se précipite au devant d'eux, les loue, les félicite, les appelle séparément, tous ensemble, ses sauveurs: on glorifie, on remercie les dieux, on porte au ciel Decius.

(8) Ce fut pour Decius un triomphe au camp, de s'avancer au travers des rangs à la tête de ses soldats en armes, d'attirer à soi tous les regards, tous les applaudissements de cette foule, qui égalait le tribun au consul. (9) Quand il fut arrivé au prétoire, le consul fit sonner la trompette, assembla l'armée, et commençait un digne éloge de Decius, quand Decius l'interrompit lui-même et lui fit dissoudre l'assemblée, (10) lui conseillant de tout négliger pendant qu'il avait en main l'occasion. Il décide le consul à attaquer les ennemis, encore troublés de leur frayeur nocturne, et dispersés par pelotons autour de la colline: plusieurs même, envoyés à sa poursuite, doivent errer dans le défilé.

(11) On fait prendre les armes aux légions, qui sortent du camp, et comme le terrain, grâce aux éclaireurs, était mieux connu, on les mène par une voie plus ouverte à l'ennemi. (12) Il ne s'attendait pas à cette brusque attaque: épars çà et là, les soldats samnites, la plupart sans armes, ne peuvent ni se rallier, ni s'armer, ni se réfugier derrière leurs palissades; on les refoule tremblants vers leur camp, et le camp lui-même, dont les gardes s'effraient, est bientôt pris. (13) Le cri des Romains va retentir autour de la colline et mettre en fuite chacun des détachements qui l'environnent. Un grand nombre ainsi céda la place sans avoir vu l'ennemi. Ceux que la peur avait poussés derrière les palissades (et ils étaient trente mille) furent tous massacrés. On livra le camp au pillage.

Prise du camp samnite

[VII, 37]

(1) L'affaire ainsi réglée, le consul convoqua l'armée, et non seulement il acheva les louanges commencées de P. Decius, mais il y mit le comble par l'éloge de ce nouvel exploit; et, entre autres présents militaires, il lui donna une couronne d'or, cent boeufs, et en outre un boeuf d'une blancheur et d'une beauté rares, aux cornes dorées. (2) Les soldats qui faisaient partie de son détachement reçurent à perpétuité une double ration de blé, et, pour cette fois seulement, chacun un boeuf et deux tuniques. Après le consul, les légions, pour récompenser Decius, lui posèrent sur la tête, au milieu des acclamations et des applaudissements, la couronne de gazon obsidionale: une autre couronne, gage d'un pareil honneur, lui fut mise au front par son détachement. (3) Paré de ces insignes, il immola à Mars le boeuf d'une beauté rare, et donna les cent boeufs aux soldats qui l'avaient secondé dans son expédition. À chacun des mêmes soldats, les légions distribuèrent une livre de farine et un sextier de vin: et tous ces présents étaient offerts avec une vive allégresse, au bruit des acclamations militaires, témoignage de l'assentiment universel.

(4) Un troisième combat fut livré près de Suessula, contre cette armée de Samnites battue par M. Valerius, et qui, appelant à elle toute l'élite de sa jeunesse, voulut, dans une dernière lutte, éprouver encore la fortune. (5) Des courriers de Suessula vinrent tremblants à Capoue, qui dépêcha promptement des cavaliers au consul Valerius, pour implorer du secours. (6) À l'instant on lève les enseignes, on laisse au camp les bagages sous la garde d'un fort détachement, on part, on s'avance à la hâte; et non loin de l'ennemi, sur un terrain peu étendu (mais suffisant à cette troupe et à sa cavalerie, en l'absence des bêtes de charge et des valets d'armée), on prit place et on campa.

(7) Les Samnites, craignant que le combat ne se fit pas attendre, se rangent en bataille; mais nul ne vient à leur rencontre: alors ils poussent insolemment leurs enseignes jusqu'au pied du camp ennemi. (8) Là, ils voient le soldat derrière les palissades et leurs éclaireurs, courant de toutes parts, remarquent l'étroite enceinte du camp, et jugent par là du faible nombre de l'ennemi. (9) À cette nouvelle, toute l'armée s'écrie qu'il faut combler les fossés, raser les palissades et faire irruption dans le camp; et cette témérité eût terminé la guerre, si les chefs n'eussent contenu l'élan des soldats. (10) Du reste, comme leur nombre immense, si difficile à nourrir, dans son séjour à Suessula d'abord, puis dans l'attente du combat, avait presque épuisé toutes leurs ressources, ils avisèrent, tandis que la peur tenait l'ennemi enfermé, d'envoyer leurs soldats piller le blé des campagnes, (11) tandis que le Romain, qui, pour aller plus vite, n'avait pris avec lui de blé qu'autant que ses épaules en pouvaient porter avec ses armes, finirait par manquer de tout.

