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Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre XXII - Rome, de 217 à 216

3. Suite de la campagne d'Italie. Défaite de Cannes - 216 ([XXII, 23] à [XXII, 61])

 

Fabius Maximus en butte à l'opinion publique

[XXII, 23]

(1) Voilà ce qu'on fit en Espagne pendant le second été de la guerre punique, tandis qu'en Italie les défaites romaines étaient interrompues pour quelque temps par l'habile circonspection de Fabius; (2) mais si celle-ci plongeait Hannibal dans une inquiétude qui n'était pas petite, quand il voyait que les Romains avaient enfin choisi, comme chef militaire, un homme qui faisait la guerre en comptant sur la raison, et non sur la chance, (3) elle était méprisée par les concitoyens de Fabius, soldats aussi bien que civils, surtout depuis qu'en son absence, la témérité du maître de la cavalerie avait obtenu un résultat qui fut, à vrai dire, plus agréable qu'heureux. (4) Deux faits avaient ajouté à l'impopularité du dictateur: l'un, résultat d'un stratagème, d'une ruse d'Hannibal, fut que, des déserteurs lui ayant montré une propriété du dictateur, d'elle seule, alors que tout était rasé aux alentours, il ordonne d'écarter le fer, le feu, toute violence hostile, pour que cette faveur parût le prix de quelque pacte secret; (5) l'autre fait fut un acte du dictateur lui-même, peut-être discutable d'abord, parce qu'il n'avait pas attendu pour l'accomplir l'autorisation du sénat, mais qui, à la fin, tourna sans aucun doute à sa plus grande gloire. (6) Pour l'échange des prisonniers, vu qu'on avait fait ainsi dans la première guerre punique, les deux généraux romain et carthaginois avaient convenu que la partie qui en recevrait plus qu'elle n'en donnerait paierait deux livres et demi par soldat. (7) Le Romain en ayant reçu deux cent quarante-sept de plus que le Carthaginois, et la somme due pour eux, quoique le sénat eût souvent débattu la chose, ayant été, parce que Fabius ne l'avait pas consulté, ordonnancée trop tard, (8) le dictateur envoya à Rome son fils Quintus vendre la propriété qu'avait respectée l'ennemi, et acquitta cet engagement public sur sa fortune privée.

(9) Hannibal se tenait dans des baraquements devant les murs de Géréonium, ville où il avait conservé, en la brûlant après l'avoir prise, quelques maisons à l'usage de greniers. (10) De là, il envoyait les deux tiers de son armée à la recherche des vivres; avec le troisième, il se tenait lui-même sur ses gardes, à la fois protégeant son camp et veillant à ce qu'on ne lançât nulle part d'attaque contre ses ravitailleurs.

La victoire de Minucius

[XXII, 24]

(1) L'armée romaine était alors sur le territoire de Larinum; Minucius, maître de la cavalerie, la commandait, le dictateur étant, on l'a dit, parti pour Rome. (2) Le camp, qui avait été placé sur une colline élevée, en lieu sûr, est reporté maintenant dans la plaine, et l'on y agitait, conformément au caractère du chef, des projets plus ardents, l'attaque des ravitailleurs carthaginois dispersés, ou du camp ennemi, laissé avec une faible garnison. (3) Il n'échappa point non plus à Hannibal qu'avec le chef la tactique avait changé, et que les ennemis allaient agir avec plus de hardiesse que de réflexion. (4) Alors, de son côté - (on ne le croirait pas!) - quoique l'ennemi fût plus près, il envoya un tiers de ses soldats à la recherche des vivres, en retenant les deux autres au camp; (5) puis il porta encore son camp plus près de l'ennemi, à environ deux milles de Géréonium, sur une hauteur en vue, pour qu'on sût qu'il se tenait prêt à protéger ses ravitailleurs, en cas d'attaque. (6) De là, il vit une hauteur plus proche des Romains, dominant même leur camp; comme, en allant la prendre ouvertement, de jour, on devait être certainement prévenu par l'ennemi, pour qui le chemin était plus court, Hannibal envoya des Numides l'occuper de nuit. (7) Méprisant le petit nombre de ceux qui occupaient ce point, les Romains les en chassèrent le lendemain, et y transportèrent eux-mêmes leur camp.

(8) Alors l'intervalle fut plus petit que jamais entre les deux retranchements, et les lignes romaines le remplirent presque tout entier; en même temps, par le côté du camp opposé à celui d'Hannibal, la cavalerie, lancée, avec l'infanterie légère, contre les ravitailleurs Carthaginois, massacra et mit en fuite sur un large espace les ennemis dispersés. (9) Hannibal n'osa pas engager une bataille rangée, parce qu'avec si peu d'hommes il pouvait à peine défendre son camp, si on l'attaquait; (10) c'était maintenant avec la tactique de Fabius, - une partie de son armée étant toujours loin du camp, désormais, par suite du manque de vivres, - en restant inactif et en temporisant, qu'il menait la guerre, et il avait ramené les siens dans son premier camp, sous les murs de Géréonium.

(11) Certains disent qu'il y eut aussi une bataille rangée, en ordre serré; qu'au premier choc, les Carthaginois furent rejetés en désordre jusqu'à leur camp, puis que, par une sortie, ils firent soudain passer la terreur chez les Romains, et qu'ensuite l'intervention du Samnite Numerius Decimus rétablit le combat. (12) Ce Numerius Decimus, personnage, de premier plan par sa naissance et ses richesses non seulement à Bovianum, d'où il était, mais dans tout le Samnium, amenant au camp - disent-ils - sur l'ordre du dictateur, huit mille fantassins et cinq cents cavaliers, en se montrant dans le dos d'Hannibal, apparut aux deux partis comme un nouveau renfort arrivant de Rome avec Quintus Fabius. (13) Hannibal, craignant en outre quelque embûche, fit replier les siens; le Romain, le poursuivant avec l'aide du Samnite, lui prit ce jour-là deux forts. (14) Il y eut six mille morts ennemis, au moins cinq mille romains; pourtant, avec des pertes si égales, ou peu s'en fallait, le bruit d'une éclatante victoire fut apporté à Rome, avec une lettre, plus vaine encore, du maître de la cavalerie.

Le pouvoir du maître de la cavalerie

[XXII, 25]

(1) On en parla très souvent au sénat et dans des réunions publiques. (2) Comme, au milieu de la joie de la cité, le dictateur seul ne croyait ni aux bruits de victoire, ni à la lettre de Minucius, et disait qu'en admettant que tout cela fût vrai, il craignait plus les succès que les revers, (3) Marcus Metilius, tribun de la plèbe, déclare que, vraiment, cette attitude est insupportable; (4) non seulement, présent à l'armée, le dictateur empêche de vaincre, mais, même absent, il empêche de reconnaître la victoire obtenue; dans la conduite de cette guerre, il perd soigneusement le temps pour rester plus longtemps en charge, et avoir seul le pouvoir à Rome et à l'armée; (5) car l'un des consuls est tombé sur le champ de bataille, l'autre, sous prétexte de poursuivre la flotte punique, a été relégué loin de l'Italie; (6) les deux préteurs sont occupés par la Sicile et la Sardaigne, qui n'ont en ce moment, ni l'une ni l'autre, besoin d'un préteur; quant au maître de la cavalerie, Marcus Minucius, pour qu'il ne voie pas l'ennemi, pour qu'il n'accomplisse aucun acte de guerre, on le tient presque en prison. (7) Aussi, ma foi, dit Metilius, non seulement le Samnium, que déjà, comme l'Espagne au-delà de l'Hèbre, on a cédé aux Carthaginois, mais les territoires de Capoue, de Calès et de Falerne ont été complètement ravagés, tandis que le dictateur restait tranquillement à Casilinum, et se servait des légions du peuple romain pour défendre ses propriétés. (8) L'armée, qui désire combattre, et le maître de la cavalerie, sont retenus presque enfermés dans des retranchements, et, comme à des ennemis prisonniers, on leur a enlevé leurs armes. (9) Enfin, le dictateur parti, comme délivrés d'un siège, sortant du retranchement, ils ont battu et mis en fuite les Carthaginois. (10) Pour tous ces faits, si la plèbe romaine avait encore ses sentiments de jadis, il aurait audacieusement proposé d'abroger les pouvoirs de Quintus Fabius; dans l'état actuel, il va faire afficher une proposition modérée, celle de rendre égaux les droits du maître de la cavalerie et ceux du dictateur. (11) Même ainsi, toutefois, ajoute Métilius, il ne faut pas envoyer à l'armée Quintus Fabius, avant qu'il ait proclamé un consul en remplacement de Caius Flaminius.

(12) Le dictateur se tint à l'écart des réunions publiques, étant, dans ces débats, fort peu populaire. Même au sénat, on ne lui prêtait guère une oreille favorable alors qu'il exaltait l'ennemi, disait qu'on devait deux ans de défaites à l'imprudence et à l'ignorance des généraux, (13) et que le maître de la cavalerie, pour avoir livré bataille malgré ses ordres, aurait à lui rendre des comptes. (14) Si, ajoutait-il, le pouvoir et la direction suprême des affaires restaient entre ses mains, il apprendrait bientôt aux gens qu'avec un bon général, la fortune n'a pas beaucoup de poids, la volonté éclairée et la méthode l'emportent, (15) et qu'avoir, au bon moment, et sans déshonneur, sauvé l'armée, c'est une plus grande gloire que d'avoir tué des milliers d'ennemis. (16) Ayant tenu vainement des discours de ce genre, et proclamé consul Marcus Atilius Regulus, pour éviter d'avoir, par sa présence, à défendre les droits de sa magistrature, la veille du jour où le projet devait être présenté, il partit, de nuit, pour l'armée.

(17) Le soleil levé, à l'assemblée de la plèbe, le ressentiment muet contre le dictateur, la complaisance pour le maître de la cavalerie agitaient davantage les esprits qu'on n'osait monter à la tribune pour parler en faveur d'un projet qui plaisait à la masse; et bien qu'il jouît d'une faveur excessive, personne ne venait le soutenir. (18) On ne trouva pour prôner cette loi que Caius Terentius Varron, préteur l'année précédente, homme d'une naissance non pas humble, mais ignoble. (19) Son père avait été, dit-on, boucher, et détaillant en personne sa marchandise; ce fils même, il l'avait employé à son métier servile.

La carrière de Varron

[XXII, 26]

(1) Dès que l'argent ainsi gagné, laissé par le père, enhardit ce jeune homme à espérer une situation plus libérale, et qu'il eut choisi la toge et la place publique, (2) il parvint, en criant, pour des hommes et des causes ignobles, contre la fortune et la réputation des honnêtes gens, d'abord à la popularité, puis aux honneurs, (3) et, après avoir rempli la questure et les deux édilités, plébéienne et curule, enfin la préture, s'enhardissant maintenant jusqu'à espérer le consulat, (4) il chercha, non sans astuce, le vent de la faveur populaire dans cette impopularité du dictateur, et s'attira à lui seul toute la reconnaissance du peuple pour ce plébiscite.

(5) Dans la présentation de ce projet, tous, à Rome et dans l'armée, partisans et adversaires, à l'exception du dictateur lui-même, virent le désir d'outrager celui-ci; (6) lui, la dignité qu'il avait montrée pour supporter les accusations de ses ennemis privés devant la foule, il la montra pour supporter l'injustice du peuple furieux contre lui: (7) ayant reçu en cours de route la lettre [le sénatus-consulte] qui égalait au sien le commandement du maître de la cavalerie, bien sûr qu'on n'avait pas rendu égal, avec le droit au commandement, l'art de commander, sans laisser vaincre son âme par ses concitoyens plus que par les ennemis, il revint à l'armée.

Le partage du commandement

[XXII, 27]

(1) Quant à Minucius qui, déjà auparavant, se montrait insupportable à cause de ses succès et de la faveur populaire, (2) il se met, alors surtout, sans mesure ni retenue, à se glorifier d'avoir vaincu, non moins qu'Hannibal, Quintus Fabius: (3) cet homme qu'on était allé chercher, dans des circonstances difficiles, comme un général unique et l'égal d'Hannibal, le voilà mis au rang, supérieur, de son subalterne, dictateur, de son maître de la cavalerie - fait sans exemple dans les annales! - par un vote du peuple, dans la même cité où les maîtres de la cavalerie, d'ordinaire, tremblaient et frissonnaient devant les verges et les haches du dictateur: tant, au dire de Minucius, son propre bonheur et sa valeur ont été éclatants! (4) Il suivra donc sa chance, si le dictateur persiste dans sa circonspection et son inaction, condamnées par les dieux et par les hommes.

(5) Aussi, le premier jour où il rencontra Quintus Fabius, déclara-t-il qu'avant tout, il fallait décider comment ils useraient de leurs pouvoirs désormais égaux : (6) à son avis, le mieux était qu'un jour sur deux, ou, si l'on préférait des intervalles plus grands, par périodes, l'un d'eux eût les droits et le pouvoir suprêmes, (7) afin que celui-là fût égal à l'ennemi non seulement par son habileté, mais par ses forces, s'il avait quelque occasion d'agir. (8) Cette idée ne plut pas du tout à Quintus Fabius: ainsi, tout aurait le sort - quel qu'il fût - qu'aurait la témérité de son collègue! On lui a, répond-il, fait partager son commandement avec un autre, on ne le lui a pas enlevé. (9) Aussi ne cédera-t-il jamais, volontairement, la part d'opérations qu'il peut mener sagement; il partagera avec Minucius non des périodes ou des jours de commandement, mais l'armée; et, grâce à ses sages desseins, il sauvera sinon tout, puisque cela ne lui est pas permis, du moins ce qu'il pourra. (10) Il obtint ainsi un partage des légions entre le maître de la cavalerie et lui, suivant l'usage établi entre consuls. La première et la quatrième échurent à Minucius, la seconde et la troisième à Fabius. (11) Ils se partagèrent aussi les cavaliers, en nombre égal, et les troupes auxiliaires d'alliés et de Latins. Le maître de la cavalerie voulut même qu'on séparât les camps.

