Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre VI - Rome, de 389 à 367

 

1. Redressement de Rome - 389 à 384 ([VI, 1] à [VI, 20])

 

Élections pour 389. Mesures politiques et religieuses

[VI, 1]

(1) J'ai exposé en cinq livres l'histoire des Romains, depuis la fondation de la ville de Rome jusqu'à la prise de la même ville, d'abord sous les rois, ensuite sous les consuls et les dictateurs, les décemvirs et les tribuns consulaires; les guerres étrangères, les dissensions domestiques: (2) histoire obscure, et par son extrême antiquité, comme ces objets qu'à de lointaines distances on aperçoit à peine; et par la rareté, l'absence même, en ces temps reculés, de l'écriture, seule fidèle gardienne du souvenir des actes du passé; enfin par la destruction presque entière, dans l'incendie de la ville, des registres des pontifes, et des autres monuments publics et particuliers.

(3) J'exposerai désormais avec plus de certitude et de clarté les événements civils et militaires qui vont suivre cette seconde naissance de Rome, repoussée, pour ainsi dire, de sa souche avec plus de sève et de vie. (4) Relevée par le bras de M. Furius, la république s'appuya encore sur ce grand citoyen pour se maintenir. On ne consentit point à l'abdication de sa dictature avant la fin de l'année. (5) On ne voulut point confier la tenue des comices pour l'année suivante, aux tribuns en charge lors de la prise de la ville, et on eut recours à des interrois.

(6) Pendant que les citoyens travaillaient avec un zèle, une ardeur infatigable à la reconstruction de leur ville, Q. Fabius, à peine sorti de magistrature, est assigné par Cn. Marcius, tribun du peuple, pour avoir, lui député, chargé d'une conciliante mission, contre le droit des gens, combattu les Gaulois. (7) À ce jugement vint le soustraire une mort arrivée si à propos, que beaucoup la crurent volontaire. (8) Le premier interroi fut P. Cornelius Scipion; après lui, M. Furius Camillus pour la seconde fois. Il créa des tribuns militaires avec puissance de consuls: L. Valerius Publicola pour la seconde fois, L. Virginius, P. Cornelius, A. Manlius, L. Aemilius, L. Postumius.

(9) L'interrègne cesse: ils entrent en charge aussitôt, et leur premier soin est d'occuper le sénat d'intérêts tout religieux. (10) D'abord ils firent rechercher les traités et les lois qui subsistaient encore (les douze tables et quelques lois royales); les unes furent publiées, même parmi le peuple; mais celles qui touchaient aux choses saintes furent tenues secrètes par des pontifes qui voulaient garder la multitude dans leur dépendance par le frein de la religion. (11) Alors aussi, et pour la première fois, on désigna les jours "religieux". Le quinzième jour avant les calendes d'août, marqué par un double désastre (sur le Crémère, le massacre des Fabius; ensuite sur l'Allia, la honteuse défaite de l'armée, suivie de la ruine de Rome), fut appelé, de ce dernier revers, jour d'Allia, et tout travail public ou privé fut interdit en ce jour. (12) C'était le lendemain des ides de juillet que Sulpicius, tribun militaire, avait sacrifié sans succès; et, sans avoir apaisé les dieux, il avait, trois jours après, livré l'armée romaine aux coups de l'ennemi; c'est pour cela qu'il fut ordonné de s'abstenir de tout acte sacré le lendemain des ides; et par la suite, selon quelques traditions, cette pieuse interdiction s'étendit au lendemain des calendes et des nones.

Victoires de Camille sur les Volsques et les Èques (389)

[VI, 2]

(1) On n'eut pas longtemps le loisir de s'occuper des moyens de relever la république d'une si grave chute. (2) D'un côté, les Volsques, vieux ennemis du nom romain, avaient pris les armes pour l'anéantir; d'un autre, au dire des marchands, les chefs de toutes les nations de l'Étrurie, réunis au temple de Voltumna, avaient juré la guerre; (3) enfin, pour surcroît d'alarmes, on annonçait la défection des Latins et des Herniques, qui, depuis le combat du lac Régille, pendant près de cent ans, n'avaient jamais trahi la foi qui les unissait au peuple romain.

(4) En présence de si nombreux et de si pressants dangers, on comprit clairement que non seulement la haine de l'ennemi, mais le mépris même des alliés menaçaient le nom romain; (5) on voulut remettre la défense de la république aux mains qui l'avaient reconquise: on nomma dictateur M. Furius Camillus. (6) Ce dictateur nomma C. Servilius Ahala maître de la cavalerie, proclama le "iustitium", et fit une levée de jeunes soldats: les vieillards même qui n'avaient pas perdu toute vigueur; prêtèrent serment et furent enrôlés par centuries. (7) Ces troupes inscrites et armées, il les divisa en trois corps: le premier, sur les terres de Véies, ferait tête à l'Étrurie; (8) un autre eut ordre de camper aux portes de la ville, sous le commandement du tribun militaire A. Manlius; ceux qu'il envoyait contre les Étrusques avaient pour chef L. Aemilius. Il mena lui-même le troisième corps contre les Volsques, les trouva campés non loin de Lanuvium, au lieu dit "près Mecium", et les attaqua.

(9) Les Volsques, qui méprisaient Rome et lui portaient la guerre parce qu'ils croyaient la jeunesse romaine presque entièrement exterminée par les Gaulois, au seul nom de Camille furent saisis d'une telle épouvante, qu'ils se couvrirent d'un retranchement, fortifié lui-même d'un amas d'arbres renversés, pour fermer à l'ennemi l'accès des palissades. (10) À cette vue, Camille fit mettre le feu à ce rempart de branchages; par hasard, le vent soufflait avec violence du côté de l'ennemi, (11) et la flamme eut bientôt ouvert un chemin: l'incendie gagna le camp; et la vapeur, la fumée, le pétillement même de cette verte matière embrasée, tout effraya si bien l'ennemi, que les Romains eurent moins de peine à forcer le retranchement pour pénétrer dans le camp des Volsques, qu'ils n'en avaient eu à franchir les amas d'arbres dévorés par l'incendie. (12) Après la défaite et le massacre des ennemis, l'assaut et la prise du camp, le dictateur livra le butin au soldat; largesse d'autant plus agréable à ces troupes qu'elles l'attendaient moins de ce général, peu libéral.

(13) Camille poursuivit les fuyards, et ravagea entièrement le territoire des Volsques, qui se rendirent, domptés enfin après soixante-dix ans de guerres. (14) Vainqueur des Volsques, il marcha contre les Èques, qui, eux aussi, préparaient la guerre; il écrasa leur armée à Bolae, attaqua leur camp, leur ville même, et du premier coup s'en empara.

Camille reprend Sutrium aux Étrusques

[VI, 3]

(1) Tandis que de ce côté, Camille, à la tête des forces romaines, avait pour lui la fortune, ailleurs étaient survenues de vives alarmes. (2) Presque toute l'Étrurie en armes assiégeait Sutrium, alliée du peuple romain. Ses députés, priant qu'on l'assistât en sa détresse, s'adressèrent au sénat, et obtinrent un décret qui ordonnait au dictateur de se porter sans délai au secours des Sutriens. (3) La fortune des assiégés ne leur permit pas d'attendre l'accomplissement de cette promesse: peu nombreux, abattus par les fatigues, les veilles, les blessures, exposés sans cesse aux mêmes coups, les habitants avaient, par une capitulation, livré leur ville à l'ennemi, et, désarmés, n'emportant qu'un seul vêtement, ils s'en allaient, proscrits et misérables, et fuyaient leurs pénates: (4) en cet instant, Camille arrive avec l'armée romaine; cette troupe désolée se jette à ses pieds; il entend et les plaintes des chefs, expression d'une douleur extrême, et les gémissements des femmes et des enfants, qui se traînent pour les suivre en exil: il les accueille, les engage à cesser leurs lamentations: aux Étrusques il va porter le deuil et les larmes.

