Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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L'Anabase

Livre premier

 

De l'hymen de Darius et de Parysatis naquirent deux princes. L'aîné se nomma Artaxerxès, le plus jeune, Cyrus. Darius, lorsqu'il fut devenu infirme et qu'il soupçonna que la fin de sa vie n'était pas éloignée, voulut avoir près de lui ses deux fils. L'aîné se trouvait à la cour de son père. Le roi manda Cyrus des provinces dont il l'avait fait satrape, dignité à laquelle il avait joint le commandement de toutes les troupes, dont la plaine du Castole était le quartier d'assemblée. Cyrus partit donc pour la haute Asie, ayant pris avec lui Tissapherne, qui le suivit en qualité d'ami, et escorté de trois cents hoplites grecs, commandés par Xénias de Parrhasie.
Darius étant mort, et Artaxerxès étant monté sur le trône, Tissapherne calomnie Cyrus auprès de son frère, et l'accuse de tramer une conspiration contre lui. Le roi croit le délateur, et fait arrêter Cyrus pour le punir de mort. Mais Parysatis leur mère, sollicite, obtient la grâce de son fils, et le renvoie dans son gouvernement. Cyrus ayant couru risque de la vie et reçu un affront, ne s'occupe plus, dès qu'il est parti, que des moyens de se soustraire au pouvoir de son frère, et de s'emparer lui‑même du trône, s'il lui est possible. Parysatis favorisait les desseins de ce jeune prince, qu'elle préférait à Artaxerxès. Quiconque arrivait de la cour chez Cyrus en était si bien traité qu'on ne le quittait pas sans se sentir plus d'attachement pour lui que pour le roi, et il mettait tous ses soins à gagner l'affection des peuples de son gouvernement, et à les former au métier de la guerre. Il levait d'ailleurs des troupes grecques le plus secrètement qu'il lui était possible pour prendre le roi au dépourvu. Lorsqu'on recrutait des troupes, il ordonnait aux commandants d'enrôler le plus qu'ils pourraient les meilleurs soldats du Péloponnèse, sous prétexte que Tissapherne avait dessein d'attaquer ces places. Car ce satrape était anciennement maître des villes d'Ionie, le roi les lui ayant données. Mais toutes, excepté Milet, venaient de se soustraire à lui, et s'étaient soumises à Cyrus. Tissapherne ayant pressenti que les habitants de Milet avaient le même projet, en fit mourir plusieurs, et en bannit d'autres. Ceux‑ci furent accueillis de Cyrus, qui ayant assemblé une armée assiégea Milet par mer et par terre, et tâcha de faire rentrer les bannis dans leur patrie. C'était un nouveau prétexte pour lui de lever des troupes. Il envoya vers le roi et le pria de confier plutôt ces villes à son frère que d'y laisser commander Tissapherne. Parysatis appuyait de tout son crédit cette demande de son fils, en sorte qu'Artaxerxès, loin de soupçonner le piège qu'on lui tendait, crut que Cyrus ne faisait ces armements dispendieux que contre Tissapherne. Il ne fut pas même fâché de les voir en guerre ; car son frère lui envoyait exactement les tributs dus au monarque par les villes qui avaient appartenu à ce satrape.
Il se levait pour Cyrus une autre armée dans la presqu'île de Thrace vis‑à‑vis d'Abydos ; et voici de quelle manière. Cléarque, Lacédémonien, était banni de sa patrie ; Cyrus l'ayant connu, conçut de l'estime pour lui et lui donna dix mille dariques. Cléarque employa cette somme à lever des troupes avec lesquelles, faisant des excursions hors de la Chersonèse, il porta la guerre chez les Thraces, qui habitent au‑dessus de l'Hellespont. Il assurait par‑là le repos des colonies grecques établies de ces côtés, et la plupart des villes situées sur l'Hellespont fournissaient volontairement des subsides pour l'entretien de ses soldats. C'était un second corps de troupes à la disposition du prince, et qui ne faisait point d'ombrage au roi. Aristippe, Thessalien, hôte de Cyrus, persécuté par une des factions qui divisaient sa patrie, vient le trouver, et lui demande environ deux mille soldats grecs, avec leur solde de trois mois, l'assurant qu'au moyen de ce secours il viendra à bout de ses adversaires. Cyrus lui donne environ quatre mille hommes et leur paie de six mois, lui recommandant de ne point s'accommoder avec la faction opposée qu'il n'en soit convenu avec lui. Nouvelle armée entretenue en Thessalie, à la disposition de Cyrus, sans qu'on se doutât qu'il y eût part. Il ordonne à Proxène de Béotie, dont il était ami, de lever le plus de troupes qu'il serait possible et de venir le joindre, sous prétexte qu'il veut marcher contre les Pisidiens qui inquiètent son gouvernement. Il donne le même ordre à Sophénète de Stymphale, et à Socrate Achéen, tous deux attachés aussi à lui par les liens de l'hospitalité, comme pour faire avec les bannis de Milet la guerre à Tissapherne ; ce que chacun d'eux exécuta.
Lorsqu'il juge qu'il est temps de s'avancer vers la haute Asie, il prend pour prétexte de sa marche le projet de chasser entièrement les Pisidiens de son gouvernement. Il a l'air de rassembler contre eux toutes les troupes barbares et grecques qui sont dans le pays. Il fait dire à Cléarque de le joindre avec toutes ses forces, et à Aristippe de lui renvoyer celles qu'il a, après s'être réconcilié avec ses concitoyens. Xénias Arcadien, qui commandait les troupes étrangères dans ses garnisons, reçoit ordre de les amener toutes, et de n'y laisser que ce qui est nécessaire pour la garde des citadelles. Cyrus retire en même temps de devant Milet l'armée qui l'assiégeait, et engage les bannis de cette ville à suivre ses drapeaux, leur promettant que s'il réussit dans son expédition, il ne désarmera point qu'il ne les ait rétablis dans leur patrie. Ils lui obéirent avec plaisir, car ils avaient confiance en lui ; et ayant pris leurs armes, ils le joignirent à Sardes. Xénias y arriva avec près de quatre mille hoplites tirés des garnisons ; Proxène, avec environ quinze cents hoplites, et cinq cents hommes de troupes légères ; Sophénète de Stymphale, avec mille hoplites ; Socrate d'Achaïe, avec cinq cents environ, et Pasion de Mégare, avec sept cents à peu près. Ces deux derniers venaient du siège de Milet. Telles furent les troupes qui joignirent Cyrus à Sardes. Tissapherne ayant observé ces mouvements, et jugeant que de tels préparatifs étaient trop considérables pour ne menacer que les Pisidiens, partit avec environ cinq cents chevaux, et fit la plus grande diligence pour se rendre auprès du roi. Ce prince se mit en état de défense dès que Tissapherne l'eut instruit de l'armement de son frère.
Cyrus partit de Sardes à la tête de ces troupes, et traversant la Lydie, il fit en trois marches vingt‑deux parasanges, et arriva aux bords du Méandre, dont la largeur est de deux plèthres. Un pont construit sur sept bateaux le traversait. Ayant passé ce fleuve et fait une marche de huit parasanges dans la Phrygie, l'armée se trouva à Colosses, ville peuplée, riche et grande. Cyrus y séjourna sept jours ; Ménon de Thessalie l'y joignit, et lui amena mille hoplites et cinq cents armés à la légère, tant Dolopes qu'Aeniens et Olynthiens. De là ayant fait vingt parasanges en trois marches, on parvint à Célènes, ville de Phrygie, peuplée, grande et florissante. Cyrus y avait un palais et un grand parc plein de bêtes fauves, qu'il chassait lorsqu'il voulait s'exercer lui et ses chevaux. Le Méandre, dont les sources sont dans le palais même, coule au milieu du parc et traverse ensuite la ville de Célènes. Dans cette même ville est un autre château fortifié appartenant au grand roi, au‑dessous de la citadelle, et à la source du Marsyas. De là ce fleuve, à travers la ville de Célènes, va se jeter dans le Méandre. La largeur du Marsyas est de vingt‑cinq pieds. C'est là, dit‑on, qu'Apollon ayant vaincu le satyre de ce nom, qui osait entrer en concurrence de talent avec lui, l'écorcha et suspendit sa peau dans l'antre d'où sortent les sources. Telle est la cause qui a fait donner au fleuve le nom de Marsyas. On dit aussi que ce château et la citadelle de Célènes furent bâtis par Xerxès, lorsqu'il se retirait de la Grèce, après sa défaite. Cyrus y séjourna trente jours. Cléarque, banni de Sparte, s'y rendit avec mille hoplites, huit cents Thraces armés à la légère, et deux cents archers crétois ; Sosias de Syracuse, avec mille hoplites, et Sophénète Arcadien, avec le même nombre. Cyrus fit dans son parc la revue et le dénombrement des Grecs. Il se trouva onze mille hoplites et environ deux mille hommes armés à la légère.
Cyrus fit ensuite en deux marches dix parasanges, et arriva à Pelles, ville peuplée. Il y séjourna trois jours, pendant lesquels Xénias Arcadien célébra par des sacrifices les lupercales, et proposa des jeux et des combats gymniques, dont les prix étaient des étrilles d'or. Cyrus même fut du nombre des spectateurs. De là, en deux marches il fit douze parasanges, et arriva au marché des Céramiens, ville peuplée et située à l'extrémité de la Mysie. Puis il fit trente parasanges en trois marches et demeura cinq jours à Caystropédium, ville peuplée. Il était dû aux troupes plus de trois mois de leur solde. Elles venaient souvent la demander jusqu'à la porte de Cyrus. Ce prince tâchait de gagner du temps, ne les payait que d'espérances, et l'on ne pouvait douter qu'il n'en fût affligé ; car il n'était pas dans son caractère de refuser de remplir ses engagements lorsqu'il pouvait le faire. Epyaxa femme de Syennesis, roi de Cilicie, vint alors trouver Cyrus, et on dit qu'elle lui fit présent de sommes considérables. Il fit aussitôt payer à son armée la solde de quatre mois. Cette reine de Cilicie avait à sa suite des gardes Ciliciens et Aspendiens. Le bruit courut que Cyrus avait obtenu ses faveurs.