L'armée de Minucius est en difficulté

[XXII, 28]

(1) Hannibal eut alors une double joie - car rien de ce qui se faisait chez l'ennemi ne lui échappait, les déserteurs lui révélant beaucoup de choses, et lui-même se renseignant par ses éclaireurs -: (2) en effet, la témérité de Minucius, désormais sans entraves, se laisserait prendre à ses procédés, et l'habileté de Fabius avait perdu la moitié de ses forces.

(3) Il y avait entre le camp de Minucius et celui des Carthaginois un monticule tel que celui qui l'occuperait rendrait, sans aucun doute, la situation de l'ennemi moins favorable. (4) Hannibal ne voulait pas tant le prendre sans combat, quoique cela en valût la peine, qu'en faire un motif de combat avec Minucius, qui accourrait - il le savait bien - pour s'opposer à la prise de cette position. (5) Tout le terrain intermédiaire était, à première vue, inutilisable pour un tendeur d'embûches, car il ne contenait pas un endroit non pas même boisé, mais seulement couvert de buissons; (6) en réalité, il était d'autant mieux fait pour cacher des embûches que, dans cette vallée nue, on ne pouvait craindre aucune ruse de ce genre; or, il y avait dans ses replis des cavernes dont certaines pouvaient contenir deux cents soldats chacune. (7) Dans ces grottes, les Carthaginois cachent tout ce qui peut commodément s'embusquer dans chacune: cinq mille fantassins et cavaliers. (8) Toutefois, de peur que quelque part un mouvement d'un de ces hommes, sorti imprudemment, ou l'éclat d'une arme, dans une vallée si découverte, ne révélât la ruse, Hannibal, en envoyant, à l'aube, quelques hommes s'emparer du tertre dont nous avons parlé, détourna de ce côté les regards de l'ennemi. (9) En les voyant, les Romains méprisèrent leur petit nombre, et chacun demande pour sa part à chasser les ennemis de là et à occuper ce point; le général lui-même, au milieu des soldats les plus déraisonnables et les plus hardis, crie à l'ennemi de vaines menaces. (10) D'abord, il détache contre lui de l'infanterie légère; puis il envoie des cavaliers, en rangs serrés; enfin, voyant qu'aux ennemis aussi on envoie du renfort, il s'avance avec ses légions en bataille. (11) De son côté Hannibal, en envoyant aux siens, quand ils étaient à la peine, à mesure que la lutte grandissait, renforts sur renforts, d'infanterie et de cavalerie, avait déjà complété régulièrement ses lignes, et l'on combat, de part et d'autre, avec toutes les forces.

(12) La première, l'infanterie légère romaine, en montant à l'attaque du tertre déjà occupé, repoussée et culbutée sur ses pentes, jeta l'effroi parmi les cavaliers qui les gravissaient, et se réfugia près des enseignes des légions. (13) Leur ligne de fantassins, parmi les troupes ébranlées, restait seule impassible, et il semblait que, si le combat était régulier, front contre front, elle ne serait nullement inférieure à l'ennemi; tant avait encouragé ces hommes le succès remporté peu de jours avant! (14) Mais les Carthaginois, sortis soudain de leur embuscade, causèrent un tel désordre, une telle terreur, en attaquant sur les deux flancs et par derrière, qu'il ne resta à aucun Romain ni courage pour se battre, ni espoir pour fuir.

Fabius sauve l'armée de Mincuius

[XXII, 29]

(1) Alors Fabius, ayant d'abord entendu le cri d'effroi des soldats de Minucius, puis vu de loin le désordre de leurs lignes, s'écria: "Voilà! Aussi vite que je le craignais, la fortune a surpris l'imprudence. (2) Devenu l'égal de Fabius en pouvoir, il voit Hannibal supérieur à lui et par la valeur et par la fortune. Mais il y aura d'autres moments pour les querelles et la colère; maintenant, portez les enseignes devant le retranchement; arrachons à l'ennemi la victoire, à nos concitoyens l'aveu de leur erreur!

(3) Aux soldats de Minucius, déjà en grande partie taillés en pièces ou regardant du côté de la fuite, l'armée de Fabius se montra soudain comme une aide envoyée du ciel. (4) Ainsi, sans attendre qu'on en vînt à portée de trait ni aux mains, elle arrêta la débandade des siens comme la hardiesse excessive de l'ennemi. Les Romains qui, leurs rangs rompus, erraient dispersés, se réfugièrent de tous côtés près de ces lignes intactes; (5) ceux qui avaient tourné le dos en groupes plus nombreux, faisant de nouveau face à l'ennemi et formant le cercle, tantôt reculent pas à pas, tantôt se reforment et résistent. Déjà l'on était près de ne voir qu'un seul front formé par l'armée vaincue et par l'armée intacte, et on portait les enseignes contre l'ennemi, (6) quand le Carthaginois fit sonner la retraite, Hannibal montrant ainsi ouvertement qu'il avait vaincu Minucius, mais que Fabius l'avait vaincu.

(7) Ces fortunes diverses ayant occupé la plus grande partie du jour, une fois qu'on fut rentré au camp, Minucius convoqua ses soldats: (8) "Souvent, soldats, leur dit-il, j'ai entendu dire que, parmi les hommes, le premier est celui qui est capable de décider, par sa propre réflexion, ce qui est avantageux; le second, celui qui est capable d'obéir à de bons avis; mais que l'homme qui ne sait ni décider par sa propre réflexion, ni obéir à un autre, est le dernier pour les dons naturels. (9) Pour nous, puisque le premier lot, en fait de caractère et de dons naturels, nous a été refusé, gardons le second, le lot moyen et, en apprenant à commander, résolvons-nous à obéir à un chef prévoyant! (10) Joignons notre camp à celui de Fabius. Quand nous aurons porté nos enseignes devant son prétoire, quand je l'aurai appelé "père", comme le méritent son bienfait envers nous et sa majesté, (11) vous, soldats, vous saluerez ceux dont, tout à l'heure, les armes et les bras vous ont protégés, du nom de "patrons"; et, à défaut d'autre chose, ce jour nous aura, au moins, donné la gloire d'avoir des coeurs reconnaissants."

La réconciliation

[XXII, 30]

(1) Au signal donné, on crie aux soldats de rassembler leur matériel de campement. Leur départ, leur marche en colonne vers le camp du dictateur jetèrent dans l'étonnement et celui-ci et tout son entourage. (2) Les enseignes plantées devant le tribunal, le maître de la cavalerie, s'avançant au premier rang, après avoir donné à Fabius le nom de père, tandis que les soldats répandus autour du dictateur étaient salués par l'armée de Minucius du titre de patrons, déclara: (3) "À mes parents, dictateur, à qui, tout à l'heure je t'égalais par le nom - c'est tout ce que je peux faire avec des paroles - je dois seulement la vie; à toi je dois mon salut et, de plus, celui de tous ces hommes. (4) Aussi ce plébiscite, pour moi plus onéreux qu'honorable, avant tous, je le rejette et je l'abroge, et (puisse pour toi et pour moi, pour ces armées qui t'appartiennent, pour les sauvés et les sauveurs, cette décision être heureuse!) je reviens sous ton autorité et tes auspices, je te rends ces enseignes et ces légions. (5) Toi, je t'en prie, apaise ta colère, ordonne que nous gardions, moi, ma maîtrise de la cavalerie, et mes hommes, chacun leur rang."

(6) Alors les mains se joignirent; les soldats de Minucius, l'assemblée congédiée, furent aimablement invités par des hôtes connus ou inconnus, et ce jour devint un jour de joie, après avoir été, peu auparavant, tout à fait funeste et presque exécrable.

(7) À Rome, quand arriva la nouvelle de ce qui s'était passé, confirmée ensuite par des lettres venant, autant que des chefs eux-mêmes, de nombreux soldats des deux armées, chacun, par ses éloges, éleva Maximus jusqu'au ciel. (8) Sa gloire fut aussi grande chez Hannibal et les ennemis carthaginois; alors seulement ils sentirent que c'était avec les Romains, et en Italie, qu'ils faisaient la guerre; (9) car, pendant les deux années précédentes, ils avaient tant méprisé généraux et soldats romains, qu'ils ne pouvaient croire être en guerre avec le même peuple à qui leurs pères avaient fait, auprès d'eux, une réputation formidable; (10) et, au retour de la bataille, Hannibal dit, à ce qu'on rapporte, qu'enfin ce nuage, qui restait d'ordinaire au sommet des monts, avait donné un orage et de la pluie.

Campagne du consul Servilius Geminus (automne 217)

[XXII, 31]

(1) Tandis que cela se passait en Italie, le consul Cneius Servilius Geminus, après avoir, avec une flotte de cent vingt navires, contourné la Sardaigne et la Corse, et reçu de ces deux îles des otages, vogua vers l'Afrique; (2) après avoir, avant de faire des descentes sur le continent, dévasté l'île de Menix, et reçu des habitants de Cercina, pour ne pas brûler et piller leur territoire à eux aussi, dix talents d'argent, il aborda la côte d'Afrique et y débarqua des troupes. (3) De là, on mena, pour ravager les terres, soldats et marins alliés mêlés et en désordre, comme s'ils allaient faire du butin dans des îles inhabitées. (4) Aussi, s'étant jetés à la légère dans une embuscade, comme ils se trouvaient dispersés devant des groupes nombreux, sans connaissance du pays devant des gens qui le connaissaient et qui les enveloppaient, ils furent massacrés en grand nombre, honteusement mis en fuite et rejetés dans leurs vaisseaux. (5) On perdit là un millier d'hommes environ, avec le questeur Tiberius Sempronius Blaesus. La flotte, larguant précipitamment ses amarres pour quitter cette côte remplie d'ennemis mit le cap sur la Sicile, (6) et fut remise à Lilybée au préteur Titus Otacilius, pour être ramenée à Rome par son légat Publius Cincius; (7) Servilius lui-même, parti par la route à travers la Sicile, passa par le détroit en Italie, une lettre de Quintus Fabius les mandant, lui et son collègue Marcus Atilius, pour recevoir son armée, car ses six mois de magistrature étaient presque terminés.

(8) Presque toutes les annales rapportent que Fabius a fait comme dictateur cette campagne contre Hannibal; Coelius écrit même qu'il fut le premier dictateur proclamé par le peuple. (9) Mais Coelius et les autres oublient que seul le consul Cneius Servilius, qui alors était loin, dans sa province de Gaule, avait le droit de nommer un dictateur; (10) que, le retard résultant de cet éloignement ne pouvant être supporté par la cité, effrayée d'un si grand désastre, on eut recours à la proclamation par le peuple d'un prodictateur; (11) et qu'ensuite les exploits, la gloire insigne de ce général, le titre avantageux que lui donnèrent ses descendants sur son portrait, obtinrent facilement le résultat de faire passer pour dictateur celui qui avait été nommé prodictateur.

Une délégation napolitaine (hiver 217-216)

[XXII, 32]

(1) Les consuls ayant reçu, Atilius, l'armée de Fabius, Geminus Servilius, celle de Minucius, et fortifié de bonne heure des quartiers d'hiver, - l'automne n'était pas encore fini - menèrent la guerre suivant la tactique de Fabius, avec une entente parfaite. (2) Quand Hannibal sortait de son camp pour se ravitailler, ils se trouvaient à propos près de lui dans les endroits les plus divers, harcelant sa colonne et enlevant les soldats qui s'écartaient; le risque d'une bataille générale, que l'ennemi cherchait par tous les moyens, ils l'évitaient; (3) et la disette réduisit Hannibal à ce point que, si son départ n'avait pas dû, forcément, avoir l'air d'une fuite, il aurait regagné la Gaule, aucun espoir ne lui restant de nourrir son armée dans ces lieux, si les consuls suivants adoptaient la même tactique.

(4) Tandis qu'à Géréonium l'hiver avait déjà suspendu la guerre, des ambassadeurs napolitains vinrent à Rome. Ils apportèrent à la curie quarante coupes d'or d'un grand poids, et firent un discours en ce sens: (5) ils savaient que le trésor du peuple romain était épuisé par la guerre, et, comme elle se faisait aussi bien pour défendre les villes et les territoires des alliés que la tête, la citadelle de l'Italie, la ville de Rome et son empire, (6) les Napolitains avaient trouvé juste, leurs aïeux leur ayant laissé de l'or d'une part pour orner leurs temples, d'autre part pour les secourir dans l'infortune, d'en aider le peuple romain. (7) S'ils jugeaient leurs personnes de quelques secours, ils les auraient offertes avec le même zèle. Il leur serait agréable de voir les sénateurs et le peuple romains (8) considérer comme leurs tous les biens des Napolitains, et estimer assez ceux-ci pour accepter leur présent, que les sentiments et la volonté de ceux qui l'offraient avec plaisir rendaient plus grand et plus important qu'il ne l'était en réalité. (9) On remercia les ambassadeurs de leur générosité et de leur attention; mais on n'accepta que la coupe la moins lourde.

