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Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre II - Rome, de 509 à 468

3. Guerres contre les Volsques et leurs alliés (495-488), Agitation sociale à Rome

([II, 22] à [2, 41])

 

Coalition des Volsques et des Herniques contre Rome (495)

[II, 22]

(1) Pendant la guerre du Latium, on n'avait été ni en paix ni en guerre avec les Volsques. Ils avaient levé des troupes qu'ils devaient envoyer aux Latins; mais le dictateur romain les avait prévenus, afin de n'avoir pas à lutter tout à la fois contre les Latins et contre les Volsques. (2) Pour les en punir, les consuls conduisirent les légions sur leur territoire. Les Volsques, qui ne s'attendaient pas à être punis d'un simple projet, furent effrayés de cette menace soudaine, et, sans songer à prendre les armes, ils livrent, comme otages, trois cents enfants des premières familles de Cora et de Pométia. Ainsi, les légions revinrent sans avoir combattu.

(3) Peu de temps après, les Volsques, délivrés de cette crainte, reprennent leur caractère. Ils se préparent secrètement à la guerre, et associent les Herniques à leurs projets. (4) En même temps ils envoient de tous côtés pour soulever le Latium. Mais la défaite récente que les Latins avaient essuyée près du lac Régille leur avait inspiré tant de colère et de haine contre tous ceux qui leur conseilleraient la guerre, qu'ils ne respectèrent pas même le caractère des députés. Ils les arrêtent et les conduisent à Rome; là ils les livrent aux consuls, et annoncent que les Volsques et les Herniques se préparent à faire la guerre aux Romains.

(5) L'affaire fut soumise au sénat. Il fut tellement satisfait de cette conduite, qu'il rendit aux Latins mille prisonniers, et, reprenant le projet d'une alliance qui semblait avoir été refusée pour toujours, en renvoya la solution aux prochains consuls. (6) Ce fut alors que les Latins purent se réjouir de leur démarche, et que les partisans de la paix furent chez eux en grand honneur. Ils envoyèrent une couronne d'or à Jupiter Capitolin; et les députés, chargés de porter cette offrande, furent accompagnés par la foule nombreuse des prisonniers rendus à leurs familles. (7) À leur arrivée, ils se dispersent dans les maisons où ils avaient été esclaves, remercient leurs anciens maîtres des bons traitements et des soins dont ils ont été l'objet dans leur infortune, et s'unissent à eux par les liens de l'hospitalité. Jamais, jusqu'alors, union plus étroite des particuliers et des états n'avait existé entre la confédération latine et l'empire romain. 

Révolte de la plèbe, écrasée de dettes (495)

[II, 23]

(1) Cependant la guerre avec les Volsques était imminente, et la république en proie à la discorde, fruit des haines intestines qui s'étaient allumées entre les patriciens et le peuple, surtout à l'occasion des détenus pour dettes. (2) "Eh quoi ! disaient-ils dans leur indignation, nous qui combattons au-dehors pour la liberté et pour l'empire, nous ne trouvons au-dedans que captivité et oppression; la liberté du peuple romain est moins en danger durant la guerre que durant la paix, au milieu des ennemis que parmi des concitoyens."