(12) Le consul, voyant les ennemis dispersés dans la campagne, et leurs postes incomplets et abandonnés, exhorte en peu de mots ses soldats, et les mène à l'attaque du camp, (13) qu'il enlève du premier cri, du premier assaut. On y tua plus d'ennemis dans leurs tentes qu'aux portes et aux palissades. Il fait ensuite apporter en un monceau les enseignes prises, laisse deux légions pour les garder et les défendre, en leur recommandant sévèrement de s'abstenir du pillage jusqu'à son retour, (14) et il marche en bon ordre aux Samnites, dont sa cavalerie, partie devant, avait ramassé comme en un filet toutes les bandes éparses. Il en fit un grand carnage; (15) car ils ne savaient à quel signal se réunir, ni s'ils courraient au camp ou s'ils prolongeraient leur fuite: dans leur effroi, ils ne pouvaient s'entendre, (16) et la déroute et l'épouvante furent telles, qu'on rapporta au consul près de quarante mille boucliers, quoique le nombre des morts fût moindre, et cent soixante-dix enseignes militaires, avec celles qu'on avait prises au camp. (17) On revint ensuite au camp ennemi, et tout le butin en fut livré au soldat.

Insubordination dans l'armée romaine (hiver 343-342)

[VII, 38]

(1) Le succès de cette campagne engagea les Falisques, qui n'avaient qu'une trêve, à demander un traité au sénat, et les Latins, qui avaient déjà leur armée prête contre Rome, à tourner leurs forces contre les Péligniens. (2) Le bruit de ces exploits ne se renferma point dans l'Italie: Carthage aussi envoya des députés complimenter Rome et lui faire hommage d'une couronne d'or, pour être placée au Capitole dans la chapelle de Jupiter: elle pesait vingt-cinq livres.

(3) Les deux consuls triomphèrent des Samnites: Decius les suivait, dans tout l'éclat de sa gloire et de ses récompenses; et, dans les chants grossiers des soldats, le nom du tribun ne fut pas moins loué que celui des consuls. (4) On accueillit ensuite les députations de Capoue et de Suessula; et, sur leurs prières, on leur envoya des troupes en quartier d'hiver, pour repousser les invasions des Samnites.

(5) Séjour déjà funeste à la discipline militaire, Capoue captiva le coeur des soldats par l'abus de tous les plaisirs, et les détourna du souvenir de la patrie. Dans les quartiers d'hiver, on forma le projet d'enlever, par un crime, Capoue aux Campaniens, qui l'avaient enlevée de même à ses antiques possesseurs. (6) "Et c'est à bon droit qu'on tournera contre eux leur propre exemple. Car, pourquoi ce territoire, le plus fertile de l'Italie, cette ville, si digne du territoire, seraient-ils au Campanien, qui ne peut défendre ni sa vie ni ses possessions, plutôt qu'à cette armée victorieuse, qui, au prix de sa sueur et de son sang, en a chassé les Samnites? (7) Est-il juste qu'un peuple sujet jouisse de cette abondance et de ces délices, tandis que, déjà lassé par la guerre, on luttera encore autour de Rome contre un sol aride et empesté, ou dans Rome même, contre un mal acharné et qui grandit chaque jour, contre l'usure"? (8) Ces projets, agités dans des réunions secrètes, n'étaient point encore révélés à tous, mais ils ne purent échapper au nouveau consul, C. Marcius Rutilus, à qui la province de Campanie était échue au sort, et qui avait laissé Q. Servilius, son collègue, à la ville.

(9) Il apprit des tribuns comment tous ces complots s'étaient formés. Instruit par l'âge et l'expérience (pour la quatrième fois il était consul, et il avait été dictateur et censeur), il crut que le meilleur parti serait, pour retarder l'exécution de ce dessein, de laisser l'espoir aux soldats de l'accomplir quand ils voudraient, et d'abattre ainsi leur première ardeur; il répand donc le bruit qu'ils passeront l'hiver encore l'année suivante dans les mêmes garnisons: (10) car ils étaient répartis dans les différentes villes de la Campanie; et de Capoue la conjuration avait gagné l'armée entière. Se sentant ainsi plus à l'aise en leurs projets, les séditieux se tinrent tranquilles pour le moment.