Il fit ensuite en deux marches dix parasanges et arriva à Thymbrie, ville peuplée. Là près du chemin est une fontaine qui porte le nom de Midas, roi de Phrygie. On prétend que c'est en mêlant du vin aux eaux de cette source que Midas y surprit le satyre qu'il poursuivait. Puis en deux marches de dix parasanges encore, Cyrus vint à Tyrium ville peuplée. Il y séjourna trois jours La reine de Cilicie demanda, dit‑on à Cyrus de lui montrer son armée ; et voulant la satisfaire, il fit dans la plaine la revue des Grecs et des Barbares qui le suivaient. Il ordonna aux Grecs de se mettre en bataille suivant leurs usages ; et à chacun de leurs généraux d'y ranger ses troupes. Ils se formèrent donc sur quatre de hauteur. Ménon et ses soldats fermaient l'aile droite. À l'aile gauche étaient Cléarque et les siens. Le centre était occupé par les autres généraux grecs. Cyrus vit d'abord les Barbares qui défilèrent devant lui par escadrons et par bataillons. Il passa ensuite sur son char, accompagné de la reine de Cilicie dans une litière, le long du front des Grecs. Ils avaient tous des casques d'airain, des tuniques de pourpre, des grevières et des boucliers bien nets et reluisants. Après avoir passé le long de toute leur ligne, Cyrus arrêta son char devant le centre de la phalange et envoya Pigrès, son interprète, ordonner aux généraux grecs de faire présenter les armes et marcher toute la ligne en avant. Ceux‑ci prévinrent de cet ordre leurs soldats, et dès que la trompette eut donné le signal, on marcha en avant les armes présentées. Le pas s'accéléra peu à peu, les cris militaires s'élevèrent, et les soldats sans commandement se mettant à la course s'avançaient vers leurs tentes. Cette manœuvre inspira de la terreur à un grand nombre de Barbares. La reine de Cilicie s'enfuit dans sa litière. Les marchands du camp abandonnant leurs denrées, prirent aussi la fuite. Les Grecs en rirent et rentrèrent dans leurs tentes. La reine de Cilicie admira la tenue et la discipline des troupes grecques, et Cyrus fut charmé de voir l'effroi qu'elles inspiraient aux Barbares.
On fit ensuite vingt parasanges en trois marches, et l'on séjourna trois jours à Iconium, dernière ville de la Phrygie. Puis Cyrus, en cinq jours de marche, parcourut trente parasanges à travers la Lycaonie. Comme cette province était ennemie, il permit aux Grecs de la piller. De là il renvoya la reine de Cilicie dans ses états par le chemin le plus court, sous l'escorte de Ménon, Thessalien, et des Grecs qu'il commandait. Cyrus, avec le reste de l'armée, traversa la Cappadoce, et ayant fait vingt‑cinq parasanges en quatre marches, arriva à Dana, ville peuplée, grande et riche, où il séjourna trois jours, pendant lesquels, sous prétexte d'un complot formé contre lui par un Perse nommé Mégapherne, teinturier du roi en pourpre, et par un autre homme qui tenait le premier rang parmi ses officiers inférieurs, il les punit de mort. On essaya ensuite de pénétrer en Cilicie. Le chemin qui y menait, quoique praticable aux voitures, était si escarpé, qu'une armée ne pouvait y passer si on lui opposait la moindre résistance. On disait que Syennésis était maître des hauteurs et gardait cet unique passage. Cyrus s'arrêta donc un jour dans la plaine. Le lendemain vint la nouvelle que Syennésis avait abandonné les postes élevés qu'il occupait, dès qu'il avait appris que le corps de Ménon ayant passé les montagnes était en Cilicie, et que Tamos y conduisait de la côte d'Ionie les vaisseaux de Cyrus et des Lacédémoniens qu'il commandait. Cyrus monta sur les hauteurs, personne ne l'en empêchant plus, et prit les tentes des Ciliciens. De là il descendit dans une vaste et belle plaine, entrecoupée de ruisseaux, couverte de vignes et d'arbres de toute espèce. Le terroir rapporte beaucoup de sésame, de panis, de millet, de froment et d'orge. Une chaîne de montagnes escarpées et élevées lui sert partout de fortification naturelle et l'entoure de la mer à la mer.
Descendant à travers cette plaine, Cyrus fit vingt‑cinq parasanges en quatre jours de marche, et arriva à Tarse, ville de Cilicie, grande et riche, où Syennésis avait son palais. Elle est coupée en deux par un fleuve large de deux plèthres, nommé le Cydné. Les habitants l'avaient abandonnée et s'étaient réfugiés avec le roi dans un lieu fortifié sur la montagne. Il ne restait que ceux qui tenaient hôtellerie ; mais dans Soles et dans Issus, villes maritimes, le peuple n'avait point quitté ses habitations. Epyaxa, femme de Syennésis, était arrivée à Tarse cinq jours avant Cyrus ; Ménon, en traversant les montagnes, avait perdu deux de ses lochos. On a prétendu que s'étant mis à piller, ils avaient été taillés en pièces par les Ciliciens ; d'autres ont dit que, restés en arrière, ils n'avaient pu ni rejoindre le gros de la troupe, ni retrouver le chemin qu'il avait suivi, et qu'ils avaient péri en le cherchant. Ces deux lochos faisaient cent hoplites. Les autres Grecs, furieux de la perte de leurs camarades, pillèrent, à leur arrivée, la ville de Tarse et le palais. Dès que Cyrus fut entré dans la ville, il manda Syennésis. Celui‑ci répondit qu'il ne s'était jamais remis entre les mains de plus fort que lui, et il ne voulut se rendre près de Cyrus qu'après que sa femme le lui eut persuadé, et qu'il eut reçu des sûretés. Les deux princes s'étant abouchés ensuite, Syennésis fournit à Cyrus beaucoup d'argent pour subvenir à l'entretien de son armée. Cyrus lui fit les présents qu'offrent les rois de Perse à ceux qu'ils veulent honorer, lui donna un cheval dont le mors était d'or massif, un collier, des bracelets de même matière, un cimeterre à poignée d'or, un habillement à la perse.
Il lui promit qu'on ne pillerait plus la Cilicie, et lui permit de reprendre les esclaves qu'on avait enlevés à ses sujets, partout où il les retrouverait.
Cyrus et son armée séjournèrent vingt jours à Tarse ; car les soldats déclaraient qu'ils n'iraient pas plus en avant, soupçonnant déjà qu'on les menait contre le roi, et prétendant ne s'être point engagés pour cette entreprise. Cléarque le premier voulut forcer les siens d'avancer. Ceux‑ci, dès qu'il commença à marcher, jetèrent des pierres sur lui et sur ses équipages ; peu s'en fallut qu'il ne fût lapidé. Ensuite ayant senti qu'il ne pouvait les contraindre à le suivre, il les assembla. D'abord il se tint longtemps debout, versant des larmes. Les soldats étonnés, le regardaient en silence. Puis il leur parla ainsi.
" Soldats, ne soyez point surpris que les circonstances présentes m'affligent. Je suis devenu hôte de Cyrus, et lorsque j'ai été banni de ma patrie, ce prince, outre plusieurs autres témoignages de son estime, m'a donné dix mille dariques. Je n'ai point réservé cet argent pour mon usage particulier ; je ne l'ai point employé à mes plaisirs. Il a été dépensé pour votre entretien. J'ai fait d'abord la guerre aux Thraces. Avec vous j'ai vengé la Grèce. Nous avons chassé de la Chersonèse ces barbares qui voulaient dépouiller les Grecs du territoire qu'ils y possèdent. Lorsque Cyrus m'a appelé, je vous ai menés à lui pour lui être utile, s'il avait besoin de moi, et reconnaître ainsi ses bienfaits. Puisque vous ne voulez plus le suivre, il faut ou que vous trahissant je reste ami de Cyrus ou que trompant la confiance de ce prince, je lie mon sort au vôtre. Je ne sais si je choisis le parti le plus juste, mais je vous préférerai à mon bienfaiteur, et quelques malheurs qui puissent en résulter, je les supporterai avec vous. Personne ne dira jamais qu'ayant conduit des Grecs à un prince étranger, j'aie trahi mes compatriotes et préféré l'amitié des barbares. Mais puisque vous ne voulez plus m'obéir ni me suivre, c'est moi qui vous suivrai, et je partagerai le sort qui vous attend. Je vous regarde comme ma patrie, comme mes amis, comme mes compagnons ; avec vous je serai respecté partout où j'irai ; séparé de vous, je ne pourrai ni aider un ami, ni repousser un adversaire. Soyez donc bien convaincus que partout où vous irez je vous suis." Ainsi parla Cléarque. Ses soldats et ceux des autres généraux grecs ayant entendu ces paroles, le louèrent de ce qu'il annonçait qu'il ne marcherait pas contre le roi. Plus de deux mille de ceux de Xénias et de Pasien, prenant leurs armes et leur bagage, vinrent camper avec lui ; Cyrus, embarrassé et affligé de cet événement, envoya chercher Cléarque. Celui‑ci ne voulut point aller trouver le prince ; mais il lui fit dire secrètement de prendre courage, et le fit assurer qu'il amènerait cette affaire à un dénouement heureux. Il le pria de l'envoyer chercher encore publiquement, et refusa de nouveau d'obéir à ses ordres. Ensuite ayant convoqué ses anciens soldats, ceux qui s'y étaient joints, et quiconque voudrait l'entendre, il parla en ces termes : " Soldats, nos engagements avec Cyrus, et ceux de ce prince avec nous sont également rompus. Nous ne sommes plus ses troupes, puisque nous refusons de le suivre, et il n'est plus tenu de nous stipendier. Je sais qu'il nous regarde comme des parjures. Voilà pourquoi je refuse de me rendre chez lui lorsqu'il demande. Je rougirais (et c'est ce qui me touche le plus), je rougirais, dis‑je, à son aspect, sentant que j'ai trompé entièrement sa confiance. Je crains d'ailleurs qu'il ne me fasse arrêter et ne punisse l'injure dont il me croit coupable envers lui. Ce n'est point, ce me semble, le moment de s'endormir et de négliger le soin de notre salut, mais bien de résoudre ce qu'il convient de faire en de telles circonstances. Je pense qu'il faut délibérer sur les moyens d'être ici en sûreté, si nous voulons y rester ou, si nous nous déterminons à la retraite, sur ceux de la faire avec sécurité et de nous procurer des vivres ; car sans cette précaution, chef, soldats, tout est perdu. Cyrus est pour ses amis un ami chaud, pour ses ennemis un ennemi redoutable. Peu éloignés de lui, à ce qu'il me semble, nous voyons tous, nous savons qu'il a de l'infanterie, de la cavalerie, une flotte. Il est donc temps que chacun de vous propose l'avis qu'il croit le meilleur." Cléarque se tut, ayant prononcé ce discours.