Le mécontentement ne fermentait que trop de lui-même, quand la vue du malheur d'une de ces tristes victimes fit éclater l'incendie. (3) Un vieillard se précipite dans le forum tout couvert des marques de ses nombreuses souffrances; ses vêtements sales et en lambeaux offraient un aspect moins hideux que sa pâleur, et l'extrême maigreur de son corps exténué; (4) une longue barbe, des cheveux en désordre, donnaient une expression farouche à ses traits. On le reconnaissait cependant tout défiguré qu'il était; on disait qu'il avait été centurion : tous, en plaignant son sort, rappelaient ses autres récompenses militaires; lui-même montrait sa poitrine couverte de nobles cicatrices qui témoignaient de sa valeur en plus d'une rencontre. (5) On lui demandait pourquoi cet extérieur ? pourquoi ces traits ainsi défigurés ? et, comme la foule qui se pressait autour de lui était presque aussi nombreuse qu'une assemblée du peuple, il prit la parole : "Pendant qu'il servait contre les Sabins dit-il, sa récolte avait été détruite par les dévastations de l'ennemi; bien plus, sa ferme avait été brûlée, ses effets pillés, ses troupeaux enlevés. Obligé de payer l'impôt dans une détresse aussi grande, il s'était vu contraint d'emprunter; (6) ses dettes, grossies par les intérêts, l'avaient dépouillé d'abord du champ qu'il tenait de son père et de son aïeul, puis de tout ce qu'il possédait encore : bientôt, s'étendant comme un mal rongeur, elles avaient atteint sa personne elle-même. Saisi par son créancier il avait trouvé en lui non un maître, mais un geôlier et un bourreau." (7) Là-dessus il montre ses épaules toutes meurtries des coups qu'il vient de recevoir.

À cette vue, à ces paroles, un grand cri s'élève; le tumulte ne se borne plus au forum, il se répand dans toute la ville. (8) Les débiteurs esclaves en ce moment, et ceux qui sont libérés s'élancent de toute part dans la place publique; tous implorent l'appui de leurs concitoyens. Partout la sédition rencontre des soutiens; les rues sont remplies de troupes nombreuses qui se rendent, en poussant des cris, au forum. (9) Les sénateurs qui s'y trouvèrent coururent un grand danger au milieu de cette multitude. (10) On ne les aurait point épargnés si les consuls Publius Servilius et Appius Claudius ne fussent intervenus pour comprimer la sédition. La multitude se tourne aussitôt vers eux; elle leur montre ses chaînes et tout ce qui atteste ses souffrances : (11) était-ce donc là ce qu'ils avaient mérité après avoir tant de fois combattu pour la république; ils demandent avec menaces plutôt qu'avec prières que le sénat soit convoqué par les consuls; puis ils entourent la curie pour influencer et diriger les délibérations.

(12) Un petit nombre de sénateurs, présents par hasard, se réunissent autour des consuls; la crainte empêche les autres de se rendre à la curie et même au forum. On ne peut donc rien faire, puisque le sénat n'est pas en nombre. (13) La multitude croit alors qu'on la joue, qu'on veut traîner les choses en longueur; elle prétend que les sénateurs absents ne sont retenus ni par un accident ni par la crainte, mais par la volonté d'entraver toute mesure; elle accuse les consuls de tergiverser, de se faire, on n'en saurait douter, un jeu de sa misère. (14) Déjà la majesté du consulat allait être impuissante pour retenir la colère de ces malheureux, lorsque les sénateurs, ne sachant si par leur absence ils ne s'exposaient pas à plus de danger que par leur présence, se rendent enfin au sénat. L'assemblée était en nombre; mais, sénateurs et consuls, personne n'était d'accord. (15) Appius, homme d'un caractère violent, voulait faire agir l'autorité consulaire : qu'on en saisit un ou deux, et le reste, disait-il, se calmerait bien vite. Servilius, porté à employer des remèdes plus doux, pensait qu'il était plus sûr et plus facile d'adoucir que d'abattre des esprits irrités. 

Menaces extérieures. Enrôlement des débiteurs

[II, 24]

(1) Au milieu de ces débats, survient un plus grave sujet de terreur. Des cavaliers latins accourent avec des nouvelles menaçantes : une armée formidable de Volsques vient assiéger Rome. Cette nouvelle (tant la discorde avait partagé Rome en deux villes) affecta bien différemment les patriciens et le peuple. (2) Le peuple, dans l'exaltation de sa joie, s'écriait que les dieux allaient tirer vengeance de l'insolence patricienne. Les citoyens s'exhortaient les uns les autres à ne point se faire inscrire : "il valait mieux périr tous ensemble que périr seuls. C'était aux patriciens de se charger du service militaire, c'était aux patriciens de prendre les armes; les dangers de la guerre seraient alors pour ceux qui en recueillaient tout le fruit." (3) Mais le sénat, triste et abattu, en proie à la double crainte que lui inspiraient le peuple et l'ennemi, conjure le consul Servilius, dont l'esprit était plus populaire, de délivrer la patrie des terreurs qui l'assiègent de toute part.