Efforts du consul pour briser la mutinerie (342)

[VII, 39]

(1) Le consul mit ses troupes en campagne, et, pendant que les Samnites le laissaient en repos, il résolut de purger son armée par le renvoi des plus turbulents. Aux uns, il disait qu'ils avaient fini le temps de leur service; les autres étaient appesantis par l'âge, ou peu sûrs de leurs forces. (2) Il en renvoyait d'autres avec des congés, un par un d'abord, puis par cohortes entières; sous prétexte qu'ils avaient passé un hiver loin du logis et de leurs affaires. Enfin il alléguait aussi les besoins de l'armée: c'était un moyen de les disperser de tous les côtés, et il en écarta ainsi un grand nombre. (3) Ils arrivaient en foule à Rome, où l'autre consul et le préteur supposaient différents motifs pour les retenir.

(4) D'abord, ignorant qu'on les jouait, ils n'étaient point fâchés de revoir leur logis. Mais quand ils s'aperçurent que les premiers partis ne revenaient point aux enseignes, et qu'on n'éloignait guère que ceux qui avaient hiverné dans la Campanie, et surtout les chefs de la sédition, l'étonnement d'abord, puis la peur s'empara d'eux, et ils ne doutèrent plus que leur projet ne fût connu. (5) "Déjà les enquêtes, les délations, les exécutions secrètes et isolées, toutes les tortures enfin de l'insolente et cruelle tyrannie des consuls et des patriciens vont les atteindre." (6) Telles étaient les craintes semées dans de secrets entretiens par ceux qui étaient restés au camp, et qui voyaient tous les ressorts de la conjuration brisés par l'artifice du consul.

(7) Une cohorte, qui se trouvait non loin d'Anxur, s'alla poster près de Lautules, dans un étroit défilé, entre la mer et les montagnes, pour recueillir au passage ceux que le consul congédiait, comme je l'ai dit plus haut, sous tel ou tel prétexte. (8) Déjà la troupe était assez forte et nombreuse; et, pour en faire une armée en règle, il ne lui manquait plus qu'un chef. Ils arrivent ainsi sans ordre, et en pillant, sur les terres albaines; et, campés au pied du coteau d'Albe-la-Longue, ils s'enferment d'un retranchement. (9) Ce travail achevé, ils s'occupèrent le reste du jour à débattre le choix d'un général, mais ils n'osaient se fier à aucun d'entre eux. (10) "Qui pourrait-on appeler de Rome? patricien ou plébéien, qui voudrait sciemment braver un tel péril? ou prendre en main, sans la trahir, la cause de leur injuste délire?"

(11) Le lendemain, comme cette discussion durait encore, quelques pillards apprirent dans leurs courses et rapportèrent que T. Quinctius était à cultiver son champ près de Tusculum, sans souci de la ville et des honneurs. (12) Cet homme, de famille patricienne, avait combattu longtemps avec gloire, mais une blessure au pied, qui le rendit boiteux, lui avait fait quitter les armes pour aller vivre aux champs, loin de la brigue et du Forum. (13) À son nom seul, on reconnut l'homme aussitôt, et on arrêta, pour bien faire, qu'on l'irait chercher. (14) Mais on avait peu d'espoir qu'il agirait de plein gré; on résolut donc d'user de violence et de terreur.

En silence et la nuit, les soldats chargés de cette mission pénètrent sous le toit de la villa où Quinctius dormait d'un profond sommeil. Ils le saisissent: "Point de milieu: il recevra le commandement dont on l'honore, ou la mort, s'il résiste et refuse de les suivre". Ils l'entraînent au camp. (15) À son arrivée, ils le proclament général, le revêtent des insignes de cette dignité, et, tout effrayé encore de cette brusque surprise, lui ordonnent de les conduire à Rome.

(16) Puis, dans leur ardeur plutôt que sur un avis de leur chef, ils arrachent les enseignes, s'avancent dans une attitude menaçante jusqu'à la huitième pierre du chemin qui est aujourd'hui la voie Appienne; (17) et ils seraient allés droit jusqu'à Rome, quand ils apprirent qu'on envoyait contre eux une armée, et qu'on avait nommé, pour les combattre, un dictateur, M. Valerius Corvus, et un maître de cavalerie, L. Aemilius Mamercinus.