(5) Il fait déposer les bagages, laisse les Sutriens sous la protection d'un détachement peu considérable, et donne ordre au soldat de n'emporter que ses armes. Alors, avec ses troupes plus légères, il marche à Sutrium: il y trouve ce qu'il avait prévu: le désordre partout, comme toujours après un succès, pas un poste en avant des remparts, les portes ouvertes, le vainqueur dispersé pour enlever le butin des maisons ennemies. (6) Pour la deuxième fois, Sutrium est prise en un même jour; les Étrusques vainqueurs sont égorgés l'un après l'autre par ce nouvel ennemi, sans avoir eu le temps de se grouper, de se rassembler, de prendre leurs armes. (7) Plusieurs courent aux portes enfin de se jeter dans la campagne; ils trouvent les portes fermées (c'était le premier ordre qu'avait donné le dictateur).

(8) Alors, les uns prennent les armes; les autres, que cette soudaine attaque avait surpris tout armés, appellent leurs camarades, veulent lutter et se défendre, et leur désespoir eût allumé le combat, si des hérauts répandus par la ville n'eussent crié de mettre bas les armes: désarmés, on leur fera grâce; armés, ils seront égorgés. (9) Alors ceux dont le courage, n'ayant plus d'autre espoir, s'obstinait à combattre, retrouvant l'espoir de vivre encore, jettent leurs armes, et, désarmés, acceptent le parti plus sûr que leur offre la fortune, et se livrent à l'ennemi. (10) Pour garder toute cette multitude captive, on la divisa. Avant la nuit, la ville fut rendue aux Sutriens, entière et vierge de tout outrage de guerre, car elle n'avait point été prise d'assaut, mais remise par capitulation.

Triomphe de Camille. Extension de Rome et nouvelles victoires (389-388)

[VI, 4]

(1) Camille rentra dans Rome en triomphe, après trois guerres et trois victoires. (2) Une longue suite de prisonniers, la plupart étrusques, allait devant son char. On les vendit à l'encan, et le produit en fut si profitable, qu'après avoir rendu la valeur de leur or aux matrones, on put faire encore du surplus trois coupes d'or; (3) revêtues du nom de Camille, on les déposa aux pieds de Junon dans la chapelle de Jupiter, où elles étaient, assure-t-on, encore avant l'incendie du Capitole.

(4) Cette année on admit au droit de cité les transfuges véiens, capénates et falisques, qui, durant ces guerres, avaient suivi l'armée romaine, et on assigna des terres à ces nouveaux citoyens. (5) Un sénatus-consulte rappela de Véies à Rome ceux qui, pour s'épargner la peine de rebâtir, avaient pris possession des maisons désertes de Véies où ils s'étaient retirés. Ils se récrièrent d'abord et méprisèrent l'ordre du sénat; mais on fixa un jour, avec peine capitale contre tout émigré qui ne rentrerait pas dans Rome: réunis, ils tenaient tête; la crainte les divisa, ils obéirent. (6) Rome vit ainsi s'accroître sa population en même temps que se relever partout ses édifices; la république subvenait aux dépenses, les édiles surveillaient les travaux comme des travaux publics, et les citoyens eux-mêmes, pressés par l'impatience et le besoin, se hâtaient de mener à terme l'entreprise: en moins d'un an, la nouvelle ville fut debout.

(7) L'année expirée, on procéda aux élections des tribuns militaires avec puissance de consuls: on créa T. Quinctius Cincinnatus, Q. Servilius Fidenas pour la cinquième fois, L. Julius Julus, L. Aquillius Corvus, L. Lucretius Tricipitinus, Ser. Sulpicius Rufus. (8) Une armée partit contre les Èques, non pour les combattre (ils s'avouaient vaincus), mais pour assouvir la haine de Rome par la dévastation de leurs plaines, et leur ôter la force de recommencer la guerre. Une autre armée se dirigea sur le territoire des Tarquiniens. (9) Là, les villes étrusques Cortuosa et Contenebra furent prises d'assaut et renversées. À Cortuosa, nulle résistance: surprise par une attaque imprévue, la place fut emportée du premier choc, au premier cri de charge; puis pillée et brûlée. (10) Contenebra soutint l'assaut quelques jours. Un siège continu, qu'on ne suspendit ni le jour ni la nuit, put seul la réduire. Partagée en six divisions, l'armée romaine, de six en six heures, se relayait pour combattre; les assiégés, peu nombreux, ne pouvant opposer que leurs mêmes corps épuisés à des adversaires qui se renouvelaient sans cesse, succombèrent à la fin, et laissèrent les Romains pénétrer dans leur ville. (11) Les tribuns voulaient réserver le butin à la république, mais leurs ordres tardèrent plus que leur décision: pendant qu'ils hésitaient, le soldat s'était emparé du butin, et, à moins de braver sa haine, on n'eût pu le lui reprendre.

(12) La même année, outre les constructions particulières dont s'agrandit la ville, le Capitole fut reconstruit jusqu'en ses fondements sur une masse de pierres équarries: oeuvre qui se fait encore remarquer au milieu de la magnificence actuelle de notre ville.

Interrègne. Dédicace du temple de Mars. Rome compte désormais 25 tribus (387)

[VI, 5]

(1) Et déjà les tribuns du peuple, au milieu de ces travaux de la cité qui se relève, s'efforçaient d'attirer avec des lois agraires la multitude à leurs assemblées. (2) Ils lui montraient en espérance les terres du pays Pontin, dont Camille, par la ruine des Volsques, avait désormais assuré la possession. (3) Ils s'indignaient de ce que ce territoire était plus infesté par les nobles qu'il ne l'avait jamais été par les Volsques; ces ennemis du moins n'avaient pu étendre leurs incursions qu'en raison de leurs forces et de la puissance de leurs armes: (4) les nobles marchent à l'entière usurpation des terres publiques, et si, avant qu'ils n'aient tout envahi, on ne partage pas, le peuple n'aura rien. (5) Ils ne purent fortement remuer encore la multitude, que le soin de ses constructions éloignait du Forum; épuisée d'ailleurs par les dépenses, elle songeait peu à ces terres qu'elle n'avait pas le moyen de mettre en valeur.

(6) Dans cette cité déjà si religieuse, depuis le dernier désastre la superstition avait atteint les chefs mêmes: on voulut renouveler les auspices, et on eut recours à un interrègne. Les interrois, qui se succédèrent, furent M. Manlius Capitolinus, Ser. Sulpicius Camerinus, L. Valerius Potitus. (7) Ce dernier tint les comices; on élut tribuns militaires avec puissance de consuls, L. Papirius, C. Cornelius, C. Sergius, L. Aemilius pour la seconde fois, L. Menenius, L. Valerius Publicola pour la troisième. L'interrègne cessa, ils entrèrent en charge. (8) Cette année, le temple voué à Mars durant la guerre des Gaulois, fut dédié par T. Quinctius, duumvir commis aux cérémonies sacrées. On institua encore quatre tribus, composées des nouveaux citoyens, la Stellatina, la Tromentina, la Sabatina, l'Arniensis; ce qui compléta le nombre de vingt-cinq tribus.

Camille prend en main la guerre contre les Étrusques (386)

[VI, 6]

(1) L. Sicinius, tribun du peuple, parla du pays Pontin devant une multitude déjà plus nombreuse, plus remuante et plus avide de terres qu'auparavant. (2) La question de la guerre aux Latins et aux Herniques fut agitée dans le sénat; mais le souci d'une plus importante guerre, à la vue de l'Étrurie en armes, fit ajourner ce projet. (3) Le pouvoir revint à Camille, nommé tribun militaire avec puissance de consul: on lui donna cinq collègues, Ser. Cornelius Maluginensis, Q. Servilius Fidenas pour la sixième fois, L. Quinctius Cincinnatus, L. Horatius Pulvillus, P. Valerius.