(4) Alors le consul lève la séance et se rend à l'assemblée du peuple : là il représente que le sénat est tout occupé des intérêts du peuple; mais que la délibération relative à cette grande partie de l'état, qui pourtant n'en est qu'une partie, a été interrompue par le danger que court la république tout entière; (5) qu'il est impossible, quand l'ennemi est presque aux portes de Rome, de se proposer un autre objet que la guerre. Lors même que le danger serait moins pressant, il ne serait ni honorable pour le peuple de n'avoir pris les armes pour défendre la patrie qu'après avoir reçu sa récompense; ni de la dignité du sénat de paraître avoir soulagé l'infortune de ses concitoyens plutôt par crainte que par bon vouloir, comme il pourrait le faire ultérieurement.

(6) Et, pour que l'assemblée ajoutât foi à ses paroles, il publia un édit qui défendait "de retenir dans les fers ou en prison aucun citoyen romain, et de l'empêcher ainsi de se faire inscrire devant les consuls; de saisir ou de vendre les biens d'un soldat tant qu'il serait à l'armée; enfin, d'arrêter ses enfants ou ses petits-enfants." (7) Aussitôt qu'il a publié cet édit, tous les détenus qui étaient présents s'enrôlent, et les autres, comme leurs créanciers n'ont plus de droits sur eux, s'échappent des maisons où ils étaient gardés et accourent en foule de toutes les parties de la ville au forum pour prêter le serment militaire. (8) Ils formèrent un corps considérable, et ce fut celui qui, dans la guerre coutre les Volsques, se distingua le plus par son ardeur et son énergie. Le consul marcha aussitôt contre les ennemis, et il vint établir son camp près du leur. 

Victoire des Romains sur les Volsques

[II, 25]

(1) Dès la nuit suivante, les Volsques, comptant sur les dissensions des Romains, s'approchent du camp, espérant provoquer ainsi quelque désertion nocturne ou quelque trahison. Les sentinelles s'en aperçoivent et donnent le signal. En un instant toute l'armée est sur pied, et court aux armes. Ainsi la tentative des Volsques échoua. (2) Le reste de la nuit fut, de part et d'autre, consacré au repos. Le lendemain, dès la pointe du jour, les Volsques comblent les fossés et attaquent les retranchements. (3) Déjà les palissades étaient arrachées de tous côtés, et vainement l'armée tout entière, les débiteurs surtout, demandaient à grands cris le signal du combat. Le consul différait d'en venir aux mains, afin de s'assurer de leurs dispositions. Dès qu'il ne peut plus douter de leur ardeur, il donne le signal de l'attaque, et lance contre l'ennemi ses soldats avides de combattre. (4) Dès le premier choc les Volsques sont repoussés; ils prennent la fuite, et l'infanterie les taille en pièces aussi loin qu'elle peut les atteindre. La cavalerie les poursuit frappés d'épouvante, jusqu'à leur camp : bientôt le camp lui-même est entouré par les légions; et comme déjà la peur en avait chassé les Volsques, il est pris et livré au pillage.

(5) Le lendemain l'armée est conduite devant Suessa Pométia où s'était réfugié l'ennemi. En peu de jours la ville est prise et saccagée; ce fut une ressource pour le soldat nécessiteux. (6) Le consul, couvert de gloire, ramena son armée à Rome. Dans sa marche il reçut une députation des Volsques d'Écétra, que la prise de Pométia faisait trembler pour eux-mêmes. Un sénatus-consulte leur accorda la paix; mais en les dépouillant de leur territoire. 