Discours du dictateur à l'armée cantonnée devant Rome

[VII, 40]

(1) Dès qu'on fut en présence, à la vue de ces armes, de ces enseignes connues, le souvenir de la patrie apaisa soudain toutes les colères. (2) Ils n'étaient point de force encore à verser le sang de leurs concitoyens; ils ne savaient combattre que l'étranger, et le dernier effort de leur rage était de se séparer de leurs concitoyens: aussi, de part et d'autre, chefs et soldats cherchaient à se rapprocher pour s'entendre. (3) Quinctius, las de porter les armes, même pour sa patrie, ne pouvait s'en servir contre elle. Corvinus, qui embrassait dans son amour tous les citoyens, surtout les soldats, et par-dessus tout son armée, s'avança pour parler. (4) Les rebelles le reconnurent, et, non moins touchés de respect que les siens, lui prêtèrent silence.

"En partant de la ville, soldats, leur dit-il, j'ai imploré les dieux immortels, ces dieux de la patrie qui sont les vôtres et les miens; je leur ai demandé, avec prières et par grâce, de m'accorder la gloire de vous ramener à la concorde, et non de vous vaincre. (5) Assez souvent j'eus et j'aurai sujet encore de m'illustrer par la guerre: ici c'est la paix que je veux conquérir. Ce voeu, que, dans mes prières, j'adressai aux dieux immortels, vous pouvez m'aider à l'accomplir, (6) si vous voulez vous souvenir que ce n'est ni dans le Samnium ni chez les Volsques, mais sur un sol romain, que vous êtes campés, que ces collines que vous voyez sont votre patrie, ces soldats vos concitoyens, que moi enfin je suis votre consul et celui sous les ordres et les auspices duquel vous avez, l'an passé, deux fois battu les légions samnites, deux fois emporté leur camp d'assaut."

(7) "Je suis M. Valerius Corvus, soldats, dont la noblesse se fit sentir à vous par des bienfaits, non par des outrages; qui ne sollicita contre vous ni une loi despotique, ni les rigueurs d'un sénatus-consulte; qui fut en tous ses commandements plus sévère pour lui que pour vous. (8) Si pourtant la naissance, si le courage, si la grandeur, si les dignités ont pu jamais inspirer de l'orgueil, j'étais d'un sang, j'avais donné de moi des preuves, j'avais obtenu le consulat dans un âge, à pouvoir, consul à vingt-trois ans, malmener et le peuple et les patriciens même. (9) Avez-vous vu le consul agir ou parler en moi plus durement que le tribun? Le même esprit, je l'ai porté dans mes deux consulats suivants, je le porterai encore dans cette dictature souveraine, et je n'aurai pas eu pour ces soldats, qui sont les miens et ceux de ma patrie, plus de bienveillance que pour vous-mêmes, vous, j'ai horreur de le dire, nos ennemis."

(10) "Vous tirerez donc l'épée contre moi, avant que je la tire contre vous: c'est vous qui donnerez le signal, vous qui commencerez le cri de bataille et l'attaque, s'il faut combattre. (11) Osez vous mettre en tête ce que n'ont point osé vos pères et vos ancêtres, ni ceux qui se retirèrent sur le mont Sacré, ni ceux qui envahirent l'Aventin. (12) Attendez chacun, comme autrefois Coriolan, que mères et épouses, les cheveux épars, s'en viennent de la ville au-devant de vous. Alors les légions des Volsques, parce qu'elles avaient pour chef un Romain, s'arrêtèrent; et vous, armée romaine, vous ne renonceriez pas à cette guerre impie!

(13) "T. Quinctius, de quelque manière que tu sois ici, de gré ou de force, si la lutte s'engage, retire-toi aux derniers rangs: tu auras plus de gloire à fuir même, à tourner le dos devant un concitoyen, qu'à combattre contre la patrie. (14) Pour traiter de la paix, au contraire, tu feras bien et glorieusement de rester aux premiers rangs, afin d'être ainsi l'interprète de cette salutaire médiation. Demandez et proposez des choses justes. Après tout, mieux vaut subir une loi injuste, que de commettre nos mains dans ces luttes impies."