(4) Au commencement de l'année, les esprits furent distraits de la guerre d'Étrurie par l'arrivée soudaine à Rome d'une troupe fugitive d'habitants du territoire Pontin, annonçant que les Antiates avaient pris les armes, et que les peuples latins avaient envoyé secrètement leur jeunesse à cette guerre; (5) ces peuples désavouaient toute participation publique, mais ils n'avaient pu, disaient-ils, empêcher leurs volontaires d'aller combattre où bon leur semblerait.

(6) On avait appris à ne plus mépriser un ennemi. Le sénat remercia les dieux: Camille était en charge; car il eût fallu le nommer dictateur, s'il eût alors été sans fonctions. Ses collègues reconnaissaient que la conduite de toutes choses, en présence de la guerre et de ses alarmes, devait reposer sur un seul homme; (7) ils sont, au fond du coeur, résolus à déférer le commandement à Camille, et ils ne croient rien perdre de leur majesté par cette concession à la majesté d'un tel homme. Le sénat donna des louanges aux tribuns, et Camille, confus lui-même, leur rendit grâces. (8) Il dit ensuite que le peuple romain lui avait imposé un grand fardeau en le créant déjà quatre fois dictateur; le sénat un bien pesant, par la noble opinion qu'avait conçue de lui un tel ordre; et ses collègues un plus pesant encore, par une si honorable condescendance. (9) Que s'il pouvait ajouter à ses travaux et à ses veilles, il s'efforcerait de se surpasser lui-même, afin que cette universelle estime de ses concitoyens, trop haute pour grandir encore, il pût la faire durable.

(10) Quant à la guerre et aux Antiates, il y a par là plus de bruit que de danger; mais, s'il ne faut rien craindre, à son sens, il ne faut rien négliger. (11) De toutes parts la ville de Rome est assaillie par l'envie et la haine de ses voisins; plusieurs chefs et plusieurs armées se partageront donc le service de la république. (12) Toi, P. Valerius, - ajoute Camille - je t'associe à mes commandements, à mes conseils; tu conduiras avec moi les légions contre nos ennemis d'Antium: (13) toi, Q. Servilius, avec une autre armée, équipée et toute prête, tu camperas dans Rome, soit que l'Étrurie s'agite, comme naguère, soit que les Latins et les Herniques nous donnent un nouveau sujet d'inquiétude. J'ai la confiance que tu agiras de manière à ne point démériter de ton père, de ton aïeul, de toi-même, de tes six tribunats. (14) Une troisième armée, formée par L. Quinctius des citoyens que leur âge ou d'autres causes éloignent du service, gardera la ville et les remparts. L. Horatius pourvoira aux approvisionnements d'armes, de traits, de blé, à tous les besoins de la guerre. (15) À toi, Ser. Cornelius, la présidence du conseil public, la surveillance de la religion, des comices, des lois, de tous les intérêts de la ville: c'est le voeu de tes collègues.

(16) Tous acceptent l'emploi qui leur est assigné, et promettent de le remplir avec zèle. Valerius, choisi pour partager le commandement, ajoute qu'il regardera M. Furius comme son dictateur, qu'il lui servira de maître de la cavalerie: (17) ainsi, le succès qu'on attend de l'unité de commandement, on peut l'espérer pour la guerre. Les sénateurs ont bon espoir et de la guerre et de la paix et de la chose publique tout entière. Transportés de joie, ils s'écrient (18) que jamais la république n'aura besoin d'un dictateur avec de tels hommes aux magistratures, unis d'une si étroite intelligence, également prêts à obéir et à commander, et plus disposés à mettre en commun leur propre gloire qu'à ramener à soi la gloire de tous.

Camille remonte le moral des troupes

[VI, 7]

(1) On proclame le "iustitium", on achève la levée; Furius et Valerius marchent sur Satricum. Avec l'armée des Volsques, choisie de neuves et jeunes troupes, les Antiates avaient appelé là un nombre immense de Latins et d'Herniques, de ces peuples qu'une si longue paix avait conservés forts et entiers. La réunion de ces nouveaux ennemis aux anciens ébranla le courage du soldat romain. (2) Camille disposait déjà son ordre de bataille, quand les centurions viennent lui apprendre "que les soldats, l'esprit troublé, ne prennent qu'à regret les armes, qu'ils hésitent, qu'ils refusent de sortir du camp; on a même entendu quelques voix dire qu'on allait combattre un contre cent ennemis: cette multitude serait sans armes qu'à peine on pourrait lui faire tête; armée, comment lui résister?"

(3) Camille saute à cheval, arrive en avant des enseignes, se présente aux légions, et parcourant les rangs: "Que signifie cet abattement, soldats quelle étrange hésitation! Ne connaissez-vous plus l'ennemi, ni moi, ni vous-même? L'ennemi, qu'est-ce autre chose pour vous qu'une perpétuelle matière de courage et de gloire? (4) Vous, au contraire, et sous mes ordres (sans rappeler la prise de Faléries et de Véies, et, dans la patrie conquise, le massacre des légions gauloises), n'avez-vous pas naguère, par une triple victoire, triomphé trois fois de ces mêmes Volsques, de ces Èques, de l'Étrurie? (5) Quoi! parce que je vous ai donné le signal, non plus comme dictateur, mais comme tribun, ne me reconnaissez-vous plus pour votre chef? Moi, je n'ai pas besoin d'avoir sur vous une autorité sans limites, et vous ne devez regarder en moi que moi-même. La dictature ne me donna jamais le courage, l'exil ne me l'a pas ôté. (6) Nous sommes donc tous les mêmes; et puisque nous apportons à cette guerre tout ce que nous avons apporté aux autres, espérons le même succès. Une fois aux prises, chacun fera ce qu'il sait faire, ce qu'il fit toujours: vous vaincrez, ils fuiront."

Victoire romaine sur les Volsques, prise de Satricum (386)

[VI, 8]

(1) Le signal donné, il saute de cheval, saisit par la main l'enseigne le plus proche, et l'entraîne avec lui vers l'ennemi: "En avant, soldat? lui crie-t-il". (2) À peine ont ils vu Camille, le corps affaibli par la vieillesse, marcher sur l'ennemi, qu'ils se précipitent en foule sur ses pas, en poussant le cri de guerre, et se répétant l'un à l'autre: "Suivons le général". (3) On dit même que Camille fit jeter le drapeau dans les rangs ennemis; (4) pour le reprendre, les soldats qui le gardaient s'élancent, culbutent les Antiates, et des premiers rangs portent l'épouvante jusqu'au milieu de la réserve.

(5) Outre l'impétueuse ardeur du soldat, que le chef soutenait de son exemple, ce qui frappait les Volsques de terreur, c'était surtout la présence et la vue de Camille: (6) aussi, partout où il se portait, il était sûr d'entraîner avec lui la victoire; on en vit là une preuve éclatante: au moment où l'aile gauche allait être enfoncée, il saisit vivement un cheval, et, sans quitter son bouclier de fantassin, accourt, paraît, et rétablit le combat, montrant partout ailleurs l'armée victorieuse. (7) Déjà le succès n'était plus douteux; mais le nombre des ennemis était un obstacle à leur fuite; mais pour exterminer cette multitude immense, il fallait un long massacre, et les soldats étaient las. Tout à coup un violent orage et des torrents de pluie vinrent interrompre la victoire plutôt que le combat.