Préparation des élection à Rome (premier trimestre 216)

[XXII, 33]

(1) Durant ces mêmes jours, un espion carthaginois, qui avait échappé aux Romains pendant deux ans, fut arrêté à Rome, et renvoyé, les mains coupées; (2) vingt-cinq esclaves furent mis en croix, parce que, disait-on, ils avaient formé un complot au Champ de Mars. À celui qui les dénonça on donna la liberté et vingt mille as lourds. (3) On envoya des ambassadeurs à Philippe, roi de Macédoine, pour lui demander de livrer Démétrius de Pharos, qui, vaincu, s'était réfugié auprès de lui; (4) d'autres chez les Ligures, pour réclamer auprès d'eux, parce qu'ils avaient aidé le Carthaginois de leurs ressources et de leurs troupes, et, en même temps, pour voir de près ce qui se passait chez les Boïens et les Insubres. (5) Chez le roi Pineus, en Illyrie, on envoya aussi des ambassadeurs pour lui faire payer le tribut, dont le terme était passé, ou, s'il désirait un ajournement, pour recevoir ses otages, (6) tant, malgré la grande guerre qui pesait sur leurs épaules, les Romains ne se désintéressaient d'aucun détail, en aucun point du monde, même éloigné! (7) On se fit aussi un scrupule religieux de ce que, pour un temple de la Concorde que, pendant une sédition militaire, deux ans auparavant, le préteur Lucius Manlius avait fait, en Gaule, le voeu d'élever, les travaux ne fussent pas encore adjugés. (8) C'est pourquoi, nommés à cet effet par Marcus Aemilius, préteur urbain, les duumvirs Caius Pupius et Caeso Quinctius Flamininus adjugèrent ce temple, à construire dans la citadelle.

(9) Le même préteur, d'après un sénatus-consulte, écrivit aux consuls afin de prier l'un d'eux de venir à Rome pour la nomination des nouveaux consuls: il fixerait, disait-il, les élections au jour qu'ils lui indiqueraient. (10) Les consuls répondirent qu'ils ne pouvaient, sans nuire aux affaires publiques, s'éloigner de l'ennemi; qu'il fallait, par conséquent, faire présider les élections par un interroi plutôt que de détourner de la guerre l'un des consuls. (11) Les sénateurs trouvèrent préférable de faire nommer par un consul un dictateur pour présider les élections. Lucius Veturius Philo, nommé dictateur, nomma maître de la cavalerie Marcus Pomponius Matho. (12) Pour un vice dans leur nomination, on les invita à abdiquer leur magistrature treize jours après, et l'affaire revint à un interrègne.

Candidature de Varron au consulat

[XXII, 34]

(1) Aux consuls, on prorogea pour un an leur commandement. Comme interrois, les sénateurs donnèrent Caius Claudius Cento, fils d'Appius, puis Publius Cornelius Asina. Ce fut pendant son interrègne qu'eurent lieu les élections, où luttèrent violemment les patriciens et la plèbe. (2) À Gaius Terentius Varron, que la masse - parce que c'était un homme de son rang, qui s'était concilié la plèbe en s'attaquant aux grands et par des moyens démagogiques, et qui, ayant ébranlé l'influence de Quintus Fabius et le pouvoir dictatorial, brillait de la haine qu'il avait excitée contre un autre - à Varron, donc, que la masse s'efforçait de hisser au consulat, les patriciens s'opposaient de toutes leurs forces, afin qu'on ne prît pas l'habitude de les attaquer pour s'égaler à eux. (3) Quintus Baebius Herennius, tribun de la plèbe, parent de Caius Terentius, en accusant non seulement le sénat, mais les augures, d'avoir empêché le dictateur Veturius Philo de mener à bien les élections, par la haine qu'il excitait contre eux conciliait à son candidat la faveur des gens: (4) c'étaient les nobles, cherchant la guerre pendant des années, qui avaient, disait-il, amené Hannibal en Italie; eux aussi qui, quand il était possible de terminer la guerre par une victoire, la faisaient, par leurs ruses, traîner en longueur. (5) Alors qu'avec quatre légions réunies il était possible de combattre - on l'avait bien vu, puisque Marcus Minucius, en l'absence de Fabius, avait combattu avec succès --, (6) on avait fait massacrer deux légions par l'ennemi, puis on ne les avait arrachées au massacre que pour faire appeler "père" et "patron" l'homme qui avait empêché les Romains de vaincre, avant de les empêcher d'être vaincus. (7) Ensuite les consuls, employant la tactique de Fabius, quoiqu'ils pussent terminer victorieusement la guerre, la faisaient traîner. C'était là un pacte conclu entre tous les nobles, et les Romains n'obtiendraient pas la fin de la guerre avant d'avoir nommé consul un vrai plébéien, c'est-à-dire un homme nouveau; (8) car les plébéiens nobles étaient déjà initiés aux mêmes mystères, et s'étaient mis à mépriser la plèbe, depuis qu'ils avaient cessé d'être méprisés par les patriciens. (9) Qui ne voyait que tout cela avait été fait, recherché pour amener un interrègne, afin que les patriciens eussent les élections en leur pouvoir? (10) C'est cela qu'avaient cherché les consuls en restant tous deux à l'armée; cela qu'ensuite - parce que, malgré eux, on avait nommé un dictateur pour les élections - ils avaient enlevé de haute lutte, quand les augures avaient rendu vicieuse la nomination de ce dictateur. (11) Donc, ils tenaient leur interrègne; mais une des places de consul, certes, appartenait à la plèbe de Rome, et le peuple en disposerait librement, et la donnerait à qui préférerait vaincre vite à commander longtemps.

Élection de Paul-Émile au consulat

[XXII, 35]

(1) Ces discours ayant enflammé la plèbe, malgré la candidature de trois patriciens, Publius Cornelius Merenda, Lucius Manlius Volso, Marcus Aemilius Lepidus, (2) et de deux plébéiens de familles déjà nobles, Caius Atilius Serranus et Quintus Aelius Paetus, dont l'un était pontife, l'autre augure. Caius Terentius (Varron) est seul nommé consul, afin qu'il ait en main les élections pour demander au peuple un collègue. (3) Alors la noblesse, reconnaissant que ses candidats avaient été impuissants, pousse Lucius Aemilius Paulus, qui, consul avec Marcus Livius, était resté hostile à la plèbe, par suite de la condamnation de son collègue (lui-même avait failli se brûler en échappant au feu des haines populaires), à poser, malgré tous ses refus, sa candidature au consulat. (4) Au premier jour d'élection, ce candidat, tous les autres concurrents de Varron s'étant retirés, est donné au consul plutôt comme adversaire égal à lui que comme collègue. (5) Puis on élut des préteurs: on nomma Marcus Pomponius Matho et Publius Furius Philus. Philus obtint par le sort de juger, à Rome, les procès entre citoyens, Pomponius, les procès entre citoyens et étrangers. (6) On ajouta deux préteurs, Marcus Claudius Marcellus pour la Sicile, Lucius Postumius Albinus pour la Gaule. (7) Tous furent nommés étant absents; et l'on ne donna, à aucun de ces magistrats, sauf au consul Terentius (Varron), une charge qu'il n'eut pas déjà gérée; on laissa même de côté, pour cela, plusieurs hommes énergiques et actifs, parce qu'il semblait qu'à un tel moment, il ne fallait confier à aucun homme une magistrature nouvelle pour lui.

Mesures militaires et religieuses (mars 216)

[XXII, 36]

(1) On augmenta, en outre, les armées; mais, sur ce qu'on leur ajouta de fantassins et de cavaliers, les historiens donnent des renseignements si différents, et pour le nombre, et pour la nature des troupes, que je n'oserais guère rien affirmer comme bien certain. (2) D'après les uns, on enrôla un renfort de dix mille nouveaux soldats; d'après les autres, on leva quatre légions nouvelles, pour mener cette guerre avec huit légions; (3) en outre, au dire de certains, le nombre des fantassins et des cavaliers des légions fut augmenté, chacune se voyant ajouter mille fantassins et cent cavaliers, de façon à avoir cinq mille fantassins et trois cents cavaliers, les alliés fournissant le double de cavaliers et autant de fantassins; (4) il y eut ainsi, disent-ils, quatre-vingt-sept mille deux cents hommes dans le camp romain, quand on combattit à Cannes. (5) Ce qui est, du moins, indiscuté, c'est qu'on agit avec plus d'efforts et d'élan que les années précédentes, parce que le dictateur avait donné l'espoir qu'on pouvait vaincre l'ennemi.

(6) Mais, avant le départ de Rome des nouvelles légions, les décemvirs furent invités à aller consulter les livres, à cause de la crainte inspirée à la foule par de nouveaux prodiges: (7) à Rome, sur l'Aventin, et à Aricie, on avait annoncé, à peu près au même moment, des pluies de pierres; beaucoup de sang, signe de carnage chez les Sabins, s'était mêlé aux eaux d'une source chaude; (8) mais un dernier prodige, parce qu'il s'était répété, effrayait davantage encore: même dans la rue à arcades proche du Champ de Mars, plusieurs personnes avaient été foudroyées et tuées. (9) On fit, pour empêcher l'effet de ces prodiges, les sacrifices prescrits par les livres. Des ambassadeurs de Paestum apportèrent à Rome des coupes d'or. Comme pour les Napolitains, on les remercia, sans accepter leur or.

Arrivée d'une délégation syracusaine

[XXII, 37]

(1) Pendant ces mêmes jours, une flotte d'Hiéron aborda à Ostie, avec de grands approvisionnements. (2) Les ambassadeurs, introduits au sénat, annoncèrent que la nouvelle du massacre du consul Caius Flaminius et de son armée avait été si pénible au roi Hiéron, qu'aucun désastre touchant sa personne ou son royaume, n'aurait pu l'émouvoir davantage. (3) Aussi, quoiqu'il sût bien que la grandeur du peuple romain était presque plus admirable dans l'adversité que dans le bonheur, (4) il envoyait tous les secours qu'on reçoit, d'habitude, de bons et fidèles alliés: qu'on ne les refusât pas, c'était ce qu'il demandait instamment aux Pères Conscrits. (5) Avant tout, pour que ce soit un heureux présage, les ambassadeurs apportent, disent-ils, une Victoire en or pesant deux cent vingt livres: que les sénateurs l'acceptent, la gardent, la possèdent comme leur bien propre et à jamais. (6) Ils apportent aussi trois cent mille boisseaux de blé et deux cents d'orge, pour que les vivres ne manquent pas, et tout ce dont on aura besoin en outre, ils l'apporteront où on voudra. (7) En fait de soldats et de cavaliers, le roi sait que le peuple romain n'emploie que des Romains ou des Latins; mais, comme infanterie légère, il a vu dans les camps romains des auxiliaires venant même d'autres pays que l'Italie; (8) aussi envoie-t-il mille archers et frondeurs, troupes propres à lutter contre les Baléares, les Maures, et les autres peuples qui combattent avec des projectiles. (9) À ces présents, les ambassadeurs ajoutent le conseil que le préteur à qui est échue la Sicile fasse passer sa flotte en Afrique, pour que l'ennemi ait, lui aussi, la guerre sur son territoire, et garde moins de tranquillité pour envoyer du secours à Hannibal.

(10) Le sénat répondit aux ambassadeurs royaux qu'Hiéron était un homme de bien et un remarquable allié; que constamment, dans sa conduite, depuis qu'il était devenu l'ami du peuple romain, il lui était resté fidèle, et qu'en tout temps, en tout lieu, il avait, avec munificence, aidé l'État romain. Cette attitude était, comme elle devait l'être, agréable au peuple romain. (11) De l'or, certaines cités aussi en avaient apporté; et le peuple romain, tout en agréant la bonne volonté que montrait leur acte, n'avait pas agréé leur or; (12) mais la victoire et le présage d'Hiéron, il les agréait, et comme séjour à cette déesse il donnait, il désignait le Capitole, temple de Jupiter Très Bon, Très Grand. Consacrée, dans cette citadelle de Rome, de son plein gré, et apportant des sentiments favorables, elle resterait ferme et inébranlable en faveur du peuple romain. (13) Les frondeurs, les archers et le blé furent remis aux consuls. À la flotte de Titus Otacilius, alors propréteur en Sicile, on ajouta vingt-cinq quinquérèmes, et on permit à son chef, s'il le jugeait utile à l'État, de passer en Afrique.

Préparatifs militaires (printemps 216)

[XXII, 38]

(1) La levée terminée, les consuls s'attardèrent quelques jours à attendre les alliés et les soldats de nom latin. (2) Alors - chose qu'on n'avait jamais faite auparavant - les tribuns militaires firent jurer les soldats; (3) jusqu'à ce jour, ils avaient seulement prêté le serment de se rassembler sur l'ordre des consuls et de ne pas quitter l'armée sans leur ordre; puis, une fois dans leur décurie ou leur centurie, volontairement, d'eux-mêmes, entre eux, les cavaliers de chaque décurie, (4) les fantassins de chaque centurie juraient de ne pas s'en aller sous l'effet de la fuite ou de la peur, de ne pas quitter leur rang, sinon pour reprendre ou chercher un javelot, frapper un ennemi ou sauver un concitoyen. (5) Cet engagement volontaire et pris par les soldats entre eux fut porté devant les tribuns et transformé en contrainte légale par un serment.

(6) Avant le départ de l'armée de Rome, il y eut beaucoup de harangues violentes du consul Varron, proclamant que la guerre avait été amenée en Italie par les nobles, et qu'elle resterait dans les entrailles de l'État s'il avait pour généraux plusieurs Fabius, (7) mais que lui, le jour même où il verrait l'ennemi, il la terminerait. (8) Son collègue Paul-Émile ne tint, avant qu'on partît de Rome, qu'une seule harangue, plus vraie qu'agréable au peuple, et dans laquelle il ne disait rien de dur contre Varron, sinon (9) qu'il se demandait comment un général, avant de connaître son armée et celle des ennemis, la disposition des lieux, et la nature du pays, dès maintenant, en toge, à Rome, savait ce qu'il lui faudrait faire quand il serait en armes, et pouvait même annoncer d'avance le jour où il combattrait l'ennemi en bataille rangée. (11) Pour sa part, ajouta-t-il, les desseins que la réalité impose aux hommes, plus que les hommes à la réalité, il ne les arrêterait pas dès maintenant, avant leur temps, prématurément. Il espérait que les opérations menées avec prudence et réflexion auraient une heureuse issue; (12) quant à la témérité, outre qu'elle était sotte, elle avait été, jusqu'ici, malheureuse.