Alors diverses personnes se levèrent. Les uns de leur propre mouvement dirent ce qu'ils pensaient. D'autres, suscités par Cléarque, démontrèrent combien il était difficile de séjourner ou de se retirer sans l'agrément de Cyrus. Un d'entre eux, feignant de vouloir qu'on marchât au plus tôt vers la Grèce, fut d'avis qu'on élût d'autres chefs si Cléarque ne voulait pas ramener l'armée ; qu'on achetât des vivres (il y avait un marché dans le camp des barbares) ; qu'on pliât les équipages, et qu'allant trouver Cyrus, on lui demandât des vaisseaux pour s'embarquer ou, s'il s'y refusait, un guide qui menât les Grecs par terre comme en pays ami. " Que s'il ne veut pas même nous donner un guide, prenons nos rangs au plus tôt ; envoyons un détachement s'emparer des hauteurs ; tâchons de n'être prévenus ni par Cyrus ni par les Ciliciens, dont nous avons pillé les biens et fait un grand nombre esclaves. " Tel fut le discours de ce Grec. Après lui, Cléarque dit ce peu de mots : " Qu'aucun de vous ne prétende que dans cette retraite je me charge du commandement. Je vois beaucoup de raisons qui m'en éloignent. Mais sachez que j'obéirai avec toute l'exactitude possible au chef que vous choisirez, et personne ne vous donnera plus que moi l'exemple de la subordination." Un autre Grec se leva ensuite, et prenant la parole dit, qu'il fallait être bien simple pour demander à Cyrus ses vaisseaux, comme s'il renonçait à son entreprise ou pour en espérer un guide lorsqu'on traversait ses projets. " Si nous devons nous fier au guide que nous donnera ce prince, pourquoi ne le pas prier lui‑même de s'emparer pour nous des hauteurs qui commandent notre retraite ? Quant à moi je tremblerais de monter sur les vaisseaux qu'il nous fournirait, de peur qu'il ne les sacrifiât pour nous submerger dans les flots. Je tremblerais de suivre un guide donné par lui, de peur qu'il ne nous conduisît dans des défilés d'où il serait impossible de sortir. Je voudrais, si je pars contre le gré de Cyrus, pouvoir faire ma retraite à son insu, projet impossible ! Ce sont, je vous l'assure, des idées frivoles que tout ce qu'on vous a proposé jusqu'ici. Mon avis est qu'on envoie à ce prince Cléarque et une députation de gens capables ; qu'on l'interroge sur l'usage qu'il veut faire de nous. S'il ne s'agit que d'une expédition à peu près semblable à celles où il a employé ci‑devant d'autres mercenaires, il faut le suivre et ne nous pas montrer plus lâches qu'eux ; mais si son entreprise est plus importante que la précédente, si elle nous expose à plus de fatigues et de dangers, il faudra que Cyrus nous persuade de le suivre ou que nous lui persuadions de nous renvoyer en pays ami. Alors s'il nous entraîne, nous marcherons avec zèle et mériterons son amitié ; si nous le quittons, nous nous retirerons avec sûreté. Que nos députés nous rapportent sa réponse. Nous délibérerons après l'avoir entendue. "
Cet avis l'emporta. On choisit des députés qu'on envoya avec Cléarque, et ils firent à Cyrus les questions arrêtées. Ce prince répondit qu'on lui avait rapporté qu'Abrocomas, son ennemi, était à la distance de douze marches en avant sur les bords de l'Euphrate, qu'il voulait marcher contre lui, le punir s'il le joignait. " S'il fuit, au contraire, nous délibérerons là sur ce qu'il y aura à faire. "
Les députés ayant entendu cette réponse l'annoncèrent aux soldats. Ceux‑ci soupçonnèrent bien que Cyrus les menait contre Artaxerxès. Ils résolurent cependant de le suivre. Comme ils demandaient une paie plus forte, Cyrus leur promit d'augmenter leur solde de moitié en sus, et de donner au lieu d'une darique par mois au soldat trois demi‑dariques. Au reste, personne n'entendit dire alors, au moins publiquement, qu'on marchât contre le roi.
Au sortir de Tarse, Cyrus fit en deux marches dix parasanges et parvint au fleuve Sarus, large de trois plèthres. Le lendemain, en une marche de cinq parasanges, on arriva sur les bords du fleuve Pyrame, large d'un stade. De là en deux jours l'armée fit quinze parasanges et se trouva à Issus, dernière ville de la Cilicie. Elle est peuplée, grande, florissante et située sur le bord de la mer. On y séjourna trois jours, pendant lesquels arrivèrent trente‑cinq vaisseaux venant du Péloponnèse et commandés par Pythagore, Lacédémonien. Tamos, Égyptien, les conduisait depuis Éphèse. Il avait avec lui vingt‑cinq autres vaisseaux de Cyrus, avec lesquels il avait assiégé Milet, ville dans le parti de Tissapherne, et avait servi le prince contre ce satrape. Sur ces bâtiments étaient Chirisophe, Lacédémonien, qu'avait mandé Cyrus, et sept cents hoplites qu'il commandait pour ce prince. Les vaisseaux jetèrent l'ancre et mouillèrent près de la tente de Cyrus. Ce fut là que quatre cents hoplites grecs à la solde d'Abrocomas, ayant déserté de son armée, se joignirent à Cyrus et marchèrent avec lui contre le roi.
D'Issus, ce prince, dans une marche de cinq parasanges, vint aux portes de la Cilicie et de la Syrie. C'étaient deux murailles. Celle du côté de la Cilicie était gardée par Syennésis et par ses troupes. On prétendait qu'une garnison d'Artaxerxès occupait celle qui était au‑delà et du côté de la Syrie. Entre les deux, coule le fleuve Carsus, large d'un plèthre. La distance des murailles est de trois stades. On ne pouvait forcer ce défilé, car le chemin était étroit, les fortifications descendaient jusqu'à la mer ; au‑dessus étaient des rochers à pic et l'on avait pratiqué des portes dans les murailles. C'était pour s'ouvrir ce passage que Cyrus avait fait venir sa flotte, voulant pouvoir porter des hoplites, soit dans l'intervalle, soit au‑delà des murailles, et passer en forçant les ennemis s'ils gardaient le pas de Syrie ; car Cyrus présumait qu'Abrocomas, qui avait beaucoup de troupes à ses ordres, n'y manquerait pas. Abrocomas cependant n'en fit rien ; mais dès qu'il sut que Cyrus était en Cilicie, il se retira de la Phénicie et marcha vers le roi avec une armée qu'on disait être de trois cent mille hommes.
De là on fit en un jour de marche cinq parasanges dans la Syrie ; et on arriva à Myriandre, ville habitée par les Phéniciens et située sur le bord de la mer. C'était un lieu commerçant. Beaucoup de vaisseaux marchands y mouillaient. On séjourna sept jours. Deux généraux grecs, Xénias d'Arcadie et Pasion de Mégare, montant sur un petit bâtiment et y chargeant ce qu'ils avaient de plus précieux, mirent à la voile. Ils étaient, suivant l'opinion la plus commune, mécontents et jaloux de ce que Cyrus laissait à Cléarque ceux de leurs soldats qui s'étaient joints à lui pour retourner en Grèce et pour ne pas marcher contre Artaxerxès. Dès que ces généraux eurent disparu, on prétendit que Cyrus enverrait contre eux ses trirèmes, et les uns souhaitaient qu'ils fussent arrêtés et traités comme des fourbes, d'autres plaignaient le sort qui les attendait, s'ils tombaient entre les mains de ce prince.
Cyrus ayant assemblé les généraux, leur dit : " Xénias et Pasion nous ont abandonnés. Mais qu'ils ne se glorifient pas d'avoir trompé ma vigilance, et de m'avoir échappé ; car je sais où ils vont, et j'ai des trirèmes qui me ramèneraient bientôt leur bâtiment. Mais j'atteste les Dieux que je ne les poursuivrai pas. Personne ne dira que, tant qu'un homme reste à mon service, je l'emploie utilement pour moi, et que lorsqu'il veut se retirer je l'arrête, le traite mal et le dépouille de ses richesses. Qu'ils s'en aillent donc et songent qu'ils en usent plus mal envers moi que moi envers eux. J'ai en mon pouvoir leurs femmes, leurs enfants, qu'on garde dans la ville de Tralles, mais ils ne seront pas même privés de ces gages. Ils les recevront de mes mains comme le prix de la valeur avec laquelle ils m'ont précédemment servi. " Ainsi parla le prince ; et ceux des Grecs qui n'étaient pas zélés pour l'entreprise, ayant appris cette belle action de Cyrus, le suivirent avec plus de plaisir et d'affection.