(8) On donna le signal de la retraite, et la nuit qui suivit termina la guerre, sans le secours des Romains. En effet, les Latins et les Herniques, abandonnant les Volsques, s'en retournèrent, après un succès vraiment digne de leur perfide entreprise. (9) Les Volsques, se voyant délaissés de ceux-là même sur la foi desquels ils s'étaient soulevés, abandonnent leur camp, et s'enferment dans les murs de Satricum. D'abord Camille traça l'enceinte du retranchement, commença les chaussées et tous les ouvrages d'un siège régulier. (10) Comme nulle sortie de la place n'arrêtait ces travaux, voyant que les Volsques avaient trop peu de coeur pour qu'il dût attendre la victoire de moyens aussi lents, Camille exhorte ses troupes à ne point s'épuiser, comme au siège de Véies, en des travaux sans fin; la victoire est dans leurs mains: il anime ainsi le soldat qui s'élance, attaque de toutes parts, escalade les murailles et prend la ville. Les Volsques jettent leurs armes, et se rendent.

Libération de Sutrium, attaquée par les Étrusques (386)

[VI, 9]

(1) L'âme du général méditait une plus glorieuse conquête encore, celle d'Antium, cette capitale des Volsques où s'était formée la dernière guerre; (2) mais comme on ne pouvait, sans un grand appareil de forces et de machines, réduire une si puissante ville, il laisse son collègue à l'armée et retourne à Rome pour exhorter le sénat à détruire Antium. (3) Comme il parlait de ses projets (les dieux, j'imagine, avaient pris à coeur de prolonger la durée d'Antium), des envoyés de Népété et de Sutrium viennent demander aide contre les Étrusques, insistant sur l'extrême besoin d'un prompt secours. (4) Ce fut là, et non sur Antium, que la fortune dirigea les coups de Camille.

Ces deux places en effet, faisant face à l'Étrurie, étaient de ce côté comme les barrières et les portes de Rome; les Étrusques ayant soin de s'en emparer à chaque nouvelle attaque contre elle, l'intérêt des Romains était de les reprendre et de les conserver. (5) Aussi le sénat engagea Camille à laisser Antium, et à porter la guerre en Étrurie. Un décret lui donna les légions de la ville, commandées par Quinctius; (6) il eût préféré son armée des Volsques, éprouvée déjà et faite à son autorité; cependant il ne refusa rien. Il demanda seulement qu'on associât Valerius à son commandement. Quinctius et Horatius remplacèrent Valerius chez les Volsques.

(7) Partis de Rome pour Sutrium, Furius et Valerius trouvèrent les Étrusques maîtres déjà d'une partie de la ville et dans l'autre, investis et retranchés, les habitants repoussant avec peine les assauts de l'ennemi. (8) L'arrivée d'une armée romaine à leur aide, le nom de Camille si connu des ennemis et des alliés, soutinrent un instant la chancelante destinée de Sutrium, et donnèrent le temps de lui porter secours. (9) Alors, divisant son armée, Camille ordonna à son collègue de tourner avec ses troupes la partie de la ville occupée par l'ennemi et d'attaquer les remparts, moins dans l'espoir d'escalader et de prendre la place, qu'afin de détourner l'ennemi par cette diversion, qui laisserait un moment de repos et de loisir aux habitants harassés de fatigue, et lui permettrait à lui de pénétrer sans combat dans la ville.

(10) L'une et l'autre manoeuvre, exécutée en même temps, mit entre deux périls les Étrusques, alarmés tout ensemble et de l'assaut acharné dirigé contre les remparts, et de la présence de l'ennemi dans la place: une porte par hasard était libre encore; tremblants, ils se jetèrent en masse par cette issue. (11) On fit des fuyards un immense massacre, et dans la ville et dans la campagne; les soldats de Furius en tuèrent plus encore dans la place: ceux de Valerius, les poursuivirent avec plus d'aisance; et la nuit seule, en dérobant la vue de l'ennemi, vint finir le carnage. (12) De Sutrium reconquis et restitué aux alliés, l'armée marcha sur Népété, qui déjà s'était rendue et remise tout entière aux mains des Étrusques.

Prise de Népété (386)

[VI, 10]

(1) La prise de cette place semblait une oeuvre plus difficile; outre qu'elle était toute à l'ennemi, c'était la trahison d'une partie des Népésins qui avait livré la ville. (2) Néanmoins on envoya dire à leurs chefs de se séparer des Étrusques, et d'observer au moins eux-mêmes cette foi qu'ils avaient réclamée des Romains. (3) Ils répondirent qu'ils ne pouvaient rien, que les Étrusques étaient maîtres des remparts et de la garde des portes. On essaya d'abord d'effrayer les habitants par la dévastation de leur territoire; (4) mais, comme la foi de leur trahison leur était plus sacrée que celle de leur alliance, chargée de fascines apportées de leurs champs, l'armée s'approche des murs, comble les fossés, applique les échelles, et du premier cri, du premier assaut, la place est enlevée. (5) Un édit ordonna aux Népésins de mettre bas les armes; désarmés, on leur ferait grâce. Les Étrusques, sans distinction, avec ou sans armes, furent massacrés. Les Népésins, auteurs de la trahison, périrent sous la hache: la multitude n'était point coupable; on lui rendit ses biens, et sa ville, où on laissa une garnison. (6) Après avoir ainsi reconquis deux cités alliées sur l'ennemi, les tribuns ramenèrent avec une grande gloire dans Rome l'armée victorieuse.

La même année, on porta des réclamations aux Latins et aux Herniques; on leur demanda pourquoi, depuis quelques années, ils n'avaient point fourni le nombre de soldats convenu. (7) L'un et l'autre peuple, en assemblée solennelle, répondirent que ce n'était ni par la faute ni par la volonté de la nation qu'une partie de la jeunesse avait pris les armes en faveur des Volsques; (8) que cette jeunesse même avait été bien punie de sa coupable entreprise; pas un n'était revenu. Ils n'avaient point fourni de soldats, à cause des menaces continuelles des Volsques, cette peste attachée à leurs flancs, et que tant de guerres, tant de fois recommencées, n'avaient pu extirper encore. (9) On rapporta cette réponse au sénat, qui jugea Rome plus en droit qu'en état de leur faire la guerre.

Agitation à Rome; désignation d'un dictateur (385)

[VI, 11]

(1) L'année suivante, A. Manlius, P. Cornelius, T. et L. Quinctius Capitolinus, L. Papirius Cursor, C. Sergius, étaient, ces deux derniers pour la seconde fois, tribuns avec puissance de consul, quand une grave guerre au-dehors, au-dedans une sédition plus grave encore éclatèrent: (2) la guerre venait des Volsques, aidés de la défection des Latins et des Herniques; la sédition, d'où jamais on n'eût osé la craindre, d'un homme de race patricienne et de noble renommée, de M. Manlius Capitolinus.

(3) Cette âme altière, qui méprisait tous les grands, en enviait un seul, illustre en dignités et en vertus tout ensemble, M. Furius. Il ne voyait qu'avec dépit celui-là toujours dans les magistratures, toujours auprès des armées. (4) Et déjà, disait-il, on l'a monté si haut que les magistrats créés sous les mêmes auspices, ne sont plus ses collègues; il en fait ses serviteurs. Et pourtant, à bien juger, M. Furius n'eût pu délivrer la patrie assiégée, si lui auparavant n'eût sauvé le Capitole et la citadelle. (5) Celui-là, c'est quand la vue de l'or et l'espoir de la paix endormaient les courages, qu'il attaqua les Gaulois; lui, c'est tout armés et les mains déjà sur la citadelle qu'il les a renversés; celui-là doit une part de sa gloire à chacun des nombreux soldats qui vainquirent avec lui; lui, personne au monde n'a droit à sa victoire.