(15) T. Quinctius, plein de larmes, se tourne vers les siens: "Moi aussi, soldats, leur dit-il, si je puis vous servir, je vous guiderai mieux à la paix qu'à la guerre. (16) Ce n'est point un Volsque, un Samnite, mais un Romain, que vous venez d'entendre; c'est votre consul, votre général, soldats: vous avez éprouvé à votre profit la puissance de ses auspices, gardez de vouloir l'éprouver à vos dépens. (17) Pour vous combattre sans pitié, le sénat avait bien d'autres chefs; mais celui-ci devait plus volontiers ménager en vous ses soldats, vous plus volontiers compter sur lui, votre général, et c'est lui qu'on a choisi. (18) Ceux même qui peuvent vaincre veulent la paix; que pourrions-nous donc vouloir, sinon laisser à part la colère et l'ambition, perfides conseillères, et nous abandonner, nous et nos intérêts, à une foi si connue?".

Réconciliation nationale

[VII, 41]

(1) Tous l'approuvent à grands cris. T. Quinctius, s'avance à la tête des enseignes, déclare que les soldats sont désormais à la discrétion du dictateur; il le conjure de prendre en main la cause de ces malheureux citoyens, et de la défendre avec cette loyauté, ce zèle qu'il avait toujours mis à servir la république. (2) "Pour lui-même, il n'a nul souci; il ne veut d'autre garantie que son innocence. Mais il demande en faveur des soldats ce que le sénat accorda une fois au peuple, et une autre fois aux légions, qu'ils ne soient point inquiétés pour cette défection."

(3) Après avoir dignement loué Quinctius et donné bon espoir aux autres, le dictateur presse son cheval, revient à Rome, et, à l'initiative du sénat, obtient du peuple, au bois Petelinus, qu'on n'inquiètera point les soldats pour cette défection. Il demanda aussi en grâce aux Romains que nul, par plaisanterie ou sérieusement, ne leur en fît un reproche. (4) On porta en outre une loi sacrée militaire, pour que le nom d'aucun soldat, une fois inscrit, ne fut rayé que de son consentement: on ajouta dans la loi que nul, après avoir été tribun de légion, ne pourrait être centurion. (5) Les conjurés demandèrent cet article à cause de P. Salonius, qui presque toujours d'année en année était tour à tour tribun de légion et premier centurion, ce qu'on appelle aujourd'hui primipilaire. (6) Les soldats lui en voulaient d'avoir combattu constamment leurs projets de révolte, et fui de Lautules pour n'être point leur complice; (7) mais, par égard pour Salonius, le sénat ne voulut pas accorder cet article. Salonius alors supplia les pères conscrits de ne point faire plus d'état du soin de sa gloire que de l'union de la cité, et il obtint leur sanction. (8) Une autre demande aussi abusive fut de réduire la solde des cavaliers (triple alors de celle de l'infanterie), parce qu'ils avaient été contraires à la conjuration.

Discussion des sources historiques

[VII, 42]

(1) Je trouve encore dans quelques historiens que L. Genucius, tribun du peuple, porta une loi contre l'usure; (2) puis, que d'autres plébiscites défendirent de reprendre une même magistrature dans l'espace de dix ans, et de remplir deux magistratures dans une seule année, et permirent de créer deux consuls plébéiens. Toutes ces concessions, si on les fit au peuple, prouveraient que la révolte avait des forces assez redoutables. (3) Selon d'autres annales, Valerius ne fut point nommé dictateur: tout fut l'oeuvre des consuls. Ce n'est point avant d'arriver à Rome, mais dans Rome même, que cette multitude de révoltés leva les armes; (4) ce n'est plus T. Quinctius en sa villa, mais C. Manlius en sa maison que les conjurés assaillirent la nuit, et qu'ils saisirent pour s'en faire un chef; (5) puis ils allèrent à quatre milles de Rome s'établir dans une forte position. Ce n'est point les généraux qui proposèrent la paix, mais les deux armées qui soudain, venues en présence et prêtes a combattre, se saluèrent: (6) les rangs se confondirent; les soldats se prirent les mains et s'embrassèrent en versant des larmes. À toute force alors les consuls, voyant que les troupes n'étaient plus d'humeur à combattre, vinrent proposer au sénat d'accepter cette réconciliation. (7) Ainsi une sédition éclata et fut comprimée: tel est à peu près le seul fait constant dans les anciens auteurs.

(8) Le bruit de cette sédition et de la lourde guerre entreprise contre les Samnites, détacha quelques peuples de l'alliance de Rome, et, sans parler des Latins, depuis longtemps infidèles à leur traité, les Privernates eux-mêmes envahirent brusquement Norba et Setia, colonies romaines leurs voisines, qu'ils dévastèrent.

 

 


 

 
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