Cyrus ensuite fit vingt parasanges en quatre marches et vint sur les bords du fleuve Chalus, dont la largeur est d'un plèthre. Ce fleuve était plein de grands poissons apprivoisés, que les Syriens regardaient comme des dieux, ne souffrant pas qu'on leur fît aucun mal, non plus qu'aux colombes. Les villages près desquels on campait appartenaient à Parysatis et lui avaient été donnés pour son entretien. On fit ensuite trente parasanges en cinq marches, et l'on arriva aux sources du fleuve Daradax, large d'un plèthre. Là était le palais de Bélesis, gouverneur de la Syrie, et un parc très vaste, très beau, et fécond en fruits de toutes les saisons. Cyrus rasa le parc et brûla le palais. Quinze parasanges parcourues en trois marches firent enfin arriver l'armée à Thapsaque, ville grande et florissante sur les bords de l'Euphrate, fleuve large de quatre stades. On y demeura cinq jours, et Cyrus ayant fait venir les généraux grecs, leur annonça qu'on marcherait contre le grand roi vers Babylone. Il leur ordonna de le déclarer aux troupes et de les engager à le suivre. Les généraux convoquèrent l'assemblée et annoncèrent ce qui leur était prescrit aux soldats. Ceux‑ci s'indignèrent contre leurs chefs ; qui (prétendaient‑ils) savaient depuis longtemps ce projet et le leur avaient caché. Ils ajoutèrent qu'ils n'avanceraient pas qu'on ne leur donnât la même gratification qu'aux Grecs qui avaient accompagné Cyrus lorsqu'il revint à la cour de Darius, ce qui était d'autant plus juste que les autres ne marchaient point au combat et servaient seulement d'escorte à Cyrus mandé par son père. Les généraux en rendirent compte au prince. Il promit de donner à chaque homme cinq mines d'argent, lorsqu'ils seraient arrivés à Babylone et de leur payer leur solde entière jusqu'à ce qu'il les eût ramenés en Ionie. Ces promesses gagnèrent la plupart des Grecs. Ménon, avant que les autres troupes eussent décidé ce qu'elles feraient et si elles suivraient ou non Cyrus, convoqua séparément les siennes et leur parla ainsi :
" Soldats, si vous m'en croyez, vous obtiendrez, sans danger ni fatigue, d'être plus favorisés de Cyrus, que tout le reste de l'armée. Que vous conseillé-je de faire ? Cyrus prie les Grecs de marcher avec lui contre le roi. Je dis qu'il faut passer l'Euphrate avant qu'on sache ce que le reste de nos compatriotes répondra à Cyrus. S'ils résolvent de le suivre, vous paraîtrez en être la cause, leur ayant donné l'exemple de passer le fleuve. Cyrus vous regardera comme les plus zélés pour son service, vous en saura gré et vous en récompensera ; car il sait mieux qu'un autre reconnaître un bienfait. Si l'avis contraire prévaut parmi les Grecs, nous retournerons tous sur nos pas, mais vous aurez seuls obéi : Cyrus vous emploiera comme ses soldats les plus fidèles, vous confiera les commandements des places et des lochos, et si vous demandez quelque autre grâce, je sais que vous l'obtiendrez de ce prince qui vous affectionnera. " La troupe ayant entendu ce discours, obéit et traversa l'Euphrate avant que les autres Grecs eussent rendu leur réponse. Cyrus, lorsqu'il les sut passés, en fut enchanté, et ayant envoyé Glus, il leur dit par l'organe de cet interprète : " Grecs, j'ai déjà à me louer de vous, mais croyez que je ne suis plus Cyrus ou vous aurez bientôt à vous louer de moi. " À ces mots les soldats conçurent de grandes espérances, et firent des vœux pour le succès de l'entreprise. On dit que Cyrus envoya à Ménon de magnifiques présents. Ce prince traversa ensuite le fleuve à gué, et toute l'armée le suivit. Personne n'eut de l'eau au‑dessus de l'aisselle. Les habitants de Thapsaque prétendaient que l'Euphrate n'avait jamais été guéable qu'alors, et qu'on ne pouvait le traverser sans bateaux. Abrocomas, qui précédait Cyrus, les avait brûlés pour empêcher le passage du prince. On regarda cet événement comme un miracle. Il parut évident que le fleuve s'était abaissé devant Cyrus ; comme devant son roi futur. On fit ensuite en neuf marches cinquante parasanges à travers la Syrie, et l'on arriva sur les bords de l'Araxe. Il y avait en cet endroit beaucoup de villages qui regorgeaient de blé et de vin. On y séjourna trois jours, et on s'y pourvut de vivres. L'armée passa ensuite en Arabie, et ayant l'Euphrate à sa droite, fit en trois jours trente‑cinq parasanges dans un pays désert, uni comme la mer et couvert d'absinthe. S'il s'y trouvait d'autres plantes ou cannes, toutes étaient odoriférantes et aromatiques ; mais il n'y avait pas un arbre. Quant aux animaux, les plus nombreux étaient les ânes sauvages. On voyait aussi beaucoup d'autruches. Il s'y trouvait encore des outardes et des gazelles. Les cavaliers donnaient quelquefois la chasse à ce gibier. Les ânes, lorsqu'on les poursuivait, gagnaient de l'avance et s'arrêtaient, car ils allaient beaucoup plus vite que les chevaux. Dès que le chasseur approchait, ils répétaient la même manœuvre, en sorte qu'on ne pouvait les joindre, à moins que les cavaliers, se postant en des lieux différents, ne les chassassent avec des relais. La chair de ceux qu'on prit ressemblait à celle du cerf, mais était plus délicate. Personne ne put attraper d'autruches. Les cavaliers qui en poursuivirent y renoncèrent promptement, car elles s'enfuyaient en volant au loin, courant sur leurs pieds, et s'aidant de leurs ailes étendues, dont elles se servent comme de voiles. Quant aux outardes, en les faisant repartir promptement on les prenait avec facilité ; car elles ont, comme les perdrix, le vol court et sont bientôt lasses. La chair en était exquise.
Après avoir traversé ce pays, on arriva sur les bords du fleuve Mascas, dont la largeur est d'un plèthre. Là était une ville nommée Corfote, grande, mal peuplée et entourée des eaux du Mascas. On y séjourna trois jours, et l'on s'y pourvut de vivres. De là, en treize jours de marche, l'armée fit quatre‑vingt‑dix parasanges dans le désert, ayant toujours l'Euphrate à sa droite, et elle arriva à Pyle. Dans ces marches, beaucoup de bêtes de somme périrent de disette, car il n'y avait ni foin, ni arbres, et tout le pays était nu. Les habitants fouillaient près du fleuve et travaillaient des meules de moulin. Ils les transportaient à Babylone, les vendaient, en achetaient du blé, et vivaient de ce commerce. Les vivres manquèrent à l'armée, et l'on n'en pouvait plus acheter qu'au marché lydien, dans le camp des Barbares de l'armée de Cyrus. La capithe de farine de blé ou d'orge coûtait quatre sigles. Le sigle vaut sept oboles attiques et demi, et la capithe contient deux chénix attiques. Les soldats ne se soutenaient qu'en mangeant de la viande. Il y eut de ces marches qu'on fit fort longues, lorsqu'on voulait venir camper à portée de l'eau ou du fourrage. Un jour, dans un chemin étroit, où l'on ne voyait que de la boue et où les voitures avaient peine à passer, Cyrus s'arrêta avec les plus distingués et les plus riches des Perses de sa suite ; il chargea Glus et Pigrès de prendre des pionniers de l'armée des Barbares, et de tirer les chariots du mauvais pas. Ayant trouvé qu'ils s'y portaient avec peu de zèle, il ordonna comme en colère aux seigneurs perses qui entouraient sa personne de dégager les voitures. Ce fut alors qu'on put voir un bel exemple de subordination. Chacun jeta aussitôt sa robe de pourpre sur la place où il se trouvait, se mit à courir comme s'il se fût agi d'un prix, et descendit ainsi un coteau qui était assez rapide. Quoiqu'ils eussent des tuniques magnifiques, des caleçons brodés, et que quelques‑uns portassent des colliers et des bracelets précieux, ils sautèrent sans hésiter, ainsi vêtus, au milieu de la boue, et soulevant les chariots, les en dégagèrent plus promptement que l'on ne l'aurait cru. En tout Cyrus accéléra évidemment autant qu'il le put la marche de son armée, ne séjournant que lorsque le besoin de se pourvoir de vivres ou quelque autre nécessité l'y contraignait. Il pensait que plus il se presserait d'arriver, moins il trouverait le roi préparé à combattre ; que plus il différerait au contraire, plus Artaxerxès rassemblerait de troupes contre lui, et quiconque y réfléchissait, sentait que l'empire des Perses était puissant par l'étendue des provinces et par le nombre des hommes, mais que la séparation de ses forces et la longueur des distances le rendaient faible contre un adversaire qui l'attaquerait avec célérité.