(6) Enflé de ces idées, cet homme porté d'ailleurs par un mauvais penchant à la violence et à la colère, ne voyant pas son crédit grandir et s'élever parmi les patriciens autant qu'il le croyait juste, (7) premier exemple d'un patricien transfuge, se livre au peuple, se lie d'intelligence avec les magistrats plébéiens, décrie les sénateurs, cherche à gagner la multitude: il n'obéit plus à la raison, mais au vent populaire; sa renommée, il la veut grande plutôt que digne. (8) Non content des lois agraires, éternelle matière de séditions pour les tribuns du peuple, il cherche à ruiner la foi publique. Déchirantes tortures que les dettes, qui ne menacent pas seulement de misère et d'opprobre, mais de liens et de fers, redoutable supplice pour un corps libre. (9) Et les dettes étaient nombreuses, après des constructions, toujours à charge, même aux riches. En cet état, la guerre des Volsques, dont le poids s'aggravait encore de la défection des Latins et des Herniques, fut jetée en avant comme un prétexte pour recourir à une plus puissante autorité: (10) mais ce furent surtout les menées de Manlius qui poussèrent le sénat à créer un dictateur. On créa A. Cornelius Cossus, qui nomma maître de la cavalerie T. Quinctius Capitolinus.

Le dictateur Cornelius Cossus combat l'armée volsque (385)

[VI, 12]

(1) Le dictateur, quoiqu'il prévît de plus rudes combats au-dedans qu'au-dehors, cependant, soit que la guerre demandât célérité, soit qu'il espérât, par la victoire et le triomphe, fortifier encore sa dictature, fait une levée, et se porte dans le territoire Pontin, où il savait que l'armée volsque se devait réunir.

(2) Outre le dégoût de relire en tant de livres le récit de ces guerres continuelles avec les Volsques, je ne doute point qu'on n'ait quelque peine à concevoir, (ce qui m'étonne moi-même, en parcourant les auteurs les plus voisins de ces événements) comment aux Volsques et aux Èques, tant de fois vaincus, les soldats ne manquèrent jamais. (3) Les anciens se taisent sur ce point: en cette absence de documents, puis-je avancer ici autre chose qu'une simple opinion, comme chacun d'ailleurs pourrait le faire d'après ses propres conjectures? (4) Il est vraisemblable, ou que dans l'intervalle d'une guerre à une autre, comme il se fait aujourd'hui pour les levées romaines, se succédait une autre et toujours nouvelle lignée de jeunes hommes suffisante à recommencer la guerre, ou que les armées ne se tiraient point toujours du sein des mêmes peuples, quoique toujours la même nation portât 1a guerre; (5) ou enfin qu'il existait une innombrable multitude de têtes libres en cette contrée, où maintenant on a peine à recueillir quelques soldats, et que les esclaves romains sauvent de la solitude. (6) Grande à coup sûr (ici tous les auteurs s'accordent) était l'armée des Volsques, malgré les dernières atteintes portées à leur puissance par le génie et le bras de Camille. Aux Volsques s'étaient joints encore les Latins et les Herniques, des Circéiens, des Romains même de la colonie de Vélitres.

(7) Le dictateur forme son camp, et le lendemain, après avoir consulté les auspices, immolé une victime, et imploré la paix des dieux, s'avance joyeux vers les soldats, qui au signal parti d'en haut, prenaient leurs armes au point du jour, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu. (8) "À nous la victoire, soldats, leur dit-il, si les dieux et leurs devins savent l'avenir. Ainsi donc, en hommes assurés du succès, et qui vont combattre d'impuissants ennemis, laissons à nos pieds la javeline; que le glaive seul arme nos mains. Je ne veux même point qu'on marche en avant; tenez-vous là serrés, et de pied ferme attendez le choc des ennemis. (9) Dès qu'ils auront lancé leurs traits inutiles, et que sans ordre ils se porteront contre votre masse immobile, alors que les glaives étincellent, et que chacun songe qu'il est des dieux protecteurs du soldat romain, des dieux qui, sous d'heureux augures, nous ont envoyés au combat. (10) Toi, T. Quinctius, retiens la cavalerie; observe l'instant où la lutte commencera. Dès que tu verras les lignes aux prises s'étreindre corps à corps, alors, avec ta cavalerie, jette la terreur au milieu des ennemis qu'un autre péril aura troublés déjà; charge, et disperse les rangs des combattants".

(11) Cavaliers, fantassins, ainsi qu'il avait dit, combattirent; le général ne fit point faute aux légions, ni la fortune au général.

Victoire romaine sur les Volsques et leurs alliés

[VI, 13]

(1) La multitude de l'ennemi, ne comptant que sur le nombre, après avoir mesuré des yeux l'une et l'autre armée, engage brusquement le combat, brusquement l'abandonne. (2) Après avoir poussé le cri, lancé ses traits, et chargé d'abord avec quelque vigueur, elle ne put soutenir ni les glaives, ni la lutte corps à corps, ni les regards de l'ennemi étincelant d'ardeur et de courage. (3) Le front de bataille, enfoncé, recule sur l'arrière-garde qu'il épouvante; la cavalerie vient ensuite jeter la terreur parmi eux; plusieurs rangs sont rompus; tout s'ébranle; on dirait une mer agitée. Enfin, la première ligne est renversée, chacun voyant le carnage arriver jusqu'à lui, tourna le dos.

(4) Le Romain pousse en avant. Tant qu'ils s'enfuirent armés, et les rangs serrés, l'infanterie seule eut charge de les poursuivre; mais quand on les vit jeter leurs armes, et toute cette foule ennemie en désordre se disperser dans la plaine, alors on lance les escadrons de cavalerie, avec ordre de ne point s'arrêter au massacre de quelques fuyards, ce qui donnerait le loisir à la masse de l'armée de s'échapper; (5) mais de se borner à lancer des traits pour inquiéter et gêner la marche de l'ennemi, à le harceler sur les flancs pour le tenir en échec, et laisser ainsi à l'infanterie le temps de l'atteindre et de l'anéantir par un massacre complet.

(6) À cette déroute, à cette poursuite, la nuit seule mit un terme. Le même jour, on prit et on pilla le camp des Volsques, et tout le butin, moins les têtes libres, fut abandonné au soldat. (7) La plupart des prisonniers étaient des Latins et des Herniques; et, dans le nombre, outre les hommes du peuple, qu'on aurait pu croire engagés pour un prix dans cette guerre, on trouva quelques jeunes fils de leurs premières familles: preuve évidente de l'appui prêté par la nation entière aux Volsques ennemis. (8) On reconnut là aussi quelques Circéiens et des colons de Vélitres. Envoyés tous à Rome, et interrogés par les principaux sénateurs, ils leur révélèrent clairement, comme au dictateur, la défection de chacun des peuples dont ils faisaient partie.

Marcus Manlius prend la tête de l'opposition populaire

[VI, 14]

(1) Le dictateur tenait son armée en campagne, ne doutant point que le sénat ne lui ordonnât de porter la guerre à ces peuples; mais un embarras plus grand survenu à l'intérieur le rappela dans Rome, où grandissait de jour en jour une sédition que son auteur rendait plus redoutable que jamais. (2) Aux discours, désormais Manlius joignait des actes, populaires en apparence, mais séditieux en effet, à bien juger l'esprit qui le dirigeait.