(13) Ainsi Paul-Émile se montrait, de lui-même, disposé à préférer les desseins sûrs aux desseins rapides; et, pour qu'il persévérât avec plus de constance dans cette opinion, Quintus Fabius Maximus, au moment de son départ, lui adressa, dit-on, ces paroles:

Discours de Fabius Maximus à Paul-Émile

[XXII, 39]

(1) "Si, Lucius Aemilius, tu avais - comme je le préférerais - un collègue semblable à toi, ou si tu étais, toi, semblable à ton collègue, mon discours serait superflu; (2) car, bons consuls tous deux, vous feriez tout, même si je me taisais, dans l'intérêt de l'État et en conscience; mauvais, vous n'ouvririez ni vos oreilles à mes paroles, ni votre âme à mes conseils. (3) En réalité, considérant et ton collègue, et l'homme que tu es, c'est à toi que j'adresse tout mon discours, à toi qui, je le vois, seras en vain honnête homme et bon citoyen, si, l'État boitant de l'autre côté, les mauvais desseins sont aussi légaux et aussi forts que les bons.

(4) Tu te trompes, en effet, Lucius Paulus, si tu crois que tu auras moins à lutter contre Caius Terentius que contre Hannibal: il se peut qu'un plus grand acharnement t'attende chez cet adversaire que chez l'ennemi; (5) qu'avec celui-ci, tu aies à lutter seulement sur le champ de bataille, avec l'autre, en tous lieux et en tous temps; que, contre Hannibal et ses légions, il te faille combattre avec tes cavaliers et tes fantassins, mais que le général Varron t’attaque avec tes propres soldats. (6) Ne serait-ce que pour écarter de toi ce présage, laissons de côté le souvenir de Caius Flaminius. Pourtant, c'est seulement comme consul, dans sa province, à l'armée, que celui-ci commença d'être fou; notre homme, lui, sans attendre de briguer le consulat, puis en le briguant, et maintenant même, comme consul, sans avoir vu encore son camp ou l'ennemi, déraisonne. (7) Et celui qui, dès maintenant, excite de si grandes tempêtes, en parlant sans cesse de batailles et d'armées au milieu des citoyens en toge, que fera-t-il, à ton avis, au milieu d’une jeunesse en armes, et là où, sur-le-champ, l'action suit la parole?

(8) Or si, comme il le déclare, il livre bataille aussitôt, ou j'ignore, moi, l'art militaire, le genre de guerre et l'ennemi actuels, ou il y aura un endroit plus célèbre encore que Trasimène à cause d'un désastre romain. (9) Ce n'est pas le moment de me glorifier, devant toi seul, et, d'ailleurs, c'est par le mépris plus que par la recherche de la gloire qu'en ce qui me concerne, je dépasserais la mesure; mais telle est la réalité: il n'y a qu'une tactique à employer contre Hannibal, celle que j'ai employée. (10) Ce n'est pas le résultat seul qui l'enseigne - lui qui est le maître des sots. - mais ce même raisonnement qui fut, et qui sera, tant que les choses resteront les mêmes, immuable. (11) Nous faisons la guerre en Italie, dans le pays où nous résidons, sur notre sol; tous les alentours sont remplis de nos concitoyens et de nos alliés; ils nous aident, et nous aideront, d'armes, d'hommes, de chevaux, de vivres; (12) c'est une preuve de fidélité qu'ils nous ont déjà donnée dans nos malheurs; notre bravoure, notre prévoyance, notre constance augmentent avec le temps, avec chaque jour. (13) Hannibal, au contraire, se trouve sur une terre étrangère, sur une terre ennemie où tout ce qui l'entoure lui est contraire et hostile, loin de sa maison et de sa patrie; ni sur terre, ni sur mer il n'a la paix; point de villes, point de remparts qui le reçoivent; il ne voit rien, nulle part, qui soit à lui; il vit chaque jour de ce qu'il prend; (14) il n'a que le tiers, à peine, de l'armée à laquelle il a fait passer l'Hèbre; il a perdu plus d'hommes par la faim que par le fer, et au peu qui lui reste il ne fournit plus de vivres. (15) Doutes-tu donc qu'en restant inactifs nous soyons destinés à l'emporter sur un homme qui s'affaiblit, comme un vieillard, chaque jour, qui n'a ni approvisionnements, ni renforts, ni argent? (16) Combien y a-t-il de temps qu'il se tient devant les remparts de Géréonium, pauvre bourg d'Apulie, comme il le ferait devant ceux de Carthage! Même auprès de toi, je ne me vanterai pas; (17) mais vois Servilius et Atilius, les derniers consuls, comme ils l'ont joué!"

"C'est là, Lucius Paulus, la seule voie de salut; et tes concitoyens te la rendront plus difficile et dangereuse que les ennemis: (18) tes soldats voudront, en effet, la même chose que les soldats ennemis; Varron, consul romain, aura le même désir qu'Hannibal, chef carthaginois. Il te faut, seul, résister à deux généraux. Et tu leur résisteras, si, devant les bruits et les rumeurs, tu restes ferme; si ni la vaine gloire de ton collègue, ni ton impopularité injustifiée ne t'émeuvent. (19) La vérité, dit-on, on l'éclipse trop souvent, on ne l'éteint jamais; qui dédaigne la gloire vaine aura la gloire vraie. (20) Laisse-toi appeler peureux au lieu de prudent, lent au lieu de réfléchi, incapable au lieu d'habile général. J'aime mieux te voir craint d'un ennemi sage que loué par de sots concitoyens. Si tu oses tout, Hannibal te méprisera; si tu ne fais rien à la légère, il te craindra. (21) Je ne te dis pas pourtant de ne rien faire, mais, dans ton action, de te laisser conduire par la raison, non par la fortune: de rester toujours maître de toi et de tous tes actes; d'être armé et aux aguets; de ne pas manquer l'occasion qui t'est favorable, de ne pas en offrir de favorable à l'ennemi. (22) Pour qui ne se hâte pas, tout est clair et sûr; la précipitation est imprudente et aveugle".

Départ des consuls aux armées

[XXII, 40]

(1) La réponse du consul n'eut rien de gai: il déclara ce que disait Fabius plus vrai que facile à exécuter. (2) Au dictateur, dit-il, son maître de la cavalerie avait été insupportable; qu'est-ce qu'un consul, contre un collègue séditieux et téméraire, aurait de force et d'autorité? (3) Personnellement, après son premier consulat, il n'avait échappé qu'à demi brûlé au feu des haines populaires; il souhaitait que tout arrivât à souhait; mais s'il survenait quelque malheur, il offrirait sa tête aux armes des ennemis plutôt qu'aux suffrages de ses concitoyens irrités. (4) Après cet entretien, Paul-Émile partit, escorté, dit-on, par les premiers des patriciens; le consul plébéien fut escorté par sa plèbe, dont la foule était plus considérable, quoique les autorités en fussent absentes.

(5) Quand ils furent arrivés au camp, l'armée nouvelle et l'armée ancienne ayant été mélangées, et un double camp établi, le nouveau, le plus petit, étant le plus près d'Hannibal, l'ancien contenant la plupart et toute l'élite des soldats, (6) les consuls de l'année précédente furent l'un, Marcus Atilius, qui faisait valoir son âge, renvoyé à Rome, l'autre, Geminus Servilius, mis, dans le petit camp, à la tête d'une légion romaine et de deux mille fantassins et cavaliers alliés. (7) Hannibal, lui, quoiqu'il vît les troupes ennemies augmentées de moitié, se réjouit étonnamment de l'arrivée des consuls. (8) Non seulement, en effet, il n'avait plus rien des vivres enlevés dans le pays au jour le jour, mais il ne restait pas même un endroit où il pût en enlever encore, tout le blé, de tous côtés, comme les campagnes étaient trop peu sûres, ayant été transporté dans les villes fortifiées, (9) de sorte qu'il restait à peine à Hannibal (on l'a reconnu par la suite) dix jours de blé, et que les Espagnols, par suite de la disette, se préparaient à déserter, si l'on avait laissé mûrir les événements.

Varron obtient un succès

[XXII, 41]

(1) Mais l'imprudence, la précipitation du consul Varron reçurent de la fortune même matière à s'exercer: les Romains chassant des pillards, dans un combat né d'une sortie spontanée des soldats plutôt que d'un plan préparé et des ordres des généraux, les Carthaginois leur furent très inférieurs: (2) on en tua dix-sept cents environ, les Romains et leurs alliés ne perdant pas plus de cent hommes. Mais, comme les vainqueurs poursuivaient en désordre l'ennemi, ils furent arrêtés, de crainte d'une embuscade, par le consul Paul-Émile, qui commandait ce jour-là - car les deux consuls commandaient chacun un jour sur deux, - quoique Varron s'indignât, et vociférât qu'on leur enlevait l'ennemi des mains, et qu'on aurait pu terminer la guerre, si l'on ne s'était ainsi arrêté.

(4) Hannibal ne fut pas très affligé de cet échec; il pensa plutôt qu'il servirait comme d'amorce à l'imprudence du consul le plus hardi et des soldats, surtout des nouveaux. (5) Toutes les affaires de l'ennemi ne lui étaient pas moins connues que les siennes: il savait que les chefs étaient différents et en désaccord, qu'il y avait presque deux tiers de recrues parmi les soldats de l'armée. (6) Aussi, pensant qu'il avait là un endroit et un moment favorables à une embuscade, la nuit suivante, ses soldats n'emportant que leurs armes, (7) il laisse son camp plein de tous les biens de l'armée et des soldats, et, franchissant les hauteurs les plus proches, cache à gauche son infanterie rangée en bataille, à droite sa cavalerie, et fait passer les bagages par la vallée située entre ces deux monts, (8) afin, quand l'ennemi sera occupé à piller le camp, abandonné, en apparence, par la fuite de ses maîtres, de l'écraser par surprise dans cet embarras. (9) Il laisse dans le camp des feux nombreux, afin de faire croire que, pendant le temps qui lui est nécessaire pour prendre, en fuyant, une assez grande avance, il a voulu, par cet aspect trompeur de son camp, comme il a trompé Fabius l'année précédente, retenir sur place les consuls.

La ruse d'Hannibal est découverte

[XXII, 42]

(1) Quand il fit jour, d'abord le retrait des postes ennemis, puis, quand on s'approcha, un silence insolite étonnèrent les soldats romains. (2) Une fois qu'on a bien reconnu que le camp est désert, on voit accourir au prétoire des consuls une foule annonçant que l'ennemi a fui si précipitamment, qu'il a laissé dans son camp les tentes dressées, et, pour dissimuler sa fuite, beaucoup de feux allumés. (3) Un cri s'élève, demandant qu'on fasse sortir l'armée, qu'on la mène à la poursuite des ennemis, et, sans attendre, au pillage de leur camp; et l'un des deux consuls semblait un des soldats de cette foule. (4) Paul-Émile, au contraire, disait et redisait qu'il fallait être prudent et prendre garde; à la fin, n'ayant plus d'autre moyen de contenir la sédition et son chef, il envoie en reconnaissance le préfet de cavalerie Marius Statilius avec un escadron lucain.

(5) Arrivé à cheval aux portes du camp, Statilius ordonna de rester hors du retranchement à tous ses cavaliers, sauf à deux, avec lesquels il le franchit; après avoir tout observé soigneusement, il vient annoncer qu'il s'agit certainement d'un stratagème:(6) les feux n'ont été laissés que dans la partie du camp qui regarde les Romains, les tentes sont ouvertes, et tous les objets précieux exposés à portée de la main; à certains endroits, il a vu, éparses dans les rues du camp, des pièces d'argenterie offertes, en quelque sorte, au pillage. (7) Ces nouvelles, faites pour détourner de leur envie les coeurs des soldats, les enflammèrent; et comme ils criaient que, faute de signal, ils iraient là-bas sans généraux, il y eut un général qui ne leur fit pas défaut: sur-le-champ, Varron donna le signal du départ. (8) Paul-Émile, de lui-même, restait circonspect; n'ayant, en outre, reçu des poulets aucun auspice favorable, il le fit annoncer à son collègue qui, déjà, faisait passer les portes aux enseignes. (9) Quoique Varron en eût du dépit, le malheur récent de Flaminius, et le souvenir de la défaite navale du consul Claudius, pendant la première guerre punique, frappèrent son âme d'une crainte religieuse. (10) Ce furent presque les dieux eux-mêmes qui, ce jour-là, différèrent, plutôt qu'ils n'arrêtèrent, la ruine qui menaçait les Romains; en effet, par un coup du hasard, alors que le consul ordonnait de rentrer au camp, sans être obéi de ses soldats, (11) deux esclaves, - l'un appartenant à un cavalier de Formies, l'autre à un cavalier de Sidicinum, - qui avaient été pris avec des fourrageurs par les Numides, s'enfuirent ce jour-là et revinrent à leurs maîtres; et, amenés aux consuls, ils leur annoncent que, derrière les hauteurs les plus proches, toute l'armée d'Hannibal est embusquée. (12) Leur arrivée opportune rendit aux consuls leur autorité, alors que la soif de popularité de l'un d'eux avait, par une coupable condescendance, détruit, auprès des soldats, d'abord sa propre majesté.

Dans la plaine de Cannes (début de l'été 216)

[XXII, 43]

(1) Quand Hannibal vit que les Romains n'avaient eu là qu'un mouvement inconsidéré, plutôt qu'un emportement téméraire poussé jusqu'aux décisions extrêmes, sa ruse étant découverte et vaine, il rentra dans son camp. (2) Il ne put y rester longtemps, faute de blé; et de nouveaux projets naissaient chaque jour non seulement chez les soldats de Carthage, mélange trouble de toutes sortes de nations, mais chez leur chef lui-même. (3) En effet, tandis qu'on avait entendu en premier lieu les murmures, puis les clameurs ouvertes des soldats réclamant la solde qu'on leur devait, et se plaignant d'abord du prix des vivres, ensuite de la faim, tandis que le bruit courait que les mercenaires, surtout espagnols, avaient décidé de déserter, (4) Hannibal lui-même, par moments, agita, dit-on, l'idée de s'enfuir en Gaule, en abandonnant toute son infanterie pour s'arracher de là avec ses cavaliers.