Guerre-éclair contre les Sabins et les Aurunces

[II, 26]

(1) Aussitôt après, les Sabins jetèrent l'alarme dans Rome : ce fut plutôt une alerte qu'une guerre. On vint, de nuit, annoncer dans la ville que l'armée sabine s'était avancée jusqu'aux bords de l'Anio, ravageant tout sur son passage; que, parvenue là, elle pillait et brûlait les métairies du voisinage. (2) On envoya sur-le-champ contre eux, avec toute la cavalerie, Aulus Postumius, qui avait été dictateur dans la guerre contre les Latins, et il fut suivi bientôt par le consul Servilius à la tête d'une infanterie d'élite. (3) Les ennemis, errant sans ordre, furent enveloppés par la cavalerie; et quand arriva l'infanterie, la légion sabine ne put lui résister. Fatigués de la marche, des dévastations de la nuit, la plupart répandus dans les métairies, gorgés de vin et de nourriture, trouvèrent à peine assez de force pour fuir.

(4) Une seule nuit avait appris et terminé la guerre contre les Sabins. Le jour suivant, chacun se flattait déjà qu'on avait conquis la paix, quand une députation des Aurunces se présenta dans le sénat : "Si les Romains dans le même moment n'évacuent le territoire des Volsques, ils leur déclarent la guerre." (5) Dans le même moment où partaient les députés, l'armée des Aurunces s'était mise en campagne. Quand on apprit qu'elle s'était montrée non loin d'Aricie, cette nouvelle excita une telle agitation parmi les Romains, que le sénat ne put délibérer dans les formes, ni faire une réponse mesurée aux agresseurs, obligé qu'il était lui-même de prendre les armes. (6) On se porte à marche forcée sur Aricie, et non loin de là, on en vient aux mains avec les Aurunces : une seule action termina la guerre. 

Reprise des troubles à Rome; attitude d'Appius Claudius (495)

(1) Après la défaite des Aurunces, les Romains, tant de fois vainqueurs en si peu de jours, attendaient l'effet des promesses de Servilius et des engagements pris par le sénat. Mais Appius, ne prenant conseil que de la dureté naturelle de son caractère, et du désir qu'il avait de diminuer le crédit de son collègue, déploya la plus grande rigueur dans le jugement des débiteurs. Il faisait livrer aux créanciers ceux qui avaient été détenus précédemment, et leur en abandonnait d'autres encore. (2) Quand ces arrêts tombaient sur un soldat, il en appelait au collègue d'Appius. On courait en foule auprès de Servilius, on faisait valoir ses promesses, et tous lui rappelaient leurs services et leurs blessures, comme pour lui reprocher son manque de foi. Ils demandaient ou qu'il soumît l'affaire au sénat, ou qu'il protégeât ses concitoyens, comme consul; ses soldats, comme général.

(3) Ces discours ébranlaient Servilius, mais les circonstances l'obligeaient de tergiverser. Ce n'était pas seulement son collègue, c'était toute la faction des nobles qui s'était précipitée avec ardeur dans le parti opposé. Aussi, en restant neutre, il ne put ni éviter la haine du peuple, ni se concilier la faveur du sénat. (4) Les patriciens voyaient en lui un consul sans énergie, et un ambitieux; le peuple, un homme sans parole : et l'on put bientôt se convaincre qu'il était aussi odieux qu'Appius.