(3) Un centurion, connu par des actions guerrières, venait d'être adjugé comme insolvable: on l'emmenait; Manlius le voit, accourt avec sa troupe au milieu du Forum, le délivre; puis déclamant sur l'orgueil des patriciens, la cruauté des usuriers, les misères du peuple, les vertus de cet homme et son infortune, il s'écrie: (4) "C'est vainement que mon bras aurait sauvé le Capitole et la citadelle, si je souffrais qu'un citoyen, mon frère d'armes, fût, sous mes yeux, comme un prisonnier des Gaulois vainqueurs, mené en servitude et en prison". (5) Il paie le créancier en présence du peuple, rachète par l'as et la balance le débiteur, qui se retire en attestant les dieux et les hommes, et les priant d'accorder à M. Manlius, à son libérateur, au père du peuple romain, une digne récompense.

(6) Accueilli par une turbulente multitude, il augmente le trouble encore en montrant les blessures qu'il a reçues à Véies, et contre les Gaulois, et dans les autres guerres qui avaient suivi. (7) "Il combattait, disait-il, il relevait ses pénates renversés, pendant que le capital de sa dette, déjà mille fois payée, s'engloutissait sous les intérêts; l'usure enfin l'avait écrasé: (8) s'il voit le jour, le Forum, ses concitoyens, c'est grâce à M. Manlius; tous les bienfaits d'un père, il les a reçus de lui; il lui dévoue ce qu'il lui reste de forces, de vie, de sang; tous les liens qui l'unirent à la patrie et à ses pénates publics et privés, l'attachent désormais à cet homme, à lui seul".

(9) Entraîné par ces paroles, le peuple était déjà tout à ce seul homme, qui, pour l'irriter encore et troubler toute chose, imagina de nouveaux moyens. (10) Il avait chez les Véiens une terre, la meilleure de son patrimoine; il la mit aux enchères: "Afin que pas un de vous, Romains, dit-il, tant qu'il me restera quelque bien, ne puisse être, à mes yeux, condamné et traîné dans les fers." Il enflamma tellement les esprits qu'on les vit prêts à suivre par toutes les voies, bonnes ou mauvaises, le défenseur de leur liberté.

(11) Chez lui, ses discours, comme ceux d'un tribun qui harangue, étaient remplis d'accusations contre le sénat; ainsi, sans examiner s'il parlait vrai ou non, il insinua "que des trésors d'or gaulois étaient cachés par les sénateurs; la possession des terres publiques ne leur suffit plus; il leur faut détourner encore l'argent de la république: ces richesses, si on les découvre, pourront acquitter les dettes du peuple." (12) Cet espoir séduit la foule, on considère comme une indignité qu'après une contribution consentie pour fournir aux Gaulois l'or qui devait racheter la ville, après la levée de cette contribution, le même or, reconquis sur l'ennemi, devienne la proie de quelques hommes. (13) On pressaient donc Manlius de déclarer le lieu qui renfermait un si riche larcin; plus tard et en son temps il leur révélerait, disait-il, ce secret: on oublia le reste, là se tournèrent toutes les pensées; et il était clair que la vérité ou la fausseté de l'assertion lui ferait ou un crédit ou une défaveur immense.

Arrestation de Marcus Manlius

(1) Les esprits étaient en suspens, quand le dictateur, rappelé de l'armée, arriva à Rome. Le lendemain il assemble le sénat, et, assez instruit des intentions des hommes, il défend aux sénateurs de s'éloigner de lui, et marche, escorté de cette multitude, au Comitium, où son siège est dressé. Là, il envoie un appariteur à M. Manlius. (2) À cet ordre, à cet appel du dictateur, celui-ci donne aux siens le signal de la lutte qui va s'engager, et, suivi d'une troupe nombreuse, il arrive devant le tribunal. (3) D'un côté le sénat, de l'autre le peuple, les yeux fixés chacun sur son chef, se tenaient là comme deux armées en présence.

Alors on fait silence, et le dictateur: (4) "Plût aux dieux, dit-il, que moi et les patriciens romains pussions nous entendre avec le peuple sur d'autres intérêts comme nous nous entendrons, j'en ai la confiance, sur ce qui te regarde et sur la question que j'ai à te faire! (5) Je vois que tu as donné l'espoir à la cité que, sans porter atteinte au crédit, des trésors gaulois cachés par les principaux patriciens pourraient acquitter ses dettes. Loin de m'opposer à cela, je t'exhorte au contraire, M. Manlius, à sauver de l'usure le peuple romain, à déloger de leur secrète proie ces ravisseurs accroupis sur les trésors publics. (6) Si tu ne le fais, soit pour avoir aussi part au butin, soit parce que ton assertion est fausse, j'ordonnerai qu'on te jette aux fers, et je ne souffrirai pas plus longtemps que tu soulèves la multitude pour de trompeuses espérances."

(7) À cela Manlius: "Il ne s'est point trompé; ce n'est pas contre les Volsques, autant de fois ennemis qu'il convient au sénat, ni contre les Latins et les Herniques, qu'à force de fausses inculpations on réduit à combattre, c'est contre lui et le peuple romain qu'on a créé un dictateur. (8) Déjà on oublie cette guerre, qui n'était que supposée, pour se ruer sur lui; déjà le dictateur s'avoue le patron des usuriers contre le peuple; déjà de la faveur de la multitude on lui fait un crime pour le perdre."

(9) "Ce qui vous blesse, ajoute-t-il, toi, A. Cornelius, et vous, pères conscrits, c'est la foule répandue partout à mes côtés. Que ne la détachez-vous de moi chacun par vos bienfaits? Intercédez, arrachez au fouet vos concitoyens, empêchez qu'ils ne soient condamnés, adjugés, asservis; du superflu de vos richesses, soulagez les besoins des autres. (10) Mais où vais-je, moi, vous engager à mettre ici du vôtre? Contents d'une somme fixe, retranchez du capital les intérêts qu'on vous a souvent comptés déjà, et mon cortège n'aura pas plus d'éclat qu'un autre. (11) Mais, dites-vous, pourquoi seul prendre à coeur le bien des citoyens? Je n'ai rien de plus à répondre que si tu me demandais pourquoi seul aussi j'ai sauvé le Capitole et la citadelle. À tous alors j'ai porté le secours que j'ai pu; ce secours, aujourd'hui je le porte à chacun."

(12) "Quant aux trésors gaulois, la chose est simple de sa nature, mais la question même la rend difficile. Pourquoi en effet demandez-vous ce que vous savez? pourquoi, ce que vous cachez dans un pli de votre robe, m'ordonner de le secouer, plutôt que de le poser là vous-mêmes, s'il n'y avait point là-dessous quelque fraude? (13) Plus vous insistez pour qu'on dévoile vos adroites fourberies, plus je crains que vous n'ayez fermé les yeux même aux plus clairvoyants. Ce n'est donc point à moi à vous indiquer vos larcins, c'est vous qu'on doit contraindre à les mettre au jour."

Emprisonnement de Manlius et triomphe du dictateur

[VI, 16]

(1) Le dictateur lui commande de laisser là les détours; il le presse de prouver la vérité de son assertion, ou d'avouer son crime et la fausseté de son accusation contre le sénat, et cette odieuse supposition d'un larcin supposé. Manlius refuse de parler au gré de ses ennemis; le dictateur le fait conduire en prison. (2) Saisi par l'appariteur, il s'écrie: "Jupiter très bon, très grand, Junon Reine, Minerve; vous tous, dieux et déesses qui habitez le Capitole et la citadelle, est-ce ainsi que vous abandonnez votre soldat, votre défenseur à la fureur de ses ennemis? et cette main dont j'ai chassé les Gaulois de vos sanctuaires, serait chargée de fers et de chaînes!"

(3) Il n'y avait là personne qui pût le voir ou l'entendre sans gémir de cette indignité; mais la cité s'était fait un invincible devoir de l'obéissance au légitime pouvoir; et loin de combattre l'autorité du dictateur, les tribuns du peuple et le peuple lui-même n'osaient lever les yeux ni ouvrir la bouche. (4) Manlius jeté en prison, on assure qu'une grande partie du peuple changea de vêtements; plusieurs même laissèrent croître leurs cheveux et leur barbe; et devant le vestibule de la prison se promena longtemps une foule désolée.