(5) Tels étant les projets et l'état des esprits au camp, il se décida alors à partir pour les régions plus chaudes, et, par suite, aux moissons plus mûres, de l'Apulie, dans la pensée aussi que, plus il s'éloignerait de l'ennemi, plus les désertions seraient malaisées à des esprits légers. (6) Il partit de nuit, après avoir, comme la première fois, fait allumer des feux, et en laissant en vue quelques tentes, pour que la crainte d'une ruse semblable à la première retînt les Romains. (7) Mais le même Lucanien, Statilius, après avoir exploré tout le terrain au-delà du camp et derrière les monts, ayant rapporté qu'il avait vu, de loin, l'ennemi en marche, on commença à agiter des projets de poursuite. (8) Comme chacun des deux consuls gardait une opinion conforme à celle qu'il avait toujours eue, mais que presque tous, dans l'armée, approuvaient Varron, et personne Paul-Émile, sauf Servilius, consul de l'année précédente, (9) suivant l'avis de la majorité, on partit, sous la pression du destin, pour Cannes, que devait illustrer un désastre romain. (10) Près de ce village, Hannibal avait établi son camp, ayant à dos le vent Vulturne qui, dans ces plaines brûlées par suite de la sécheresse, transporte des nuages de poussière. (11) Cela lui fut très commode pour son camp lui-même, et allait lui être salutaire au plus haut point quand on mettrait les armées en lignes, les Carthaginois, tournés de façon que le vent ne leur soufflait que dans le dos, ayant à combattre un ennemi aveuglé par des nuages de poussière.

Installation des camps romains

[XXII, 44]

(1) Les consuls poursuivant le Carthaginois en faisant bien éclairer leur marche, après leur arrivée à Cannes, quand ils eurent l'ennemi en vue, établirent deux camps fortifiés, en gardant à peu prés le même intervalle qu'à Géréonium, et en y répartissant leurs troupes comme avant. (2) L'Aufidus, coulant près de ces deux camps, permettait aux hommes d'aller à l'eau au point où chacun le trouvait le plus commode, mais non sans combat; (3) cependant, du petit camp, qui était au-delà de l'Aufidus, les Romains allaient à l'eau plus librement, parce que, sur cette rive, il n'y avait pas de troupes ennemies. (4) Hannibal, espérant maintenant qu'en cet endroit, fait pour les combats de la cavalerie, - partie de ses forces qui le rendait invincible, - les consuls lui fourniraient le moyen de livrer bataille, met en ligne son armée, et, en lançant en avant ses Numides, provoque l'ennemi. (5) Voilà le camp romain à nouveau troublé par un soulèvement des soldats et le désaccord entre les consuls, Paul-Émile objectant à Varron l'imprudence de Sempronius et de Flaminius, Varron objectant à Paul-Émile que c'était un prétexte commode, pour les généraux peureux et inactifs, que l'exemple de Fabius; (6) tous deux attestant les dieux et les hommes, l'un, qu'il n'y avait nullement de sa faute si déjà Hannibal possédait l'Italie comme par droit d'usage; que lui, Varron, son collègue le retenait enchaîné; qu'on enlevait leur fer, leur armure aux soldats irrités et désireux de se battre; (7) l'autre, que s'il arrivait quelque chose aux légions, lancées, livrées à un combat irréfléchi et imprudent, il en déclinait d'avance toute responsabilité, quoique prêt à prendre part à tous les dangers: son collègue n'avait qu'à veiller à ce que les hommes qui avaient la langue prompte et imprudente eussent le bras aussi fort dans le combat!

Les Romains s'apprêtent à livrer bataille (1er-2 août 216)

[XXII, 45]

(1) Tandis qu'on perd le temps en disputes plus qu'en délibérations, Hannibal, ramenant des lignes, qu'il avait tenues jusqu'à une heure avancée du jour, toutes ses troupes au camp, (2) sauf les Numides, envoie ceux-ci attaquer au-delà du fleuve les Romains qui vont à l'eau. (3) Cette troupe en désordre, les Numides, à peine après, avoir pris pied sur le bord, la mettent en fuite par leurs cris et leur attaque tumultueuse; puis ils se laissent emporter jusqu'à un poste situé en avant du retranchement, et jusqu'aux portes mêmes du camp. (4) Il parut, pour le coup, si honteux aux Romains, de voir des auxiliaires, des irréguliers venir maintenant effrayer même leur camp, qu'une seule cause les empêcha de passer aussitôt le fleuve et de se mettre en lignes, ce fut que le commandement en chef était, ce jour-là, aux mains de Paul-Émile. (5) Aussi, le lendemain, Varron, à qui le sort donnait le commandement, sans consulter nullement son collègue, arbora le signal du combat, et, ses troupes rangées en bataille, leur fit passer le fleuve, suivi de Paul-Émile, qui pouvait plutôt ne pas approuver que ne pas appuyer son dessein. (6) Le fleuve passé, les consuls joignent à leurs troupes celles qu'ils avaient placées dans le petit camp, et rangent ainsi leur front de bataille: à l'aile droite, la plus proche du fleuve, ils mettent les Romains, cavaliers, puis fantassins; (7) l'aile gauche fut occupée, à l'extrémité, par les cavaliers des alliés, puis, en allant vers l'intérieur de la ligne, par leurs fantassins, qui rejoignaient vers le centre les légions romaines; les troupes de jet, avec les autres auxiliaires légèrement armés, formèrent la première ligne. (8) Les consuls commandaient les ailes, Terentius (Varron) la gauche, Paul-Émile la droite; Geminus Servilius dut veiller sur le centre du combat.

L'armée d'Hannibal

[XXII, 46]

(1) À l'aube, Hannibal, ayant envoyé en avant les Baléares et le reste des troupes légères, passa le fleuve, et il plaçait chaque corps, à mesure qu'il avait traversé, dans sa ligne de bataille; (2) les cavaliers gaulois et espagnols près de la rive, à l'aile gauche, en face de la cavalerie romaine, (3) l'aile droite étant confiée aux cavaliers Numides, et le centre de la ligne solidement tenu par l'infanterie dont les Africains constituaient les deux ailes, tandis qu'entre eux, au milieu, étaient les Gaulois et les Espagnols. (4) Les Africains, on les aurait pris pour des Romains, tant ils portaient des armes prises à la Trébie et surtout à Trasimène. (5) Les Gaulois et les Espagnols avaient de grands boucliers presque de même forme, mais leurs épées étaient inégales et différentes: chez les Gaulois, très longues et sans pointe; chez l'Espagnol, habitué à frapper de pointe plutôt que de taille, courtes, par là faciles à manier, et pointues. Plus que l'attitude de tous les autres combattants, celle des soldats de ces deux peuples, et par leur taille, et par leur aspect, était terrible. (6) Les Gaulois, au-dessus du nombril, étaient nus; les Espagnols s'étaient mis en ligne avec des tuniques de lin bordées de pourpre, éblouissantes par leur merveilleuse blancheur. Le nombre total des fantassins alors en ligne était de quarante mille, et de dix mille celui des cavaliers. (7) Les généraux commandant les ailes étaient à gauche Hasdrubal, à droite Maharbal; le centre, Hannibal lui-même le commanda, avec son frère. Magon. (8) Le soleil, que les adversaires se fussent placés à dessein ou se trouvassent par hasard ainsi, était, fort opportunément, de côté pour les deux lignes, les Romains étant tournés vers le midi, les Carthaginois vers le nord; (9) mais le vent, - les habitants de la région l'appellent Vulturne - se levant contre les Romains, et leur roulant au visage beaucoup de poussière leur ôtait la vue.

Résultats d'abord incertains

[XXII, 47]

(1) Le cri d'attaque poussé, on se courut sus avec les troupes auxiliaires, et le combat fut engagé d'abord par l'infanterie légère; ensuite les cavaliers gaulois et espagnols de l'aile gauche et l'aile droite romaine se chargèrent, mais point du tout comme dans les combats ordinaires de cavalerie; (2) il faillait en effet se charger de front, car, sans laisser aucun espace pour évoluer à l'entour, d'un côté le fleuve, de l'autre l'infanterie enfermaient les cavaliers. (3) Dans les efforts qu'ils faisaient, des deux côtés, droit devant eux, les chevaux finissaient par être immobilisés et serrés dans la mêlée, les hommes, s'empoignant à bras-le-corps, se jetaient à bas de cheval. C'était déjà, en grande partie, une lutte d'infanterie. Toutefois ce combat est plus violent que long; repoussés, les cavaliers romains tournent le dos.

(4) Vers la fin du combat de cavalerie s'engagea la bataille d'infanterie, d'abord égale par les forces et par le courage, tant que tinrent ferme les rangs des Gaulois et des Espagnols; (5) enfin les Romains, par des efforts longs et répétés de leur front rectiligne et de leurs lignes épaisses, ébranlèrent le coin ennemi, trop mince et par là peu solide, qui faisait saillie devant le front carthaginois. (6) Les ennemis une fois ébranlés et se repliant précipitamment, les Romains les pressèrent, et, continuant leur mouvement, furent entraînés d'abord, par ces troupes dont la peur précipitait la fuite, au centre de la ligne ennemie, et enfin, nul ne leur résistant, arrivèrent aux Africains des réserves, (7) qui s'étaient établis à droite et à gauche de façon à former deux ailes en retrait, le centre, où se trouvaient les Gaulois et les Espagnols, formant un peu saillie. (8) Quand ce coin saillant, repoussé, rectifia la ligne ennemie, puis, reculant toujours, arriva même à en creuser le centre, les Africains, qui déjà avaient formé le croissant, voyant les Romains se précipiter sans précaution au centre, les tournèrent par les ailes; bientôt, en étirant celles-ci, ils enfermèrent leurs ennemis même par derrière. (9) Alors les Romains, après ce premier combat sans résultat, laissant les Gaulois et les Espagnols qu'ils avaient massacrés pendant qu'ils montraient le dos, commencent contre les Africains un combat nouveau, (10) inégal non seulement parce qu'ils sont encerclés, mais parce que, fatigués, ils luttent contre des adversaires frais et pleins d'ardeur.

Déroute des Romains

[XXII, 48]

(1) Déjà aussi à l'aile gauche romaine, où les cavaliers alliés faisaient face aux Numides, le combat s'était engagé, lent d'abord, et commencé par une ruse digne des Carthaginois. (2) Environ cinq cents Numides qui portaient, en dehors de leurs armes habituelles, défensives et offensives, des glaives cachés sous leur cuirasse, ayant, comme s'ils désertaient, quitté les leurs, le bouclier sur le dos, et galopé jusqu'à l'ennemi, (3) sautent brusquement de cheval, et, jetant boucliers et javelots aux pieds des Romains, sont reçus au milieu de leurs lignes et conduits au dernier rang, avec l'ordre de rester là derrière. Tandis que le combat s'engageait de tous côtés, ils restèrent tranquilles; (4) mais quand tous les esprits, tous les yeux furent occupés de la bataille, alors, saisissant les boucliers étendus çà et là à terre parmi les monceaux de morts, ils attaquent par derrière les lignes des Romains, et, les frappant dans le dos, leur coupant les jarrets, en font un grand massacre, et provoquent une peur et un désordre encore bien plus grands. (5) Comme il y avait, chez les Romains, ici la terreur et la fuite, là une lutte acharnée mais déjà sans grand espoir, Hasdrubal, qui commandait de ce côté, retirant du centre les Numides, parce qu'ils combattaient mollement ceux qui leur faisaient face, les envoie çà et là poursuivre les fuyards, (6) et adjoint les cavaliers espagnols et gaulois aux Africains, déjà plus fatigués, ou presque, de tuer que de combattre.

La mort de Paul-Émile

[XXII, 49]

(1) De l'autre côté de la bataille, Paul-Émile, quoique gravement blessé, dès le début de l'action, par une balle de fronde, (2) charge souvent Hannibal avec un corps de troupes en rangs serrés, et sur plusieurs points rétablit le combat ; il est protégé par des cavaliers romains qui, à la fin, abandonnent leurs chevaux, parce que la force de conduire le sien manque au consul. (3) À certain messager annonçant alors à Hannibal l'ordre, donné par le consul à ses cavaliers, de mettre pied à terre, Hannibal répondit, d'après la tradition: "Mieux vaudrait qu'il me les livrât tout enchaînés!" (4) Ce combat des cavaliers à pied fut ce qu'il devait être quand la victoire des ennemis ne faisait plus de doute, alors que les vaincus préféraient la mort sur place à la fuite, et que les vainqueurs, irrités contre ces hommes qui retardaient leur victoire, massacraient ceux qu'ils ne pouvaient déloger. (5) Ils les délogèrent cependant quand il n'en resta plus qu'un petit nombre, accablé par sa fatigue et ses blessures; alors tous se dispersèrent, et ceux qui le pouvaient cherchaient des chevaux pour fuir. (6) Cneius Lentulus, tribun militaire, voyant, en passant à cheval, le consul, couvert de sang, assis sur une pierre, lui dit: (7) "Lucius Aemilius, toi que, seul, les dieux doivent regarder comme innocent de la faute qui nous vaut le désastre de ce jour, prends mon cheval, tant qu'il te reste quelques forces, et que, t'accompagnant, je peux te hisser sur lui et te protéger. (8) Ne rends pas cette bataille funeste par la mort d'un consul; il y aura déjà, sans cela, assez de larmes et d'affliction." (9) Le consul lui répond: "Pour toi, Cneius Cornelius, sois content de ton courage; mais garde-toi, par une vaine pitié, de perdre le peu de temps que tu as pour échapper aux mains de l'ennemi. (10) Pars; dis, publiquement, aux sénateurs de fortifier Rome, et, avant l'arrivée de l'ennemi vainqueur, de garnir solidement la ville de troupes; dis aussi, en particulier, à Quintus Fabius, que c'est en se rappelant ses préceptes que Lucius Aemilius a vécu jusqu'à maintenant, et qu'il meurt. (11) Pour moi, laisse-moi mourir avec mes soldats ici massacrés, afin qu'on ne m'accuse pas de nouveau à ma sortie du consulat, ou que je ne me dresse pas en accusateur de mon collègue, pour protéger mon innocence en présentant des griefs contre autrui!"