(5) Les deux consuls se disputaient l'honneur de faire la dédicace du temple de Mercure. Le sénat renvoya au peuple la décision de cette affaire, en ordonnant que celui des deux que le peuple aurait chargé de la consécration serait chargé de la surintendance des vivres, établirait le collège des marchands, et célébrerait les solennités religieuses au lieu et place du pontife. (6) Le peuple confia la dédicace du temple à Marcus Laetorius, centurion primipile. Il était facile de reconnaître qu'il en avait agi ainsi, moins pour honorer Laetorius, en lui décernant une mission au-dessus de son rang, que pour faire un affront aux consuls. (7) Dès ce moment, Appius et les patriciens s'abandonnèrent à leur fureur; mais le peuple, dont le courage s'était accru, s'engageait dans une voie toute différente de celle qu'il avait suivie d'abord. (8) Désespérant d'obtenir aucun secours du sénat et des consuls, dès qu'il voyait traîner en justice un débiteur, il accourait de toutes parts; le bruit et les clameurs empêchaient d'entendre l'arrêt du consul; et quand il était prononcé, personne n'obéissait; on recourait à la violence. (9) La terreur et le danger de perdre la liberté passa des débiteurs aux créanciers, quand ceux-ci virent que, sous les yeux même du consul, la multitude osait les maltraiter l'un après l'autre.

(10) La crainte d'une guerre avec les Sabins vint encore aggraver la situation. On ordonna une levée de troupes : personne ne répondit à l'appel. Appius, furieux, s'en prenait à la lâche condescendance de son collègue, qui, par son silence populaire, trahissait la république, et qui, non content de ne pas juger les débiteurs, ne faisait pas la levée ordonnée par le sénat. (11) "Toutefois, ajoutait-il, la république n'est pas entièrement abandonnée, l'autorité consulaire livrée au mépris. Quoique seul, je saurai venger la majesté du sénat et la mienne." (12) Et, comme devenue plus hardie par l'impunité, la multitude entourait chaque jour son tribunal, il fait arrêter l'un des instigateurs de la sédition. Celui-ci, entraîné par les licteurs, en appelle au peuple de la sentence du consul. Appius, certain d'avance de la décision du peuple, n'aurait pas fait droit à l'appel, si les conseils et l'autorité des principaux sénateurs, plus encore que les cris de la multitude, n'eussent, et cela non sans peine, triomphé de son opiniâtre résistance; tant il était fermement résolu à braver la haine de ses ennemis. (13) Cependant le mal croissait de jour en jour : ce n'étaient plus seulement des clameurs, mais, chose plus pernicieuse encore, on s'attroupait à l'écart, on tenait des conférences secrètes. Enfin les deux consuls, odieux au peuple, sortirent de charge, Servilius détesté des deux partis, Appius chéri des patriciens. 

Aveuglement du sénat

[II, 28]

(1) Aulus Verginius et Titus Vétusius leur succédèrent dans le consulat. Cependant le peuple, incertain des dispositions qu'il rencontrerait dans les nouveaux consuls, tenait des assemblées nocturnes aux Esquilies et sur l'Aventin. Il voulait éviter, dans le Forum, l'agitation des résolutions soudaines, et ne plus agir aveuglément et au hasard. (2) Les consuls virent bien à quel point cette conduite était dangereuse : ils firent leur rapport au sénat; mais il leur fut impossible d'obtenir une délibération régulière. Ils furent accueillis par les clameurs tumultueuses et par l'indignation générale des sénateurs, qui ne pouvaient concevoir que des consuls, quand ils devaient agir de leur propre autorité, voulussent faire retomber sur le sénat l'odieux de leurs mesures. (3) "Assurément si Rome avait des magistrats, on n'y tiendrait que des assemblées publiques. Mais aujourd'hui tous ces conciliabules, qui se réunissent les uns aux Esquilies, les autres sur l'Aventin, divisent et morcellent la république en mille sénats, en mille comices. (4) Oui, par Hercule, un seul homme (car l'homme fait plus que le consul), un seul homme, tel qu'Appius Claudius, eût, en moins d'un instant dissipé tous ces rassemblements." (5) À ces reproches, les consuls répondirent en demandant ce qu'on voulait qu'ils fissent, assurant qu'ils apporteraient dans leur conduite toute l'activité, toute l'énergie que le sénat pourrait exiger. On leur enjoint de presser l'enrôlement avec la plus grande vigueur; la licence du peuple vient de son désoeuvrement.