(5) Le dictateur triompha des Volsques: il recueillit de son triomphe plus de haine que de gloire. C'était dans la ville non à l'armée qu'il l'avait gagné; contre un citoyen, non contre l'ennemi: on se disait qu'une seule joie avait manqué à son orgueil, il n'avait point traîné Manlius devant son char. (6) La sédition était près d'éclater: pour l'apaiser, devenu tout à coup libéral, le sénat, par une largesse volontaire et qui n'était point sollicitée, fit inscrire pour Satricum une colonie de deux mille citoyens romains; on assigna deux arpents et demi de terre à chacun. (7) Ce don modique et trop restreint fut mal interprété: c'était le prix dont on voulait acheter du peuple la trahison de M. Manlius; le remède irrita la sédition; (8) de jour en jour les amis de Manlius mettaient plus d'éclat dans leur deuil et dans leur douleur d'accusés; et l'abdication du dictateur, qui suivit son triomphe, en éloignant la terreur, laissa toute liberté de langage et de sentiments à la multitude.

Libération de Manlius

[VI, 17]

(1) Alors on entendit s'élever des voix qui reprochaient au peuple que sa faveur portait toujours ses défenseurs au-dessus d'un abîme, et les abandonnait ensuite à l'heure du danger. (2) Ainsi Sp. Cassius, qui appelait le peuple au partage des terres; ainsi Sp. Maelius, qui de toute sa fortune repoussait la faim des lèvres de ses concitoyens, avaient succombé; ainsi M. Manlius, qui ramène à la liberté, à la lumière, une partie de la cité ensevelie, écrasée par l'usure, est livré à ses ennemis. (3) Le peuple engraisse ses partisans pour qu'on les égorge. Un tel supplice, pour n'avoir point répondu au gré du dictateur, lui, un homme consulaire! En supposant qu'il ait menti d'abord et qu'il n'ait su que répondre alors, quel esclave jamais pour un mensonge fut puni par les fers? (4) On ne s'est rappelé ni le souvenir de cette nuit qui fut presque une dernière, une éternelle nuit pour le nom romain; ni ce spectacle d'une armée de Gaulois gravissait la roche Tarpéienne; ni Manlius enfin, tel qu'on l'avait vu tout armé, plein de sueur et de sang, arrachant, pour ainsi dire, Jupiter lui-même des mains de l'ennemi! (5) Est-ce avec des demi-livres de farine qu'ils auront payé les services du sauveur de la patrie? Et celui qu'ils ont presque fait dieu, que son surnom du moins égale à Jupiter Capitolinus, ils le laissent enchaîné dans un cachot, dans les ténèbres, vivre à la discrétion du bourreau. Ainsi un seul homme a suffi pour les défendre tous, et tous n'auront pu venir en aide à un seul homme! (6) Et déjà, même la nuit, la foule ne quittait plus ce lieu, et menaçait d'enfoncer la prison. On leur accorda ce qu'ils auraient pris; un sénatus-consulte rendit la liberté à Manlius. Ce n'était point finir la sédition, c'était lui donner un chef.

(7) Dans le même temps, aux Latins et aux Herniques, aux colons de Circéi et de Vélitres, qui vinrent se justifier de leur criminelle participation à la guerre volsque, et redemander leurs prisonniers pour les punir selon leurs lois, on adressa de sévères réponses; de plus sévères aux colons, qui, citoyens romains, avaient formé le sacrilège projet d'attaquer leur patrie. (8) Aussi, non seulement on leur refusa leurs prisonniers, mais on leur infligea une honte qu'on avait du moins épargnée aux alliés, en leur signifiant, par ordre du sénat, qu'ils eussent à sortir promptement de la ville, à s'éloigner de la présence et de la vue du peuple romain, de peur que le droit des ambassadeurs, établi pour l'étranger, non pour le citoyen, ne pût les sauver.

Nouveau développement de l'affaire Manlius (384)

[VI, 18]

(1) La sédition de Manlius reprenant une vigueur nouvelle, sur la fin de l'année on tint les comices, et on créa tribuns militaires avec puissance de consul, les patriciens Ser. Cornelius Maluginensis pour la troisième fois, P. Valerius Potitus pour la seconde, M. Furius Camille, Ser. Sulpicius Rufus pour la seconde, C. Papirius Crassus, T. Quinctius Cincinnatus pour la seconde fois. (2) Au commencement de cette année, la paix, qui s'établit au-dehors, vint favoriser également les patriciens et le peuple; le peuple, délivré de la levée, conçut l'espoir à l'aide de son puissant chef, d'anéantir l'usure; (3) les patriciens, l'esprit libre de toute crainte du dehors, pourraient guérir enfin les maux de la cité.

Ainsi, plus animé, l'un et l'autre parti se relève, et Manlius aussi se prépare à une lutte prochaine. Il convoque le peuple en sa maison; jour et nuit, avec les chefs, il dispose le plan de ses nouveautés, plus rempli d'orgueil et de colère qu'il ne le fut jamais. (4) Après l'affront qu'il avait reçu, la colère s'était enflammée en son coeur peu fait aux outrages, et sa fierté s'exaltait de voir que le dictateur n'avait point osé contre lui ce que Cincinnatus Quinctius avait osé contre Sp. Maelius; que la haine soulevée par son emprisonnement avait forcé le dictateur d'abdiquer la dictature, et que le sénat lui-même n'avait pu en soutenir le poids.

(5) À la fois aigri et enflé de ces idées, il irritait encore l'esprit déjà si ardent de la multitude. "Jusques à quand enfin ignorerez-vous vos forces, ce que la nature n'a point voulu laisser ignorer même à la brute? Comptez du moins combien vous êtes, combien d'ennemis vous avez. (6) Fussiez-vous un contre un dans cette lutte, j'imagine que vous combattriez plus vivement pour la liberté que ceux-là pour la tyrannie. Mais, autant vous avez été de clients auprès d'un seul patron, autant vous serez maintenant contre un seul ennemi. (7) Montrez seulement la guerre, vous aurez la paix. Qu'ils vous voient prêts à employer la force, et d'eux-mêmes ils vous feront droit. Il faut oser tous ensemble ou tout souffrir isolément."

"Jusques à quand n'aurez-vous les yeux que sur moi? (8) Certes je ne ferai faute à aucun de vous; gardez que la fortune ne me fasse faute. Moi, votre vengeur, dès que nos ennemis l'ont trouvé bon, à l'instant même j'ai cessé d'être. Et vous avez vu traîner dans les fers, tous ensemble, celui qui avait repoussé les fers loin de chacun de vous. (9) Que dois-je espérer, si contre moi nos ennemis osent plus encore? attendrai-je le sort de Cassius et de Maelius? Vous faites bien d'en rejeter le présage; les dieux l'empêcheront; mais jamais, pour moi, ils ne descendront du ciel. Que plutôt ils vous donnent, il le faut, le courage de l'empêcher, comme ils m'ont donné à moi, sous les armes et sous la toge, de vous défendre contre des ennemis barbares et d'orgueilleux concitoyens."

(10) "Ce grand peuple a-t-il le coeur si petit, que toujours un appui vous suffit contre vos ennemis, et que jamais, sinon pour fixer l'empire que vous leur accordez sur vous, vous n'avez su combattre les patriciens. Et ce n'est point la nature ici qui vous inspire, c'est l'habitude qui vous subjugue. (11) Pourquoi en effet, contre l'étranger, portez-vous si loin l'audace que vous trouviez juste d'avoir sur lui l'empire? Parce que vous êtes habitués à lutter pour l'empire avec lui; contre eux, à essayer plutôt qu'à revendiquer la liberté."