Sur l'autre rive de l'Euphrate, et vis‑à‑vis du camp que l'armée occupait dans le désert, était une grande ville florissante. On la nommait Carmande. Les soldats y achetaient des vivres, passant ainsi sur des radeaux. Ils remplissaient de foin et de matières légères les peaux qui leur servaient de couvertures. Ils les joignaient ensuite et les cousaient de façon que l'eau ne pût mouiller le foin. C'est sur cette espèce de radeau qu'ils passaient le fleuve et transportaient leurs vivres, du vin fait avec des dattes et du panis, car c'était le grain le plus commun dans ce pays. Une dispute s'étant élevée en cet endroit entre des soldats de Ménon et d'autres de Cléarque, Cléarque jugea qu'un soldat de Ménon avait tort et le frappa. Celui‑ci de retour à son camp s'en plaignit à ses camarades, qui s'en offensèrent et devinrent furieux contre Cléarque. Le même jour ce général, après avoir été au passage du fleuve et avoir jeté les yeux sur le marché, revenait à cheval à sa tente avec peu de suite et traversait le camp de Ménon. Cyrus était encore en marche et n'était pas arrivé au camp. Un des soldats de Ménon, qui fendait du bois, voyant Cléarque passer, lui jeta sa hache, et le manqua. Un autre soldat lui lança une pierre ; un autre l'imita, et un grand cri s'étant élevé, beaucoup de soldats lui, en jetèrent. Cléarque se réfugie dans son camp, crie aussitôt aux armes, et ordonne à ses hoplites de rester en bataille, les boucliers devant leurs genoux. Lui‑même avec les Thraces armés à la légère et les cavaliers (car il y en avait dans le corps qu'il commandait plus de quarante, dont la plupart étaient Thraces), lui‑même, dis‑je, marche contre la troupe de Ménon, qui étonnée, ainsi que son chef, court aux armes. Quelques‑uns restaient en place ne sachant quel parti prendre. Proxène, qui par hasard avait marché plus lentement que les autres, arriva enfin à la tête de ses soldats. Il les fit avancer aussitôt entre les deux troupes, quitta même ses armes, et supplia Cléarque de ne pas se porter à ces extrémités. Cléarque, qui avait pensé être lapidé, s'indigna de ce que Proxène parlait avec modération de cet événement, et lui dit de se retirer et de ne plus s'opposer à sa vengeance. Alors Cyrus étant arrivé, et ayant appris ce qui se passait, prit ses armes en main, vint à toute bride avec ceux de ses confidents qui se trouvèrent près de lui au milieu des Grecs prêts à se charger, et parla ainsi : " Cléarque, Proxène, Grecs qui êtes présents, vous ignorez ce que vous faites. Si vous vous combattez les uns les autres, songez que dès ce jour il me faut périr, et que vous périrez vous‑mêmes peu après moi ; car dès que nos affaires tourneront mal, tous ces Barbares que vous voyez à ma suite seront plus nos ennemis que ceux qui sont dans l'armée du roi. " Cléarque ayant entendu ce discours rentra en lui‑même. Les deux partis cessèrent de se menacer et allèrent poser leurs armes à leur place.
L'armée s'avançant, on trouva des pas de chevaux, du crottin, et on jugea qu'il avait passé là environ deux mille cavaliers. Ce détachement brûlait, en avant de l'armée de Cyrus, les fourrages et tout ce qui aurait pu lui être utile. Orontas, Perse du sang royal, qui passait pour un des meilleurs guerriers de sa nation, et qui avait déjà porté les armes contre Cyrus, forma le dessein de le trahir. Il s'était réconcilié avec ce prince, et lui dit que s'il voulait lui donner mille chevaux, il se faisait fort de surprendre et de passer au fil de l'épée le détachement qui brûlait et ravageait d'avance le pays ou de ramener beaucoup de prisonniers, d'empêcher les incendies et de faire en sorte que l'ennemi ne pût rapporter au roi ce qu'il aurait vu de l'armée de Cyrus. Ce prince ayant écouté ce conseil, le regarde comme utile, et dit à Orontas de prendre des piquets de tous les corps.
Orontas croyant son détachement prêt à marcher, écrit une lettre au roi, lui mande qu'il amènera le plus qu'il pourra de la cavalerie de Cyrus ; et le prie de prévenir la sienne de le recevoir comme ami. La lettre rappelait aussi au roi l'ancien attachement et la fidélité d'Orontas. Il en chargea un homme qu'il croyait fidèle et qui ne l'eut pas plus tôt reçue, qu'il l'alla montrer à Cyrus. Le prince l'ayant lue, fit arrêter Orontas et assembla dans sa tente sept des Perses les plus distingués de sa suite. Il ordonna aussi aux généraux grecs d'amener de leurs soldats, qui se rangeassent autour de sa tente, et y posassent leurs armes à terre. Les généraux s'y rendirent avec environ trois mille hoplites. Cyrus appela au conseil de guerre Cléarque, qui lui paraissait, ainsi qu'aux autres, être le chef des Grecs qui jouissait de la plus grande considération. Cléarque, lorsqu'il en sortit, raconta à ses amis comment s'était passé le jugement d'Orontas (car on n'avait point enjoint le secret), et rapporta ainsi le discours par lequel Cyrus avait ouvert l'assemblée. " Je vous ai appelés près de moi, mes amis, pour délibérer avec vous sur ce que je dois faire et pour traiter, de la manière la plus juste devant les dieux et devant les hommes, Orontas que vous voyez. Il m'a été d'abord donné par mon père pour être soumis à mes ordres. Ensuite mon frère le lui ayant, à ce qu'il prétendait, ordonné, il prit les armes contre moi en défendant la citadelle de Sardes. Je lui fis la guerre de mon côté de façon à lui faire désirer la fin des hostilités. Je reçus sa main en signe de réconciliation et lui donnai la mienne. Depuis ce temps, poursuivit‑il, répondez‑moi, Orontas, avez‑vous éprouvé de moi quelque injustice ? " Orontas répondit que non. Cyrus l'interrogea de nouveau. " N'ayant point à vous plaindre de moi, comme vous en convenez vous‑même, ne vous êtes‑vous pas révolté depuis et lié avec les Mysiens ? Ne ravagiez‑vous pas autant que vous le pouviez mon gouvernement ? " Orontas l'avoua. " Lorsque vous eûtes reconnu votre impuissance, reprit Cyrus, ne vîntes‑vous pas à l'autel de Diane ? Ne m'assurâtes‑vous pas de votre repentir ? Ne me laissai‑je pas persuader à vos discours ? Ne me donnâtes‑vous pas derechef votre foi ? Ne reçûtes‑vous pas la mienne ? " Orontas convint encore de ces faits. " On a découvert, poursuivit Cyrus, que vous me tendiez, pour la troisième fois, des embûches. Quelle injure vous ai‑je faite ? " Orontas dit qu'il n'en avait reçu aucune. " Vous convenez donc, ajouta Cyrus, que c'est vous qui êtes injuste envers moi ? " Il le faut bien", dit Orontas. Cyrus lui demanda ensuite : "Pourriez‑vous encore, devenant l'ennemi de mon frère, me rester désormais fidèle ? " Orontas répondit : " Quand je le serais, Cyrus, je ne passerais jamais dans votre esprit pour l'être. " Cyrus s'adressa alors à ceux qui étaient présents : "Vous savez, leur dit‑il, ce que cet homme a fait, Vous entendez ce qu'il dit. Parlez le premier, Cléarque, et donnez votre avis. ‑ Mon avis, dit Cléarque, est de nous défaire au plus tôt de lui ; il ne faudra plus veiller sur ses démarches, et délivrés de ce soin, nous aurons le loisir de nous occuper de ceux qui veulent être de nos amis et de leur faire du bien." Cléarque ajoutait que les autres juges s'étaient rangés à son opinion. Par l'ordre de Cyrus, tous les assistants et les parents même d'Orontas se levèrent et le prirent par la ceinture pour désigner qu'il était condamné mort. Il fut ensuite entraîné hors de la tente par ceux qui en avaient l'ordre.
En le voyant passer, ceux qui se prosternaient précédemment devant lui, se prosternèrent encore, quoiqu'ils sussent qu'on le menait au supplice. On le conduisit dans la tente d'Artapate, le plus affidé des chambellans de Cyrus, et personne depuis ne le revit ni ne fut en état d'affirmer de quel genre de mort il avait péri. Chacun fit des conjectures différentes. Il ne parut même en aucun endroit des vestiges de sa sépulture.