(12) Comme ils parlaient ainsi, d'abord une foule de citoyens en fuite, puis les ennemis les surprirent; le consul, qu'ils ne reconnurent pas, fut accablé de traits; Lentulus, au milieu du tumulte, fut emporté au loin par son cheval

Alors de tous côtés, on fuit en désordre. (13) Sept mille hommes se réfugièrent dans le petit camp, dix mille dans le grand, deux mille environ dans le village même de Cannes; aucune fortification ne le protégeant, ceux-ci furent aussitôt cernés par Carthalo et ses cavaliers.

(14) L'autre consul ne s'étant, soit par hasard, soit à dessein, mêlé à aucune troupe de fuyards, avec cinquante cavaliers environ parvint à Venouse. (15) Quarante-cinq mille cinq cents fantassins et deux mille sept cents cavaliers, composés, en quantités à peu près égales, de citoyens et d'alliés, furent tués, dit-on, (16) et, parmi eux, les deux questeurs des consuls, Lucius Atilius et Lucius Furius Bibaculus, ainsi que vingt-neuf tribuns militaires; certains anciens consuls, anciens préteurs et anciens édiles, parmi lesquels on comptait Cneius Servilius Gemillus et Marcus Minucius, qui avait été maître de la cavalerie l'année précédente et consul quelques années avant; (17) en outre quatre-vingts sénateurs, ou personnages ayant géré des magistratures telles qu'ils devaient être choisis comme sénateurs: ils s'étaient engagés comme soldats dans les légions. (18) Comme prisonniers, il y eut, dit-on, dans cette bataille, trois mille fantassins et quinze cents cavaliers.

Bilan de la bataille

[XXII, 50]

(1) Telle est la bataille de Cannes, aussi célèbre que la défaite de l'Allia, (2) mais d'un côté, par les événements qui la suivirent, plus supportable qu'elle, parce que l'ennemi s'arrêta; de l'autre, par le massacre de l'armée, plus grave et plus affreuse. (3) Si, en effet, la fuite de l'Allia découvrit Rome, elle sauva l'armée; au contraire, le consul en fuite fut suivi de cinquante hommes à peine ; et de l'autre consul, qui mourait, presque toute l'armée partagea le sort.

(4) Comme, dans les deux camps, une foule de soldats à moitié armés se trouvait sans chefs, ceux du grand camp envoient dire aux autres de profiter de ce que les ennemis - fatigués du combat, puis des festins qu'ils ont faits dans la joie de la victoire - sont accablés par le repos de la nuit, pour venir les rejoindre: en une seule colonne on partira ensuite pour Canusium. (5) Cette proposition, les uns la repoussent absolument: pourquoi, disent-ils, ceux qui les mandent ne viennent-ils pas eux-mêmes, puisqu'ils peuvent aussi bien les rejoindre? Sans doute, parce que tout l'intervalle entre les deux camps est plein d'ennemis, et qu'ils aiment mieux exposer à un si grand danger la vie d'autrui que la leur. (6) À d'autres réfugiés du petit camp, c'était moins la proposition qui déplaisait que le courage qui manquait. Alors le tribun militaire Publius Sempronius Tuditanus dit:

"Préférez-vous donc être pris par l'ennemi le plus cupide et le plus cruel, vous voir évaluer par tête et réclamer une rançon par des gens qui vous demanderont si vous êtes citoyen romain ou allié latin, afin que par vos outrages et vos misères on cherche à faire honneur à autrui? (7) Non, n'est-ce pas; si, du moins, du consul Lucius Aemilius, qui préféra une belle mort à une vie déshonorée, et de tant d'hommes si braves, qui gisent en monceaux autour de lui, vous êtes les concitoyens. (8) Alors, avant que le jour nous arrête et que des troupes ennemies plus nombreuses nous barrent la route, à travers ces soldats qui, ne connaissant ni rangs ni ordre, crient devant nos portes, faisons une sortie. (9) Le fer et l'audace s'ouvrent un chemin à travers les ennemis, si serrés qu'ils soient; en formant le coin contre cette troupe dispersée et désunie, on peut la fendre comme s'il n'y avait pas d'obstacle. Ainsi; venez avec moi, vous qui voulez sauver et vous-mêmes, et l'État!

(10) Quand il a dit ces mots, il tire son glaive, et, formant ses hommes en coin, s'avance à travers les ennemis. (11) Du côté droit, sur lequel, comme il était découvert, les Numides lançaient des javelots, ils firent passer leur bouclier, et ils arrivèrent, au nombre de six cents environ, au grand camp; ils en repartent sans s'arrêter, unis à une autre colonne importante, et parviennent sains et saufs à Canusium. (12) Les vaincus agissaient ainsi sous l'impulsion des sentiments que donnaient à chacun d'eux leur caractère ou le hasard, plutôt que par réflexion personnelle ou sur l'ordre de quelqu'un.

Après la victoire

[XXII, 51]

(1) Alors que tous les chefs carthaginois, entourant Hannibal victorieux, le félicitaient, et lui conseillaient, après avoir terminé une guerre si importante, de prendre, pendant le reste du jour et la nuit suivante, du repos pour lui-même et d'en donner à ses soldats fatigués, (2) Maharbal, commandant de la cavalerie, pensant qu'il ne fallait pas tarder un instant, lui dit: "Ah! sache plutôt ce que te vaut cette bataille! Dans quatre jours, vainqueur, tu dîneras au Capitole. Suis-moi; avec les cavaliers, de façon qu'on apprenne mon arrivée avant de la savoir prochaine, je te précéderai." (3) Hannibal trouva ce dessein trop beau et trop grand pour pouvoir l'adopter aussitôt. Aussi dit-il à Maharbal qu'il louait son intention, mais qu'il fallait du temps pour peser son conseil. (4) Alors Maharbal: "Les dieux - ce n'est pas étonnant - n'ont pas tout donné au même homme; tu sais vaincre, Hannibal; tu ne sais pas profiter de la victoire." On croit bien que ce retard d'un jour sauva Rome et l'empire.

(5) Le lendemain, dès qu'il fait jour, les Carthaginois se mettent à ramasser les dépouilles, et à contempler le carnage, affreux même pour des ennemis. (6) Là gisaient des milliers de Romains, fantassins et cavaliers, pêle-mêle, comme le hasard pendant le combat les avait réunis, ou pendant la fuite. Certains, se levant du milieu des cadavres, sanglants, réveillés par le froid du matin qui pinçait leurs plaies, furent tués par les ennemis; (7) certains, même parmi les gisants, furent trouvés vivants, les cuisses ou les jarrets coupés, et ils mettaient à nu leur cou et leur gorge, en demandant qu'on répandît ce qui leur restait de sang; (8) on en trouva certains la tête enfouie dans la terre creusée, et l'on voyait bien qu'ils s'étaient fait eux-mêmes ces trous, et qu'en se couvrant le visage de terre amoncelée, ils s'étaient étouffés. (9) Ce qui attira le plus tous les regards, ce fut un Numide que, de dessous un Romain mort, on retira vivant, mais le nez et les oreilles déchirés, le Romain, dont les mains ne pouvaient plus tenir une arme, mais dont la colère tournait à la rage, ayant lacéré de ses dents son adversaire en expirant.

La reddition du camp romain

[XXII, 52]

(1) Après qu'on a ramassé les dépouilles jusqu'à une heure avancée du jour, Hannibal conduit ses troupes à l'attaque du petit camp, et avant tout, par un bras de tranchée, interdit à ses occupants l'accès du fleuve; (2) d'ailleurs tous les Romains, accablés par les fatigues, les veilles, les blessures mêmes, se rendirent plus tôt encore qu'il ne l'espérait. (3) S'étant mis d'accord avec le Carthaginois pour livrer leurs armes et leurs chevaux; pour une rançon, par tête, de trois cents deniers au quadrige pour les Romains, deux cents pour les alliés et cent pour les esclaves; enfin pour être, cette somme une fois versée, renvoyés chacun avec un vêtement, ils reçurent les ennemis dans le camp, et furent tous mis sous bonne garde, les citoyens romains séparés des alliés. (4) Tandis que, là, on perd du temps, au grand camp, lorsque ceux de ses occupants qui avaient assez de force et de courage, - quatre mille hommes environ, et deux cents cavaliers - les uns par groupes, les autres en se dispersant çà et là dans les champs, ce qui n'était pas le moins sûr, se furent réfugiés à Canusium, les blessés et les lâches livrèrent à l'ennemi le camp lui-même, aux mêmes conditions que le petit. (5) Les Carthaginois firent là un énorme butin; et, en dehors des chevaux, des hommes, et de l'argent à l'occasion, - il y en avait surtout sur les phalères des chevaux; car, pour manger, on se servait très peu de vaisselle d'argent, surtout en campagne - tout le reste du butin fut livré au pillage. (6) Puis Hannibal ordonna de rassembler, pour les enterrer, les cadavres des siens. Il y en eut, dit-on, huit mille environ, des soldats les plus braves. Le corps du consul romain fut aussi recherché et enseveli, d'après certains auteurs.

(7) Quant aux réfugiés de Canusium, une Apulienne nommée Busa, connue pour sa naissance et sa fortune, en voyant les Canusini se contenter de les recevoir dans leurs murs et leurs maisons, les fournit de vivres, de vêtements, même d'argent pour la route; en raison de cette munificence, plus tard, la guerre terminée, elle obtint des honneurs du sénat.

Complot des officiers

[XXII, 53]

(1) D'autre part, alors qu'il y avait là quatre tribuns militaires: Quintus Fabius Maximus, - de la première légion, - dont le père avait été dictateur l'année précédente; (2) de la seconde légion, Lucius Publicius Bibulus et Publius Cornelius Scipion, et, de la troisième légion, Appius Claudius Pulcher qui, tout récemment, avait été édile, (3) du consentement de tous, le commandement en chef fut donné à Publius Scipion, tout jeune alors, et à Appius Claudius. (4) Comme ils délibéraient, en petit comité, sur la situation générale, Publius Furius Philus, fils d'un consulaire, leur annonce qu'ils caressent en vain un espoir irréalisable; la situation de l'État est désespérée, déplorable; (5) certains jeunes nobles, dont le chef est Marcus Caecilius Metellus, tournent les yeux vers la mer et les navires, pour abandonner l'Italie et se réfugier auprès de quelque roi.

(6) En apprenant ce malheur, non seulement affreux, mais encore nouveau après tant de désastres, les assistants qui, paralysés par la stupeur devant un dessein si monstrueux, restaient cloués sur place et estimaient qu'il fallait convoquer le conseil à ce sujet, s'entendent déclarer "qu'il n'y a pas là sujet à conseil"par le jeune Scipion, chef prédestiné de cette guerre. Il faut, dit-il, oser et agir, non tenir conseil, devant un si grand mal; (7) ils doivent, tout de suite, l'accompagner, en armes, ceux qui veulent le salut de l'État; (8) il n'y a pas d'endroit qui, plus que celui où l'on médite de tels projets, soit vraiment un camp ennemi. (9) Scipion se dirige, suivi de quelques compagnons, vers le logis de Métellus; là, ayant trouvé la réunion de jeunes gens dont on lui avait parlé, il lève son épée nue sur la tête des délibérants, et leur dit:

(10) "En mon âme et conscience, je jure de ne pas abandonner la république du peuple romain, de ne permettre à aucun autre citoyen de l'abandonner; (11) si j'enfreins sciemment ce serment, alors, que Jupiter très bon, très grand, frappe de la ruine la plus affreuse moi-même, ma maison, ma famille et ma fortune. (12) En ces termes, Marcus Caecilius, j'exige que tu jures, toi, ainsi que tous ceux qui sont ici; et que celui qui n'aura pas juré sache que ce glaive a été tiré contre lui!"

(13) Non moins effrayés que s'ils voyaient Hannibal vainqueur, ils jurent tous, et se livrent eux-mêmes à Scipion.

Après la défaite; les réactions à Rome

[XXII, 54]

(1) Au moment où ces faits se passaient à Canusium, arrivèrent à Venusia, auprès du consul, environ quatre mille cinq cents fantassins et cavaliers que la fuite avait dispersés à travers champs. (2) Les Venusini, ayant réparti tous ces hommes dans les familles pour qu'on les y reçût et les traitât bien, donnèrent à chaque cavalier des toges, des tuniques et vingt-cinq deniers au quadrige, au fantassin dix deniers, des armes à ceux qui en manquaient, (3) et se conduisirent pour tout le reste, à titre public et privé, de façon hospitalière, rivalisant pour voir si une femme de Canusium vaincrait par ses bons offices le peuple de Venusia. (4) Mais le fardeau se faisait plus lourd pour Busa à cause de la masse des soldats; ils étaient déjà dix mille environ; (5) et Appius et Scipion, quand ils apprennent qu'un des consuls est sain et sauf, lui envoient aussitôt dire combien ils ont, avec eux de troupes d'infanterie et de cavalerie, et demander en même temps s'il leur ordonne d'amener cette armée à Venusia, ou de rester à Canusium. (6) Varron lui-même fit passer ses troupes à Canusium; et déjà il y avait là quelque apparence d'une armée consulaire, capable de se défendre contre l'ennemi au moins à l'abri de remparts, sinon par ses seules armes.