(12) "Cependant, quelques chefs que vous ayez eus, quels que vous ayez été vous-mêmes, tout ce que jusqu'ici vous avez demandé, si grand que ce fût, vous l'avez obtenu ou par la force ou par votre fortune: il est temps d'aspirer à de plus nobles conquêtes. (13) Éprouvez seulement et votre heureuse destinée, et moi-même, que déjà vous avez, j'espère, heureusement éprouvé; vous imposerez un maître aux patriciens avec moins de peine que vous ne leur avez imposé, des hommes qui leur résistassent, alors qu'ils étaient les maîtres. (14) Il faut anéantir dictatures et consulats, afin que le peuple romain puisse lever la tête. Enfin, montrez-vous, empêchez qu'on ne poursuive les débiteurs. Moi, je me proclame le patron du peuple; de ce titre mon zèle et ma foi m'investissent: (15) vous, si vous appelez votre chef d'un nom qui marque mieux son pouvoir et sa dignité, vous trouverez en lui un plus puissant secours pour obtenir ce le vous voulez."

(16) De ce jour, il commença, dit-on, à tendre vers la royauté: avec qui, et jusqu'où parvinrent ses efforts, c'est ce que nulle tradition n'explique bien clairement.

Manlius est accusé d'aspirer à la royauté

[VI, 19]

(1) De son côté, le sénat s'inquiète de ce rassemblement du peuple dans une maison privée, placée par hasard dans la citadelle, et de cette masse menaçante pour la liberté. (2) Plusieurs s'écrient "qu'il faudrait ici un Servilius Ahala, qui, sans faire jeter en prison un ennemi public, que cette peine irrite encore, saurait perdre un seul homme pour finir cette guerre intestine". (3) Plus douce d'expression, la décision qu'on adopta avait même vigueur: "Les magistrats veilleront à ce que des pernicieux desseins de M. Manlius la république ne reçoive aucun dommage".

(4) Alors les tribuns consulaires et les tribuns du peuple eux-mêmes (ils avaient senti que leur puissance finirait avec la liberté de tous, et s'étaient rangés à l'autorité du sénat), tous ensemble se concertent sur le parti à prendre. (5) La violence et le meurtre sont les seuls moyens qu'on imagine. Comme on prévoyait un conflit terrible, M. Menenius et Q. Publilius, tribuns du peuple déclarent: (6) "Pourquoi faire une guerre des patriciens contre le peuple, de cette lutte de la cité contre un citoyen pervers? Pourquoi attaquer le peuple avec cet homme, qu'il est bien plus sûr de faire attaquer par le peuple lui-même, afin qu'écrasé de ses propres forces, il succombe? (7) Notre dessein est de l'assigner en jugement. Rien n'est moins populaire que la royauté. Une fois que cette multitude aura compris que ce n'est point elle qu'on vient combattre, que de défenseurs ils seront devenus juges, qu'ils verront des accusateurs plébéiens, un patricien accusé, et une inculpation de royauté au milieu, il n'y aura plus d'intérêt qu'ils préfèrent à leur liberté".

Mort de Marcus Manlius (384)

[VI, 20]

(1) On les approuve, ils assignent Manlius. Cela fait, le peuple s'émut d'abord en voyant l'accusé couvert de haillons, et près de lui pas un sénateur, (2) pas même ses parents ou ses alliés, pas même enfin ses frères A. et T. Manlius: jusqu'à ce jour jamais on n'avait manqué à l'usage; nulle famille encore qui n'eût changé de vêtement en une si grande infortune: (3) "quand Appius Claudius fut jeté dans les fers, C. Claudius, son ennemi, et la famille Claudia tout entière avaient pris des vêtements de deuil; on s'entendait pour opprimer un homme populaire, parce que c'était le premier patricien passé dans les rangs du peuple".

(4) Au jour assigné, outre les réunions du peuple, les paroles séditieuses, les largesses et la fausse imputation contre le sénat, les accusateurs durent présenter contre l'accusé des charges particulières au crime de royauté; je ne les trouve dans aucun auteur. (5) Et sans doute elles ne furent point légères, puisque l'hésitation du peuple à le condamner, tint, non à la cause, mais au lieu. C'est un fait remarquable et qui doit apprendre aux hommes combien de nobles actions la honteuse passion de régner a pu rendre non seulement stériles, mais odieuses même.

(6) Manlius produisit, dit-on, près de quatre cents citoyens dont il avait, sans intérêts, acquitté les dettes, empêché les biens d'être vendus, la personne adjugée. (7) Ses gloires guerrières, il ne se borna pas à les rappeler; il en apporta d'éclatants témoignages: les dépouilles de trente ennemis tués par lui, quarante récompenses reçues de ses généraux, parmi lesquelles on distinguait deux couronnes murales, huit civiques. (8) Il produisit encore les citoyens sauvés par lui des mains de l'ennemi; entre autres, C. Servilius, maître de la cavalerie, absent alors, et qu'il nomma seulement. Puis, après avoir rappelé ses exploits guerriers et élevé son discours à la hauteur du sujet pour égaler aux faits les paroles, il mit à nu sa poitrine marquée de blessures reçues dans les batailles; (9) et, de temps en temps, les yeux tournés vers le Capitole, il supplia Jupiter et les autres dieux de le secourir dans ses misères; il les pria, dans sa détresse, d'inspirer au peuple romain les sentiments dont ils l'avaient animé lui-même pour la défense du Capitole et le salut du peuple romain; il conjura ses juges, ensemble et séparément, de contempler le Capitole et la citadelle, de se mettre en face des dieux immortels en prononçant son jugement.

(10) Comme c'était au Champ de Mars que le peuple s'assemblait pour les comices par centuries, et que l'accusé, les mains tendues vers le Capitole, adressait ses prières, non plus aux hommes, mais aux dieux, les tribuns reconnurent que s'ils ne délivraient les yeux des citoyens du souvenir de tant de gloire, jamais, dans ces esprits préoccupés de ses bienfaits, la reconnaissance ne laisserait de place à la conviction. (11) Aussi on ajourna le jugement, et on convoqua le peuple dans le "Bois Petelinus", hors de la porte Flumentane, d'où l'on ne pouvait voir le Capitole.

Alors l'accusation prévalut, et de ces coeurs inflexibles sortit une sentence fatale, odieuse aux juges mêmes. (12) Quelques auteurs rapportent qu'on créa, pour l'examen du crime contre l'État, des duumvirs qui le condamnèrent. Les tribuns le précipitèrent de la roche Tarpéienne, et le même lieu fut, pour le même homme, le témoin d'une noble gloire et d'un ignoble supplice. (13) À la peine de mort furent ajoutées deux flétrissures; l'une publique: sa maison s'élevait au lieu où se trouvent aujourd'hui le temple et l'atelier de Moneta; la nation décréta que nul patricien n'habiterait désormais dans la citadelle ou au Capitole; (14) l'autre particulière à sa famille: la famille Manlia décida qu'aucun de ses membres ne pourrait jamais s'appeler M. Manlius.

Ainsi finit cet homme qui, s'il ne fût né dans un État libre, eût laissé un nom mémorable. (15) Bientôt le peuple, qui n'avait plus à le craindre, et ne se rappelait que ses vertus, le regretta. Une peste aussi survint bientôt après, et une telle calamité, en l'absence de toute cause apparente, sembla au plus grand nombre une punition du meurtre de Manlius. (16) "On avait souillé le Capitole du sang de son libérateur, et les dieux n'avaient pu prendre à coeur ce supplice, offert presque à leurs yeux, de celui qui avait arraché leurs temples aux mains de l'ennemi".

 


 

 
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