De là on fit en trois marches douze parasanges en Babylonie. Au dernier de ces camps, Cyrus fit, vers le milieu de la nuit, dans la plaine, la revue des Grecs et des Barbares ; car il présumait que le lendemain à la pointe du jour le roi viendrait avec son armée lui présenter la bataille. Il chargea Cléarque de conduire l'aile droite des Grecs, et Ménon le Thessalien de commander leur gauche. Lui‑même rangea en bataille ses troupes nationales. Après la revue, dès la pointe du jour, des transfuges qui venaient de l'armée du roi en donnèrent à Cyrus des nouvelles. Ce prince ayant appelé les généraux grecs et les chefs de loches, tint conseil avec eux sur la manière de livrer bataille, et leur prononça ce discours pour les exhorter et les enhardir:" Si je mène avec moi des Grecs comme auxiliaires, ce n'est pas que je manque de troupes barbares. Mais j'ai compté sur votre courage. J'ai estimé que vous valiez mieux dans une armée qu'une foule de ces esclaves. Voilà pourquoi je vous ai associés à mon entreprise. Conduisez‑vous donc comme des hommes libres, montrez‑vous dignes de ce bien précieux que vous possédez et dont je vous félicite ; car ne doutez pas que je ne préférasse la liberté à tous les avantages dont je jouis et à beaucoup d'autres encore. Pour que vous n'ignoriez pas à quel combat vous marchez, je vais vous en instruire. La multitude des ennemis est innombrable. Ils attaquent en jetant de grands cris. Si vous soutenez ce vain appareil, je rougis d'avance de l'opinion que vous concevrez de mes compatriotes. Pour vous qui êtes des hommes, quand vous vous serez conduits valeureusement, je renverrai en Grèce, avec un sort digne d'envie, ceux d'entre vous qui voudront y retourner. Mais j'espère faire en sorte qu'un grand nombre préfèrent de rester à ma cour et d'y jouir de mes bienfaits." Gaulitès, banni de Samos et attaché à Cyrus, se trouvait présent. "On prétend, Cyrus, dit‑il à ce prince, que vous promettez beaucoup maintenant, parce que vous êtes dans un danger imminent, mais que la prospérité vous fera oublier vos promesses. D'autres disent que quand même vous vous en souviendriez et voudriez les remplir, vous ne pourriez jamais donner tout ce que vous avez promis." Cyrus répondit à ce discours : "L'empire de mes pères s'étend vers le midi jusqu'aux climats que la chaleur excessive rend inhabitables, vers le nord jusqu'à des pays que le grand froid rend également déserts. Le milieu n'a pour satrapes que les amis de mon frère. Vous êtes les miens, et si je remporte la victoire, il faudra que je vous confie ces gouvernements. Je ne crains donc pas qu'il me manque dans ma prospérité de quoi donner à tous mes amis ; je crains de n'avoir pas assez d'amis pour les récompenses que j'aurai à distribuer alors. Je promets d'ailleurs à chacun des Grecs une couronne d'or." Ceux qui entendirent ce discours en conçurent un nouveau zèle et firent part de ces promesses aux autres Grecs. Les généraux, et même quelques simples soldats de cette nation, entrèrent chez Cyrus pour savoir ce qu'ils obtiendraient de lui s'ils remportaient la victoire. Il les renvoya tous après les avoir remplis d'espérances. Tous ceux qui s'entretenaient avec lui l'exhortaient à ne pas combattre en personne et à se placer derrière la ligne. C'est dans ce moment que Cléarque lui fit une question conçue à peu près dans ces termes : "Pensez‑vous, Cyrus, que le roi combattra ? - Oui, par Jupiter, répondit Cyrus, s'il est fils de Darius et de Parysatis, et mon frère, ce ne sera pas sans combat que je m'emparerai de son trône."
Pendant que les troupes s'armaient, on en fit le dénombrement. Il se trouva de Grecs dix mille quatre cents hoplites et deux mille quatre cents armés à la légère. Les Barbares de l'armée de Cyrus montaient à cent mille, et ils avaient environ vingt chars armés de faux. L'armée ennemie était, disait‑on, de douze cent mille hommes, et l'on y comptait deux cents chars armés de faux. Il faut y joindre six mille chevaux, commandés par Artagerse. Ils devaient se former en avant du roi, et couvrir sa personne. Il y avait quatre principaux commandants ou généraux ou conducteurs de cette armée du roi, Abrocomas, Tissapherne, Gobryas, Arbace. Chacun avait trois cent mille hommes à ses ordres. Mais il ne se trouva à la bataille que neuf cent mille hommes de ces troupes et cent cinquante archers, Abrocomas, qui revenait de Phénicie, n'étant arrivé avec sa division que cinq jours après l'affaire. Cyrus fut instruit de ces détails par les transfuges de l'armée du grand roi, avant la bataille, et depuis cet événement, les prisonniers que l'on lit confirmèrent le rapport des déserteurs.
De là Cyrus fit une marche de trois parasanges, toute son armée, tant Grecs que Barbares, étant rangée en ordre de bataille, parce qu'on croyait que le roi viendrait attaquer ce jour‑là. Car au milieu de cette marche était un fossé creusé de main d'homme, large de cinq orgyes et profond de trois. Il était long de douze parasanges et s'étendait en haut dans la plaine jusqu'au mur de la Médie. Dans ce lieu sont des canaux remplis d'une eau courante qu'ils tirent du Tigre. On en compte quatre, Leur largeur est d'un plèthre. Ils sont profonds, portent des bateaux chargés de blé et se jettent dans l'Euphrate. La distance de l'un à l'autre est d'une parasange. On les passe sur des ponts.
Près de l'Euphrate était un passage étroit entre le fleuve et le fossé, large d'environ vingt pieds. Le grand roi avait fait creuser ce fossé pour se retrancher lorsqu'il avait appris, que Cyrus marchait à lui, Cyrus et son armée passèrent le défilé et se trouvèrent au‑delà du fossé. Le roi ne se présenta pas pour combattre ce jour‑là ; mais l'on remarqua aisément beaucoup de pas d'hommes et de chevaux qui se retiraient. Là Cyrus ayant fait venir le devin Silanus d'Ambracie, lui donna trois mille dariques, parce que onze jours auparavant, faisant un sacrifice, Silanus avait annoncé au prince que le roi ne lui livrerait pas bataille dans les dix jours suivants. Cyrus répondit : * Il ne me la présentera plus si ces dix jours se passent sans combattre ; et si vous dites la vérité, je vous promets dix talents. + Le terme étant expiré, le prince paya cette somme. Comme le roi ne s'était point opposé au passage du fossé, Cyrus, et beaucoup d'autres crurent qu'il avait renoncé au projet de livrer bataille, et le lendemain ce prince marcha avec moins de précaution. Le surlendemain, il voyageait assis sur son char, précédé de peu de troupes en ordre. La plus grande partie de l'armée marchait pêle mêle et sans observer ses rangs. Beaucoup de soldats avaient mis leurs armes sur les voitures d'équipages et sur les bêtes de somme.
C'était à peu près l'heure où le peuple abonde dans les places publiques, et l'on n'était pas loin du camp qu'on voulait prendre, lorsque Patagyas, Perse de la suite de Cyrus et attaché à ce prince, paraît, courant à bride abattue sur un cheval écumant de sueur. Il crie dans la langue des Grecs et dans celle des Barbares à tout ce qu'il rencontre, que le roi s'avance avec une armée innombrable et se prépare à attaquer. Aussitôt s'élève un grand tumulte. Les Grecs et les Barbares croient qu'ils vont être chargés sur‑le‑champ, et avant d'avoir pu se former. Cyrus étant sauté à bas de son char, et ayant revêtu sa cuirasse, monta à cheval, prit en main les javelots, ordonna que toutes les troupes s'armassent et que chacun reprît son rang. On se forma à la hâte. Cléarque fermait l'aile droite appuyée à l'Euphrate. Proxène le joignait, suivi des autres généraux. Ménon et son corps étaient à la gauche des Grecs. À l'aile droite, près de Cléarque, on plaça les Grecs armés à la légère et environ mille chevaux paphlagoniens. Ariée lieutenant‑général de Cyrus, avec les Barbares qui servaient ce prince, s'appuya à Ménon et occupa la gauche de toute l'armée. Cyrus se plaça au centre avec six cents cavaliers tous revêtus de grandes cuirasses, de cuissards et de casques. Cyrus seul se tenait prêt à combattre sans avoir la tête armée. On dit que tel est l'usage des Perses lorsqu'ils s'exposent aux dangers de la guerre. La tête et le poitrail des chevaux de cette troupe étaient bardés de fer. Les cavaliers avaient des sabres à la grecque.
On était au milieu du jour, que l'ennemi ne paraissait point encore. Dès que le soleil commença à décliner, on aperçut des tourbillons de poussière. Ils ressemblaient à une nuée blanche, qui bientôt après se noircit et couvrit une vaste étendue de la plaine. Quand l'armée du roi s'approcha, on vit d'abord briller l'airain. Bientôt après, on découvrit la pointe des lances et on distingua les rangs. À la gauche de l'ennemi était de la cavalerie armée de cuirasses blanches. On dit que Tissapherne la commandait. À cette troupe s'appuyait de l'infanterie légère qui portait des boucliers à la Perse ; puis d'autre infanterie pesante avec des boucliers de bois qui la couvraient de la tête aux pieds (c'étaient, disait‑on, les Egyptiens) ; ensuite d'autre cavalerie ; ensuite des archers, tous rangés par nation, et chaque nation marchait formée en colonne pleine. En avant, à de grandes distances les uns des autres, étaient les chars armés de faux attachées à l'essieu, dont les unes s'étendaient obliquement à droite et à gauche, les autres, placées sous le siège du conducteur, s'inclinaient vers la terre, de manière à couper tout ce qu'elles rencontreraient. Le projet était qu'ils se précipitassent sur la ligne des Grecs et les taillassent en pièces. Ce que Cyrus avait dit aux Grecs, lorsqu'il les prévint de ne pas s'effrayer des cris des Barbares, se trouva sans fondement ; car ils ne poussèrent pas un cri et marchèrent en avant dans le plus grand silence, sans s'animer, et d'un pas égal et lent. Alors Cyrus, passant le long de la ligne avec Pigrès son interprète, et trois ou quatre autres Perses, cria à Cléarque de marcher avec sa troupe au centre des ennemis où était le roi. "Si nous plions ce centre, ajouta‑t‑il, la victoire est à nous." Cléarque voyant le gros de la cavalerie qu'on lui désignait, et entendant dire à Cyrus que le roi était au‑delà de la gauche des Grecs (car telle était la multitude de ses troupes que son centre, où il se tenait, dépassait même la gauche des Barbares de l'armée de Cyrus), Cléarque, dis‑je, ne voulut cependant pas tirer son aile droite des bords du fleuve, de peur d'être enveloppé de tous côtés, et répondit à Cyrus qu'il aurait soin que tout allât bien.