(7) À Rome on avait annoncé non pas qu'il survivait fût-ce ces simples débris des forces de citoyens et d'alliés, mais que l'armée et ses chefs avaient été massacrés et toutes les troupes anéanties. (8) Jamais, la ville restant sauve, il n'y eut autant de peur et de tumulte entre les murs de Rome. Aussi je reculerai devant la tâche, et n'entreprendrai pas de raconter des scènes qu'en les dépeignant je rendrais inférieures à la réalité. (9) Après la perte d'un consul et d'une armée à Trasimène, l'année précédente, ce n'était pas maintenant une blessure s'ajoutant à une blessure, mais un désastre bien plus grand qu'on annonçait: deux consuls et deux armées consulaires étaient perdus; il n'y avait plus de camp, plus de général ni de soldat romain, (10) Hannibal devenait maître de l'Apulie, du Samnium, et, déjà, de presque toute l'Italie. Aucune autre nation assurément, n'aurait supporté une telle masse de maux sans en être écrasée. (11) Essayez de la comparer à la défaite navale des Carthaginois aux îles Aegates, défaite qui, brisant leurs forces, leur fit céder la Sicile et la Sardaigne et accepter de payer impôts et tribut; ou à la défaite d'Afrique à laquelle succomba plus tard ce même Hannibal; elles ne sont en rien comparables, si ce n'est qu'on supporta ces dernières avec moins de courage.

Attitude énergique de Fabius Maximus

[XXII, 55]

(1) Publius Furius Philus et Marcus Pomponius, préteurs, convoquèrent le sénat à la curie Hostilia, pour délibérer sur la défense de la ville; (2) ils ne doutaient pas, en effet, que, les armées romaines étant détruites, l'ennemi vînt bientôt attaquer Rome, seule chose qui lui restât à faire dans cette guerre. (3) Comme, dans ces malheurs immenses, mais mal connus, on n'arrivait pas même à bien prendre une décision; comme, devant la curie, retentissaient les lamentations des femmes, et que, les pertes n'ayant pas été publiées, on pleurait, dans presque toutes les maisons, les vivants aussi bien que les morts, (4) Quintus Fabius Maximus proposa d'envoyer des cavaliers sans bagages sur la voie Appienne et la voie Latine, pour interroger les soldats qu'ils rencontreraient - quelques-uns se seraient certainement dispersés dans leur fuite - et venir rapporter à Rome quel était le sort des consuls et des armées, (5) puis, si les Immortels, ayant pitié de l'empire, avaient laissé subsister quelque chose de romain, où étaient ces troupes, où s'était dirigé Hannibal après la bataille, ce qu'il préparait, ce qu'il faisait et ce qu'il avait l'intention de faire. (6) Tout cela, dit Fabius, il faut que l'observent et le reconnaissent des jeunes gens actifs; mais voici ce que doivent faire les sénateurs eux-mêmes, puisqu'il n'y a pas assez de magistrats: il faut qu'ils suppriment, dans Rome, l'agitation et l'effroi; qu'ils écartent les femmes de la rue, et les forcent toutes à rester à l'intérieur de leur seuil; (7) qu'ils empêchent les lamentations en commun des familles, imposent le silence à la ville, fassent conduire aux préteurs les porteurs de nouvelles, quoi qu'elles concernent - chaque particulier devant attendre chez lui le messager qui se portera garant du sort des siens; - (8) il faut en outre que les sénateurs placent des gardes aux portes, pour empêcher tout le monde de quitter Rome, et forcer les gens à n'espérer de salut que du salut de la ville et des remparts. C'est une fois le tumulte apaisé qu'il faudra rappeler les sénateurs à la curie, et délibérer sur la défense de la ville.

La situation à Rome

[XXII, 56]

(1) Tous s'étant rangés à cet avis, ce fut seulement quand les magistrats eurent fait partir du forum la foule, et que les sénateurs, allant de tous côtés apaiser les troubles, se furent séparés, qu'on apporta une lettre du consul Caius Terentius (Varron); (2) le consul Lucius Aemilius et l'armée avaient été - disait-il - massacrés; il était lui-même à Canusium, en train de rassembler les débris d'une si grande défaite, comme ceux d'un naufrage; il avait là dix mille soldats environ, désorganisés, débandés; (3) le Carthaginois restait à Cannes, occupé de la rançon de ses prisonniers et du reste de son butin, ne montrant ni l'âme d'un vainqueur, ni l'attitude habituelle d'un grand général en se livrant à ce trafic. (4) Puis les malheurs des particuliers furent, eux aussi, annoncés officiellement dans les maisons, et tant de deuils remplirent la ville, que la fête anniversaire de Cérès fut interrompue, parce que les gens en deuil n'ont pas le droit de la célébrer, et qu'il n'y avait pas, à ce moment, une matrone qui ne fût en deuil. (5) Aussi, afin d'empêcher que, pour la même raison, d'autres cérémonies religieuses, publiques ou privées, fussent également abandonnées, un sénatus-consulte limita le deuil à trente jours.

(6) Mais alors que les sénateurs, les troubles de la ville apaisés, avaient été rappelés à la curie, une autre lettre encore, celle-là de Sicile, fut apportée de la part du propréteur Titus Otacilius: le royaume de Hiéron, disait-il, était ravagé par une flotte punique; (7) comme il voulait apporter au roi le secours qu'il implorait, on lui avait annoncé qu'une autre flotte était aux îles Aegates, prête et parée (8) pour permettre aux Carthaginois, dès qu'ils s'apercevraient qu'il allait défendre la côte de Syracuse, d'attaquer Lilybée et le reste de la province romaine; il fallait donc une flotte, si l'on voulait défendre un roi allié et la Sicile.

Mesures religieuses et militaires

[XXII, 57]

(1) Une fois lues les lettres du consul et du préteur, on fut d'avis d'envoyer Marcus Claudius, commandant de la flotte mouillée à Ostie, à Canusium, à l'armée, et d'écrire au consul qu'après avoir remis l'armée à ce préteur, aussitôt que possible, dans la mesure où l'intérêt de l'État le permettrait, il vînt à Rome.

(2) Ce qui effraya encore, outre de si grands désastres, ce fut, entre autres prodiges, que, cette année-là, deux Vestales, Opimia et Floronia, avaient été convaincues d'inceste: l'une fut, selon la coutume, enterrée vivante à la porte Colline, l'autre s'était donnée elle-même la mort; (3) Lucius Cantilius, scribe pontifical, de ceux qu'on appelle aujourd'hui "petits pontifes", complice de Floronia, fut, sur le comitium, battu de verges par le grand pontife jusqu'à ce qu'il expirât sous les coups. (4) Ce sacrilège ayant été, comme c'est fréquent au milieu de tant de désastres, tourné en prodige, on invita les décemvirs à aller consulter les Livres, (5) et l'on envoya à Delphes Quintus Fabius Pictor demander à l'oracle par quelles prières, quelles supplications, les Romains pouvaient apaiser les dieux, et quelle serait la fin de si grands désastres. (6) Cependant, sur l'indication des livres du Destin, on fit plusieurs sacrifices extraordinaires: entre autres, un Gaulois et une Gauloise, un Grec et une Grecque furent enterrés vivants au marché aux boeufs, dans un endroit clos de pierres, arrosé déjà auparavant du sang de victimes humaines, cérémonie religieuse bien peu romaine.

(7) Les dieux bien apaisés, - à ce qu'on pensait, - Marcus Claudius Marcellus envoie, d'Ostie, quinze cents soldats, qu'il avait enrôlés pour la flotte, à Rome, afin de défendre la ville; (8) lui-même, ayant envoyé en avant une légion d'infanterie de marine, - c'était la troisième légion, - avec ses tribuns militaires, à Teanum des Sidicins, et remis la flotte à son collègue Publius Furius Philus, se dirige peu de jours après vers Canusium à marches forcées. (9) Ensuite Marcus Junius, nommé dictateur sur proposition du sénat, et Tiberius Sempronius, maître de la cavalerie, une levée de troupes ayant été décrétée, enrôlent les jeunes gens depuis l'âge de dix-sept ans, certains portant encore la robe prétexte: on en forma quatre légions et mille cavaliers. (10) Ils envoient de même chez les alliés et dans les pays de nom latin pour en recevoir des soldats, suivant les conventions. Ils font préparer des armes défensives et offensives, d'autres fournitures nécessaires, et décrocher les anciennes dépouilles ennemies des temples et des portiques. (11) Cette levée eut encore un aspect nouveau par suite du manque d'hommes libres et de la nécessité: huit mille jeunes esclaves valides, après qu'on eut demandé à chacun s'il voulait servir, furent achetés par l'État et armés. (12) On préféra ces soldats-là, quoiqu'on pût, pour un moindre prix, racheter les prisonniers.

Le sort des prisonniers romains

[XXII, 58]

(1) En effet Hannibal, plus occupé, après la bataille si heureuse de Cannes, des soucis d'un vainqueur que de ceux d'un belligérant, (2) après avoir (une fois les prisonniers amenés et triés) harangué avec bienveillance, comme auparavant à la Trébie et au lac Trasimène, et renvoyé sans rançon les alliés, adresse aux Romains convoqués eux aussi. - ce qu'il n'avait fait nulle part, jusqu'alors - des paroles assez douces: (3) ce n'est pas, dit-il, une guerre à mort qu'il fait aux Romains; c'est pour l'honneur et l'empire qu'il lutte. Ses pères ont cédé à la valeur romaine; il fait, lui, ses efforts pour qu'on cède, en retour, à la fois à sa chance et à sa valeur. (4) Aussi permet-il aux captifs de se racheter; leur rançon sera, par tête, pour un cavalier, de cinq cents deniers au quadrige, de trois cents pour un fantassin, pour un esclave, de cent. (5) Quoique la rançon ainsi fixée pour les cavaliers fût sensiblement plus forte que celle dont ils avaient convenu en se rendant, ils acceptèrent avec joie n'importe quelle condition pour conclure un arrangement.

(6) On décida qu'ils choisiraient eux-mêmes dix d'entre eux pour se présenter au sénat à Rome, et on accepta comme seule garantie de leur bonne foi le serment qu'ils reviendraient. (7) Avec eux fut envoyé Carthalo, noble Carthaginois, afin que, s'il voyait par hasard les esprits pencher de ce côté, il présentât des conditions de paix. (8) Comme ils étaient sortis du camp, l'un des délégués, dont le caractère n'avait rien de romain, feignant d'avoir oublié quelque chose, rentra au camp carthaginois pour se délier de son serment, et, avant la nuit, rejoignit ses compagnons. (9) Quand on annonça qu'ils venaient vers Rome, un licteur fut envoyé au devant de Carthalo pour l'inviter, au nom du dictateur, à sortir avant la nuit du territoire romain.

Plaidoyer des prisonniers

[XXII, 59]

(1) Les délégués des prisonniers obtinrent du dictateur une audience du sénat. Leur chef parla ainsi: "Marcus Junius, et vous, Pères Conscrits, aucun de nous n'ignore que jamais, dans aucun État, on n'a moins estimé les prisonniers de guerre que dans le nôtre ; (2) mais, à moins que notre cause ne nous semble meilleure qu'il n'est légitime, jamais hommes qui méritent moins que nous votre indifférence ne sont tombés au pouvoir de l'ennemi. (3) Ce n'est pas, en effet, pendant la bataille, par peur, que nous avons rendu les armes: après avoir, presque jusqu'à la nuit, debout sur des monceaux de cadavres, prolongé la lutte, nous nous sommes repliés dans notre camp; (4) le reste du jour et la nuit suivante, quoique accablés par la fatigue et par nos blessures, nous avons défendu nos retranchements; (5) le lendemain, comme, assiégés par une armée victorieuse, nous ne pouvions plus aller à l'eau, comme nous n'avions plus aucun espoir de percer les lignes serrées de l'ennemi, et que nous ne jugions pas sacrilège, cinquante mille hommes de notre armée ayant été massacrés, qu'il survécût quelques soldats romains à la bataille de Cannes, (6) alors seulement nous avons convenu de la rançon dont le paiement nous libérerait, et les armes qui ne nous étaient plus d'aucun secours, nous les avons livrées à l'ennemi."

(7) "Nos aïeux aussi, nous le savions, s'étaient rachetés des Gaulois à prix d'or, et vos pères, ces hommes si durs pour les conditions de paix, avaient pourtant envoyé à Tarente des ambassadeurs racheter les prisonniers. (8) Or sur l'Allia, contre les Gaulois, comme à Héraclée, contre Pyrrhus, les deux batailles ne furent pas tant décriées à cause de l'étendue des pertes que de la peur et de la fuite. Les plaines de Cannes, elles, des monceaux de cadavres romains les couvrent; il ne survit que nous, pour le massacre de qui le fer et les forces ont manqué à l'ennemi. (9) Il y a plus: certains, parmi nous, n'ont pas même paru sur le champ de bataille; laissés à la garde du camp, la reddition du camp les a fait tomber au pouvoir de l'ennemi."

(10) "D'aucun citoyen, d'aucun compagnon d'armes je n'envie, certes, le sort ni la condition, et je ne voudrais pas en abaisser d'autres pour me grandir; ces autres non plus, toutefois (à moins qu'on ne récompense l'agilité des pieds et la vitesse à la course), ceux qui, pour la plupart sans armes, fuyant du champ de bataille, ne se sont pas arrêtés avant Venusia ou Canusium, ne sauraient à juste titre se mettre au-dessus de nous, ni se glorifier d'offrir plus de garanties que nous pour la défense de l'État. (11) Vous aurez, en ces hommes, de bons, de vaillants soldats, mais en nous aussi, qui serons encore plus dévoués à la patrie quand, par un bienfait de votre part, nous aurons été rachetés et rétablis dans notre patrie avec nos droits. (12) Vous enrôlez des hommes de tout âge, de toutes conditions; j'entends dire qu'on arme huit mille esclaves. Notre nombre n'est pas inférieur; le prix auquel on peut nous racheter n'est pas plus élevé que celui auquel on les achète... Si je nous comparais à eux, je ferais injure au nom romain."