Cependant l'armée barbare s'avançait bien alignée. Le corps des Grecs restant en place, se formait encore et recevait les soldats qui venaient reprendre leurs rangs. Cyrus passait à cheval le long de la ligne et à peu de distance du front. Il considérait les deux armées, regardant tantôt l'ennemi, tantôt ses troupes. Xénophon, Athénien, qui l'aperçut de la division des Grecs où il était, piqua pour le joindre et lui demanda s'il avait quelque ordre à donner. Cyrus s'arrêta et lui recommanda de publier que les présages étaient heureux et les entrailles des victimes favorables. En disant ces paroles, il entendit un bruit qui courait dans les rangs et demanda quel était ce tumulte. Xénophon lui répondit que c'était le mot qu'on faisait passer pour la seconde fois. Cyrus s'étonna que quelqu'un l'eût donné, et demanda quel était le mot. Xénophon lui dit :" Jupiter sauveur et la victoire ‑ Soit, répartit Cyrus, je le reçois avec transport." Ayant parlé ainsi, il se porta au poste qu'il avait choisi. Il n'y avait plus que trois ou quatre stades entre le front des deux armées, lorsque les Grecs chantèrent le péan et commencèrent à s'ébranler pour charger. Comme la ligne flottait en marchant, ce qui restait en arrière ayant couru pour s'aligner, tous les Grecs jetèrent en même temps les cris usités pour invoquer le dieu de la guerre, et se mirent à la course. Quelques‑uns prétendent même qu'ils frappaient avec leurs piques sur leurs boucliers pour effrayer les chevaux. Avant qu'ils fussent à la portée du trait, la cavalerie barbare détourna ses chevaux et prit la fuite. Les Grecs la poursuivirent de toutes leurs forces et se crièrent les uns aux autres de ne pas courir et de suivre en gardant leurs rangs. Quant ans chars des Barbares, dénués de conducteurs, les uns retournèrent sur l'armée des ennemis, les autres traversèrent la ligne des Grecs. Dès que les Grecs les voyaient venir, ils s'arrêtaient et s'ouvraient pour les laisser passer. Il n'y eut qu'un soldat qui, frappé d'étonnement comme on le serait dans l'Hippodrome, ne se rangea pas, et fut choqué par un de ces chars ; mais cet homme même n'en reçut aucun mal, à ce qu'on prétend. Aucun autre des Grecs ne fut blessé à cette affaire, si ce n'est un seul à l'aile gauche, qui fut, dit‑on, atteint, d'une flèche.
Cyrus voyant les Grecs vaincre et poursuivre tout ce qui était devant eux, ressentit une vive joie. Déjà les Perses qui l'entouraient l'adoraient comme leur roi. Cette apparence de succès ne l'engagea pas à se livrer à la poursuite des fuyards. Mais à la tête de l'escadron serré des six cents chevaux qu'il avait avec lui, il observait avec soin quel parti prendrait son frère ; car il savait qu'il était au centre de l'armée perse. C'est le poste ordinaire de tous les généraux des Barbares. Ils croient qu'étant des deux côtés entourés de leurs troupes, ils y sont plus en sûreté, et qu'il ne faut à leur armée que la moitié du temps pour recevoir leurs ordres, s'ils en ont à donner. Le roi, placé ainsi au centre de la sienne, dépassait cependant la gauche de Cyrus. Ce monarque ne trouvant point d'ennemis devant lui ni devant les six mille chevaux qui couvraient sa personne, fit faire à sa droite un mouvement de conversion comme pour envelopper l'autre armée. Cyrus craignant qu'il ne prît les Grecs à dos et ne les taillât en pièces pique à lui, et chargeant avec les six cents chevaux de sa garde, replie tout ce qui est devant le roi, et met en fuite les six mille chevaux commandés par Artagerse. On dit même que Cyrus tua Artagerse de sa main.
Dès que la déroute commença, les six cents chevaux de Cyrus s'éparpillèrent à la poursuite des fuyards. Il ne resta que peu de monde auprès de lui, et presque uniquement ceux qu'on appelait ses commensaux. Etant au milieu d'eux, il aperçut le roi et sa troupe dorée. Il ne put se contenir ; et ayant dit :"Je vois mon homme", il se précipite sur lui, le frappe à la poitrine, et le blesse à travers la cuirasse, à ce qu'atteste Ctésias le médecin, qui prétend avoir lui‑même pansé et guéri la blessure.
Pendant que Cyrus frappe le roi ; il est percé lui‑même au‑dessous de l'œil d'un javelot lancé avec force. Ctésias, qui était avec Artaxerxès, raconte combien perdit la troupe qui entourait le roi dans ce combat des deux frères et de leurs suites. Cyrus fut tué, et près de lui tombèrent huit des plus braves guerriers qui l'accompagnaient. On prétend qu'Artapate le plus fidèle de ses chambellans, voyant Cyrus à terre, sauta à bas de son cheval et se jeta sur le cadavre de son maître. Les uns disent que le roi l'y fit égorger, d'autres que, ce fut lui qui s'y égorgea lui‑même ayant tiré son cimeterre ; car il en portait un à poignée d'or, ainsi qu'un collier, des bracelets et les autres marques de distinction dont se parent les premiers des Perses, Cyrus se plaisant à l'honorer à cause de son affection et de sa fidélité.
Ainsi finit Cyrus. Tous ceux qui passent pour l'avoir intimement connu s'accordent à dire que c'est le Perse, depuis l'ancien Cyrus, qui s'est montré le plus digne de l'empire, et qui possédait le plus les vertus d'un grand roi. Dès les premiers temps de sa vie, élevé avec son frère et d'autres enfants, il passait pour l'emporter en tout genre sur ses compagnons ; car tous les fils des Perses de première distinction reçoivent leur éducation aux portes du palais du roi. Ils y prennent d'excellentes leçons de sagesse et n'y peuvent voir ni entendre rien de malhonnête. Ils observent ou on leur dit que les uns sont distingués par le roi, les autres disgraciés et privés de leurs emplois, en sorte que dès leur enfance ils apprennent à commander et à obéir. Cyrus était regardé alors comme celui des enfants de son âge qui montrait le plus de disposition à s'instruire. Ceux d'une naissance moins distinguée n'obéissaient pas avec tant d'exactitude aux vieillards. Il témoigna ensuite le plus d'ardeur pour l'équitation, et passa pour mener le mieux un cheval. On juge qu'il s'adonnait et s'appliquait plus qu'aucun autre aux exercices d'un guerrier, à lancer des flèches et des javelots. Lorsque son âge le lui permit, il aima la chasse avec passion, et personne ne fut plus avide des dangers qu'on y court. Un jour il ne voulut pas fuir un ours qui revenait sur lui. L'ayant au contraire attaqué, il fut arraché de son cheval par cette bête féroce, en reçut des blessures dont il lui restait des cicatrices apparentes, mais finit par le tuer, et fit un sort digne d'envie à celui des chasseurs qui était arrivé le premier à son secours.
Envoyé ensuite dans l'Asie‑Mineure par son père, qui lui donna le gouvernement de la Lydie, de la grande Phrygie, de la Cappadoce, et le commandement général de toutes les troupes qui doivent s'assembler dans la plaine de Castole, il fit voir d'abord qu'il se faisait un devoir sacré de ne jamais violer un traité, de ne jamais manquer à ses conventions, à ses promesses. Voilà pourquoi et les villes dont le gouvernement lui était commis, et tous les particuliers avaient confiance en lui. Si quelqu'un avait été son ennemi, il ne craignait plus, après s'être réconcilié avec Cyrus, que ce prince violât le traité pour satisfaire sa vengeance. C'est aussi par cette raison que lorsqu'il fit la guerre à Tissapherne, toutes les villes, excepté Milet, aimèrent mieux obéir à Cyrus qu'au satrape, et Milet ne redoutait ce prince que parce qu'il ne voulait point abandonner les bannis. En effet, il déclara qu'ayant été une fois leur ami, il ne cesserait jamais de l'être, quand même leur nombre diminuerait et leurs affaires tourneraient plus mal, et sa conduite confirma cette promesse. Quiconque lui faisait du bien ou du mal, il affectait de le vaincre en bons ou en mauvais procédés, et l'on rapporte de lui ce souhait : "Puissé ‑ je vivre assez longtemps pour rendre au double les injures et les bienfaits !" C'est le seul de notre siècle à qui tant d'hommes se soient empressés de livrer leurs biens, leurs villes et leurs personnes.
On ne lui reprochera pas de s'être laissé narguer par les scélérats et les malfaiteurs. Il les punissait avec la plus grande sévérité. On voyait souvent le long des chemins fréquentés des hommes mutilés de leurs pieds, de leurs mains, de leurs yeux, en sorte que dans le gouvernement de Cyrus tout Grec ou Barbare qui ne violait point les lois pouvait voyager sans crainte, aller où il voulait et porter tout ce qui lui convenait. On convient qu'il honorait singulièrement tous ceux qui se distinguaient à la guerre. La première qu'il eut à soutenir fut contre les Pisidiens et les Mysiens. Il entra avec ses troupes dans leur pays, et tous ceux qu'il vit se montrer de bonne grâce dans les occasions périlleuses, il leur donna des commandements dans la contrée qu'il conquit, les distingua par d'autres récompenses, et montra qu'il pensait que les richesses et le bonheur étaient faits pour les braves, et que les poltrons n'étaient bons qu'à leur servir d'esclaves. Aussi c'était à qui courrait aux périls dès qu'on espérait être vu de Cyrus.
Quant à la justice, s'il voyait quelqu'un jaloux de la pratiquer ouvertement, il faisait tous ses efforts pour le rendre plus riche que ceux qui par l'injustice se montraient épris d'un vil gain. Son administration en beaucoup d'autres points avait pour base l'équité, et il en tirait cet avantage qu'il commandait une armée véritable ; car les généraux, et les autres chefs grecs n'accouraient pas à lui par les motifs d'une cupidité vulgaire, mais parce qu'ils avaient reconnu que servir Cyrus avec distinction, et lui obéir avec exactitude, leur était plus favorable que la solde qu'on leur payait par mois. Si quelqu'un exécutait bien l'ordre qu'il avait donné, il ne laissait jamais ce zèle sans récompense. Aussi disait‑on de lui qu'il était le prince le mieux servi en tout genre. Voyait‑il un homme économe sévère, mais avec justice, administrer bien le pays qui lui était confié, et en tirer de grands revenus, il ne lui ôtait jamais rien, il lui donnait au contraire encore plus ; en sorte qu'on travaillait avec joie, qu'on acquérait avec sécurité, et personne ne dissimulait à Cyrus sa fortune ; car il ne paraissait pas envier les richesses qu'on avouait. C'était des trésors qu'on celait qu'il cherchait à s'emparer. On convient que de tous les mortels il était celui qui avait le plus l'art de cultiver ceux qu'il faisait ses amis, qu'il savait lui être affectionnés, qu'il jugeait capables de le seconder dans tout ce qu'il voudrait entreprendre ; et comme il croyait avoir besoin qu'ils l'aidassent, il tachait de leur rendre l'aide la plus puissante dès qu'il leur connaissait un désir.
Je crois que de tous les hommes il est celui qui, par beaucoup de raisons, a reçu le plus de présents. Mais il les distribuait tous, principalement à ses amis, consultant les goûts et les besoins urgents de chacun. Lui envoyait‑on de riches parures ? Soit qu'elles fussent d'usage à la guerre, soit qu'elles fussent de simple décoration, on prétend qu'il disait que son corps ne pouvait pas les porter toutes, et qu'il regardait comme le plus bel ornement d'un homme d'avoir des amis bien ornés. Il n'est point étonnant qu'il ait vaincu ses amis en munificence, étant plus puissant qu'eux. Mais qu'en attentions, en désir d'obliger, il les surpassât de même, c'est ce qui me paraît plus admirable. Car souvent il leur envoyait des vases à demi pleins de vin, lorsqu'il en avait reçu d'excellent, leur faisant dire que depuis longtemps il n'en avait point trouvé de meilleur. "Cyrus vous l'envoie donc, et vous prie de le boire aujourd'hui avec vos meilleurs amis." Souvent aussi il leur envoyait des moitiés d'oies, de pains ou quelque mets dont il avait essayé, et chargeait le porteur de leur dire : "Cyrus a trouvé ceci excellent. Il veut que vous en goûtiez aussi." Quand le fourrage était très rare et que par le nombre de valets qu'il avait et le soin qu'il y mettait, il avait pu s'en procurer, il en faisait distribuer à ses amis et leur recommandait d'en donner à leurs chevaux de monture, afin que ces chevaux n'étant point affaiblis par la faim les portassent mieux. Il appelait ses amis en route, s'il devait passer à la vue de beaucoup de monde, et leur parlait d'un air occupé, pour montrer quels étaient ceux qu'il honorait de sa confiance. D'après ce que j'entends dire, je juge qu'il n'y a eu personne ou parmi les Grecs ou parmi les Barbares qui ait été plus aimé. En voici encore une preuve. Quoique Cyrus ne fût que le premier esclave du roi, personne ne le voulut quitter pour ce monarque. Orontas seul l'essaya, et ce Perse même éprouva bientôt que l'homme en qui il avait confiance était plus attaché à Cyrus qu'à lui. Mais lorsque la guerre fut déclarée entre les deux frères, beaucoup de sujets d'Artaxerxès, et même des favoris que le roi aimait le plus l'abandonnèrent pour aller trouver Cyrus. Ils jugeaient qu'en se conduisant avec valeur ils obtiendraient à la cour de ce prince des honneurs plus dignes d'eux qu'à celle d'Artaxerxès. La mort de Cyrus fournit encore une grande preuve et qu'il était personnellement bon, et qu'il savait distinguer sûrement les hommes fidèles, affectionnés et constants ; car lorsqu'il tomba, tous ses amis ses commensaux, qui combattaient à ses côtés, se firent tuer en voulant le venger. Ariée seul lui survécut, parce qu'il commandait alors la cavalerie de l'aile gauche. Dès qu'il sut la mort du prince, il prit la fuite, et emmena les troupes qui étaient à ses ordres.
On coupa, sur le champ de bataille même, la tête et la main droite de Cyrus. Le roi avec ses troupes, poursuivant les fuyards, entre dans le camp de son frère. Les Barbares, que conduisait Ariée, ne s'arrêtent pas dans leur fuite, mais traversent leur camp et se réfugient dans celui d'où l'on était parti le matin, qui était éloigné, disait‑on, du champ de bataille de quatre parasanges. Le roi et ses troupes mettent tout au pillage, et prennent la Phocéenne, concubine de Cyrus, dont on vantait beaucoup les talents et la beauté. Une plus jeune, qui était de Milet, arrêtée par les soldats du roi, s'enfuit nue vers les Grecs qui étaient de garde aux équipages. Ceux‑ci se formèrent, tuèrent bon nombre de ces pillards, et perdirent aussi quelques hommes. Mais ils ne quittèrent point leur poste, et sauvèrent non seulement cette femme, mais tout ce qui se trouva derrière eux, hommes et effets. Le roi et les Grecs étaient alors environ à trente stades les uns des autres. Les Grecs poursuivaient ce qui était en avant d'eux, comme s'ils eussent tout vaincu. Les Perses pillaient le camp de Cyrus, comme si toute leur armée eût eu l'avantage. Mais les Grecs apprenant que le roi tombait sur leurs bagages, et Tissapherne ayant dit à ce prince que les Grecs avaient repoussé l'aile qui leur était opposée et s'avançaient à la poursuite des fuyards, Artaxerxès rallie et reforme ses troupes. D'un autre côté, Cléarque appelle Proxène, celui des généraux grecs qui se trouvait le plus près de lui et ils délibèrent s'ils enverront un détachement pour sauver les équipages ou s'ils y marcheront tous en force.
Alors ils virent que le roi, qui était sur leurs derrières, s'avançait vers eux, les Grecs firent volte‑face, et se préparèrent à le recevoir, s'il tentait de les attaquer de ce côté‑là ; mais le roi prit une autre direction, et ramena son armée par le chemin qu'elle avait suivi en venant, lorsqu'il avait tourné l'aile gauche de Cyrus. Il s'était joint à ses troupes, et les déserteurs qui avaient passé aux Grecs pendant la bataille, et ce qui suivait Tissapherne, et Tissapherne lui‑même ; car ce satrape n'avait pas pris la fuite à la première mêlée. Il avait percé au contraire près du fleuve, où étaient les Grecs armés à la légère. Il n'en tua à la vérité aucun, en traversant leur ligne, parce que les Grecs s'ouvrant, frappaient et dardaient la cavalerie qui passait. Ils étaient commandés par Épisthène d'Amphipolis, qui avait la réputation d'un général prudent. Tissapherne s'éloigna donc d'eux avec perte, et parvenu au camp des Grecs, il y rencontra le roi. Ayant joint leurs troupes et les ayant formées, ils marchèrent ensemble. Lorsqu'ils furent à la hauteur de la gauche des Grecs, ceux‑ci craignirent qu'on ne les prît en flanc, et que se pliant des deux côtés sur eux, les Barbares ne les taillassent en pièces. Ils voulaient, par un quart de conversion, faire marcher leur aile gauche jusqu'à l'Euphrate et appuyer le derrière de leur ligne à ce fleuve. Pendant qu'ils s'y résolvaient, le roi reprit sa première position, et formant devant eux sa ligne, s'avança pour les attaquer, comme il avait fait d'abord. Les Grecs voyant les Barbares près d'eux et rangés en bataille, chantèrent de nouveau le péan, et chargèrent avec encore plus d'ardeur que la première fois. Les Barbares ne les attendirent pas et s'enfuirent de plus loin qu'ils n'avaient fait à la charge précédente. Les Grecs les poursuivirent, jusqu'à un village et s'y arrêtèrent. Car le village était dominé par une colline où s'étaient reformées les troupes du roi, non pas à la vérité l'infanterie ; mais la colline était couverte de cavalerie, et l'on ne pouvait savoir ce qui se passait derrière. On prétendait y voir l'étendard royal. C'est une aigle d'or déployant ses ailes et posée sur une pique.
Les Grecs s'étant avancés ensuite vers la colline, la cavalerie l'abandonna. Elle ne se retira pas tout entière à la fois ; mais par pelotons, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. La colline se dégarnissait peu à peu et enfin tout disparut. Cléarque n'y voulut pas faire monter les Grecs. Il fit faire halte au bas, et envoya au sommet Lycius de Syracuse et un autre Grec, leur ordonnant de rapporter ce qu'ils auraient découvert au‑delà du tertre. Lycius y poussa son cheval et revint dire qu'on voyait les ennemis fuir à toutes jambes. Ceci se passait presque au coucher du soleil. Les Grecs s'arrêtèrent et posèrent leurs armes à terre pour se reposer. Ils s'étonnaient que Cyrus ne parût point ou qu'il ne leur arrivât personne chargé de ses ordres. Car ils ignoraient que ce prince fût tué, et croyaient qu'il était à la poursuite des ennemis ou qu'il s'était avancé pour s'emparer de quelque poste. Ils délibérèrent si restant où ils étaient, ils y feraient venir leurs équipages ou s'ils se retireraient au camp. Ils se déterminèrent à ce dernier parti, et arrivèrent à leurs tentes vers l'heure du souper. Telle fut la fin de cette journée. Les Grecs trouvèrent la plupart de leurs effets et tous les vivres pillés. Les troupes du roi avaient fait aussi main basse sur les caissons pleins de farine et de vin, dont Cyrus s'était pourvu pour en faire la distribution aux Grecs, s'il survenait par hasard à son armée une grande disette de vivres. On disait que ces caissons étaient au nombre de quatre cents. Par cette raison, la plupart des Grecs ne purent souper, et ils n'avaient pas dîné. Car avant qu'on prît un camp et qu'on envoyât le soldat faire ce repas, le roi avait paru. Voilà comment les Grecs passèrent cette nuit.

 
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