(13) "Dans une telle délibération, Pères Conscrits, vous devriez aussi considérer, à mon avis du moins, si sous vouliez être plus durs que vos ancêtres - conduite que nous n'avons en rien méritée - à quel ennemi vous nous abandonneriez: (14) à un Pyrrhus, qui vous considéra, vous, prisonniers, comme des hôtes, ou à un barbare, à un Punique, chez qui, de l'avidité et de la cruauté, on a peine à savoir ce qui l'emporte? (15) Si vous voyiez les chaînes, la saleté, l'aspect hideux de vos concitoyens, vous ne seriez, assurément, pas moins émus de ce spectacle que si, de l'autre côté, vous contempliez vos légions couchées sur la plaine de Cannes. (16) Vous pouvez voir l'inquiétude, les larmes de nos parents, debout dans le vestibule de la curie en attendant votre réponse. Quand pour nous, pour les absents, leurs esprits sont en suspens dans une telle inquiétude, quels sont, croyez-vous, les sentiments de ceux-là mêmes dont on discute la vie et la liberté?"

(17) "Même si (Dius Fidius m'aide!) Hannibal lui-même, contrairement à son naturel, voulait nous traiter avec douceur, nous penserions n'avoir que faire de la vie, après vous avoir paru indignes d'être rachetés par vous. (18) Ils revinrent autrefois à Rome, les prisonniers renvoyés sans rançon par Pyrrhus, mais ils y revinrent avec les ambassadeurs - les premiers personnages de l'État - envoyés pour les racheter; reviendrais-je dans ma patrie, moi, citoyen dont on aura trouvé que je ne vaux pas trois cents deniers? (19) Chacun a son sentiment, Pères Conscrits. Je sais quel péril courent ma vie et ma liberté; mais ce qui m'émeut davantage, c'est le danger qu'il y a, pour notre réputation, à repartir d'ici condamnés et repoussés par vous; que vous avez, en effet, reculé devant la dépense, on ne le croira pas."

Refus de racheter les prisonniers

[XXII, 60]

(1) Dès qu'il eut fini, de la foule qui était sur le comitium s'éleva un cri lamentable, et tous tendaient les mains vers lu curie. en suppliant qu'on leur rendît leurs enfants, leurs frères, leurs parents. (2) Des femmes aussi, poussées par la crainte et la nécessité, s'étaient, sur le forum, mêlées à la foule des hommes. Le sénat, tous témoins écartés, commença à délibérer. (3) Comme les avis y différaient, comme les uns proposaient de racheter les prisonniers aux frais du trésor, les autres de ne faire pour cela aucune dépense publique, mais de ne pas les empêcher de se racheter avec leur fortune personnelle, (4) et si, pour le moment, l'argent manquait à certains, de leur faire un prêt sur le trésor, l'État prenant toutes garanties par cautions et hypothèques sur leurs terres, (5) alors Titus Manlius Torquatus. homme d'une sévérité antique et, au jugement de la plupart, excessive, invité à donner son avis, parla, dit-un, ainsi:

(6) "Si les délégués des prisonniers avaient seulement demandé pour les hommes qui sont au pouvoir de l'ennemi, d'être rachetés, sans attaquer personne, j'aurais brièvement exposé mon avis; (7) qu'aurais-je eu à dire, en effet, sinon à vous conseiller d'observer la tradition de nos pères, en donnant un exemple qui est nécessaire pour les opérations militaires? Mais puisqu'en réalité ils se sont presque glorifiés de s'être rendus à l'ennemi. et trouvent juste qu'on les préfère non seulement aux captifs pris sur le champ de bataille, mais aux soldats qui se sont réfugiés à Venusia et à Canusium, et au consul Caius Terentius lui-même, je ne vous laisserai rien ignorer, Pères Conscrits, de ce qui s'est passé là-bas."

(8) "Plût au ciel que ce que je vais vous dire, je pusse le dire à Canusium, devant l’armée elle-même, témoin le plus autorisé de la lâcheté et du courage de chacun, ou que du moins fût ici présent Publius Sempronius, chef qu'ils n'avaient qu’à suivre pour être aujourd'hui soldats dans un camp romain, non prisonniers au pouvoir de l'ennemi. (9) Mais alors que ces Romains - les Carthaginois, fatigués de combattre et joyeux de leur victoire, étant, pour la plupart, rentrés eux aussi dans leur camp - avaient disposé de la nuit pour percer les lignes adverses, et que sept mille hommes en armes pouvaient percer même à travers des ennemis serrés, ils n'ont ni fait cet effort par eux-mêmes, ni voulu suivre un chef. (10) Presque toute la nuit, Publius Sempronius Tuditanus n'a cessé de les conseiller, et de les exhorter, tandis qu'il y avait peu d'ennemis autour du camp, que régnaient le repos et le silence, et que l'ombre pouvait couvrir leur entreprise, à le suivre comme chef; avant le jour, leur disait-il, ils pouvaient arriver en lieu sûr, dans des villes d'alliés."

(11) "Si, comme Publius Decius, tribun militaire, le dit, à ce qu'ont rapporté nos aïeux, dans le Samnium; comme, dans notre jeunesse, pendant la première guerre punique, Marcus Calpurnius Flamma le dit à trois cents volontaires, en les menant s'emparer d'une hauteur située au milieu des ennemis: "Mourons, soldats, et par notre mort arrachons au blocus les légions cernées!" (12) si, comme eux, Publius Sempronius vous avait demandé ce sacrifice, je ne vous tiendrais déjà, ni pour des hommes, ni pour des Romains, si aucun de vous ne s'était présenté pour accompagner un tel courage. (13) Mais la route qu'il vous montre vous conduit, aussi bien qu'à la gloire, à votre salut; elle vous ramène dans votre patrie auprès de vos parents, de vos femmes, de vos enfants. (14) Pour vous sauver, vous manquez de courage; que feriez-vous, s'il fallait mourir pour la patrie? Cinquante mille citoyens et alliés gisent autour de vous, tués en cette journée. Si tant d'exemples de valeur ne vous touchent pas, rien ne vous touchera jamais; si de telles pertes ne vous font pas faire bon marché de votre vie, rien ne le fera. (15) Libres, sains et saufs, désirez revoir votre patrie; ou plutôt, désirez-le tant qu'elle est votre patrie, tant que vous en êtes citoyens; il est trop tard pour désirer la revoir, maintenant que vous êtes frappés de mort civile, étrangers aux droits des citoyens, esclaves des Carthaginois. (16) Vous voulez revenir pour de l'argent à la place que votre lâcheté, votre incapacité vous ont fait perdre? Publius Sempronius, votre concitoyen, vous ne l'avez pas entendu vous inviter à prendre vos armes et à le suivre; mais Hannibal, lui, vous l'avez entendu, peu après, vous inviter à livrer votre camp et à rendre vos armes!"

(17) "Pourquoi, toutefois, accuser ces hommes de lâcheté, quand je peux les accuser de crime? Ils n'ont pas, seulement, en effet, refusé de suivre qui leur donnait un bon conseil: ils barraient la route à ces braves, ils les retenaient de tous leurs efforts, si, tirant l'épée, des hommes si énergiques n'avaient chassé les lâches. (18) Oui, Publius Sempronius dut percer les troupes de ses concitoyens, avant celles des ennemis! Est-ce de tels citoyens que la patrie veut revoir? Si les autres leur avaient ressemblé, elle n'aurait aujourd'hui pas un des citoyens qui combattirent à Cannes. (19) Sur sept mille hommes en armes, il s'en est trouvé six cents pour oser faire une percée, pour rentrer dans leur patrie libres et armés, et ces six cents hommes, les ennemis ne les ont pas arrêtés; (20) quelle sécurité pensez-vous qu'aurait eue, dans sa marche, une colonne de près de deux légions! Vous auriez aujourd'hui à Canusium vingt mille hommes en armes, courageux et fidèles, Pères Conscrits."

"Mais, en réalité, comment ces hommes peuvent-ils être des citoyens bons et fidèles - car, pour courageux, eux-mêmes n'oseraient le dire? (21) À moins que l'on ne juge qu'ils ont aidé à la sortie, eux qui ont fait leurs efforts pour arrêter cette sortie, ou qu'ils n'envient ni le salut, ni la gloire acquis par leur valeur à ceux qui ont percé, alors qu'ils savent que leur peur et leur lâcheté sont la cause de leur honteuse servitude. (22) Ils ont préféré, cachés dans leurs tentes, attendre à la fois le jour et l'ennemi, alors que dans le silence de la nuit, ils avaient une occasion de sortir."

"On me dira: pour sortir du camp le courage leur a manqué, mais pour défendre vigoureusement ce camp, ils ont eu du courage; (23) pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, assiégés, ils ont défendu le retranchement par leurs armes, leurs personnes par le retranchement; enfin, après avoir osé et souffert le pire, comme, privés de tout le nécessaire, affaiblis par la famine, ils ne pouvaient plus porter leurs armes, ils ont été vaincus par les besoins naturels de l'homme plus que par les armes. (24) L'ennemi, répondrai-je, s'est approché de leur retranchement au lever du soleil; moins d'une heure après, sans avoir tenté la chance d'un combat, ils ont livré leurs armes et eux-mêmes. (25) Voici les services que vous ont rendus, pendant deux jours, ces soldats: quand il fallait rester en ligne et se battre, ils se sont réfugiés au camp; quand il fallait se battre pour ses retranchements, ils ont livré le camp, n'étant bons à rien, ni sur le champ de bataille, ni au camp. (26) Et nous vous rachèterions? Quand il faut sortir du camp, vous hésitez, vous y restez; quand il est nécessaire d'y rester et de le défendre par les armes, camp, armes, et vous-mêmes, vous livrez tout à l'ennemi. (27) Mon avis, Pères Conscrits, est qu'il ne faut pas plus racheter ces gens-là qu'il ne faut livrer à Hannibal ceux qui, passant au milieu des ennemis, sont sortis du camp, et, par leur haute valeur, se sont redonnés à la patrie."

Les suites de la bataille de Cannes

[XXII, 61]

(1) Quand Manlius eut parlé, quoique la plupart des sénateurs fussent, eux aussi, unis à des captifs par la parenté, non seulement les exemples antérieurs donnés par un État qui, depuis l'antiquité, n'avait jamais eu aucune indulgence pour les prisonniers, mais la somme à dépenser firent impression, (2) car on ne voulait ni épuiser le trésor, auquel on avait déjà demandé une forte somme pour acheter les esclaves qui allaient être soldats et les armer, ni enrichir d'argent Hannibal quand, d'après les bruits courants, c'était la chose dont il manquait le plus. (3) Comme la funeste réponse "qu'on ne rachetait pas les prisonniers" avait été rendue, et que le nouveau deuil provoqué par la perte de tant de citoyens s'était ajouté à l'ancien, ce fut avec bien des pleurs et des lamentations qu'on accompagna les délégués jusqu'à la porte. (4) L'un d'eux s'en alla chez lui, sous prétexte que, par son retour trompeur au camp carthaginois, il s'était délié de son serment. Le fait connu et rapporté aux sénateurs, tous furent d'avis de le faire arrêter et conduire à Hannibal par des gardiens publics.

(5) Il y a une autre façon de conter cette histoire des prisonniers: il en vint, dit-on, d'abord dix; après avoir hésité, au sénat, à les admettre ou non dans Rome, on les y admit, à condition toutefois que le sénat ne les entendrait pas; (6) puis, comme ils s'attardaient à Rome plus que personne ne s'y attendait, il arriva trois autres délégués, Lucius Scribonius, Caius Calpurnius et Lucius Manlius; (7) alors seulement un parent de Scribonius, un tribun de la plèbe, en référa, au sujet du rachat des captifs, au sénat, qui décida de ne pas les racheter; et les trois nouveaux délégués retournèrent au camp d'Hannibal, mais les dix premiers restèrent à Rome, (8) sous prétexte qu'étant, après leur départ, - afin, avaient-ils dit, de vérifier encore les noms des prisonniers - retournés auprès d'Hannibal, ils s'étaient déliés de leur serment; on discuta longuement, au sénat, de leur livraison à Hannibal, mais à une majorité de quelques voix, ceux qui voulaient les livrer furent battus; (9) d'ailleurs, les premiers censeurs entrés en charge après cela les accablèrent de telle façon de blâmes et de flétrissures, que certains se résolurent d'eux-mêmes à mourir, et que les autres restèrent, pendant tout le reste de leur vie, éloignés non seulement du forum, mais presque du jour et de la voie publique. (10) On s'étonne de telles différences entre les sources plus qu'on ne peut discerner la vérité.

Combien, d'autre part, le désastre de Cannes fut plus grave que les précédents, on en a déjà un indice dans ce fait que la fidélité des alliés, qui jusqu'à ce jour était restée ferme, commença à chanceler, sans aucune raison, assurément, sinon qu'ils désespéraient de l'empire. (11) Passèrent aux Carthaginois les peuples que voici: les Atellani, les Calatini, les Hirpini, une partie des Apuliens, les Samnites à l'exception des Pentri, (12) tous les Bruttii, les Lucaniens, en outre les Uzentini et presque toute la côte grecque, les Tarentins, les Métapontins, les gens de Crotone et de Locres, et tous les Gaulois cisalpins. (13) Et pourtant ces malheurs, ces défections d'alliés n'ébranlèrent pas les Romains au point que quelque part, chez eux, on parlât de paix, ni avant l'arrivée du consul à Rome, ni après son retour qui raviva le souvenir du désastre subi; (14) à ce moment même, la cité montra tant de grandeur d'âme, que ce consul, qui revenait après une si grande défaite dont il avait été la cause principale, une foule de gens de toutes les classes alla à sa rencontre, et qu'on le remercia de n'avoir pas désespéré de l'État, (15) lui qui, s'il avait commandé des troupes carthaginoises, n'aurait dû se refuser à aucun supplice.

 

 

 

 

 
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