(6) La séance levée, les consuls montent sur leur tribunal; ils citent par leur nom tous les jeunes gens; mais personne ne répond, et la foule qui les entoure, aussi nombreuse que dans une assemblée générale, déclare "qu'il n'est plus possible de tromper le peuple; (7) qu'on n'aura pas un soldat avant d'avoir rempli des engagements contractés solennellement; qu'il fallait rendre la liberté au peuple avant de lui donner des armes; qu'ils veulent combattre pour une patrie, pour des concitoyens, et non pour des tyrans." (8) Les consuls n'oubliaient pas ce que le sénat leur avait prescrit; mais de tous ceux qui avaient parlé si haut dans l'enceinte de la curie, aucun ne se présentait pour partager avec eux la haine du peuple, et la lutte paraissait devoir être opiniâtre. (9) Avant donc que d'en venir aux dernières extrémités, ils jugèrent à propos de consulter de nouveau le sénat; mais alors tous les jeunes patriciens s'élancent vers leurs sièges consulaires, et leur ordonnent d'abdiquer le consulat, de quitter une dignité qu'ils n'ont pas le courage de défendre. 

Nouvelle délibération au sénat

[II, 29]

(1) Après cette triste expérience des dispositions de l'un et l'autre parti, les consuls prennent enfin la parole : "Vous ne nous reprocherez pas, Pères conscrits, de ne pas vous l'avoir prédit : une terrible sédition nous menace. Nous demandons que ceux-là qui nous accusent de lâcheté se tiennent à nos côtés lorsque nous procéderons à l'enrôlement. Puisqu'on le veut ainsi, nous conduirons cette affaire au gré des esprits les plus fougueux." (2) Ils retournent à leur tribunal et font à dessein citer de préférence un des citoyens qui étaient sous leurs yeux. Comme il restait à sa place sans répondre, et que déjà la foule se pressait autour de lui pour empêcher qu'on lui fit violence, les consuls envoient, pour le saisir, un licteur, (3) qui est repoussé; alors ceux des sénateurs qui se tenaient auprès des consuls s'écrient que c'est un indigne attentat, et ils s'élancent du tribunal pour prêter main-forte au licteur. (4) Le peuple aussitôt abandonne le licteur qu'il avait seulement empêché d'arrêter le citoyen, et veut se jeter sur les sénateurs; mais les consuls interviennent et apaisent la rixe, où toutefois l'on n'en était venu ni aux pierres ni aux traits, et où l'on avait eu recours aux cris et à la colère bien plus qu'à la violence.

(5) Le sénat, rassemblé tumultueusement, délibère plus tumultueusement encore. Les sénateurs qui venaient d'être maltraités demandent une enquête; les plus emportés les appuient moins de leur opinion que de leurs vociférations et de leur bruit. (6) Enfin, lorsque cet emportement se fut calmé à la voix des consuls, qui se plaignent de ne pas trouver plus de sagesse au sénat qu'au forum, la délibération devint plus régulière. (7) Trois avis furent proposés. Publius Verginius demandait que la mesure ne fût pas générale, et qu'elle s'étendit seulement à ceux qui, se fiant à la bonne foi du consul Publius Servilius, avaient porté les armes contre les Volsques, les Aurunces et les Sabins. (8) Titus Largius disait que ce n'était point le moment de ne payer que les services rendus; que tout le peuple étant noyé de dettes, on ne pouvait arrêter le mal qu'en prenant une décision qui s'étendît à tous; que faire des distinctions entre les débiteurs, c'était plutôt allumer la discorde que l'éteindre. (9) Appius Claudius, dont la dureté naturelle était encore exaspérée par la haine du peuple et par les louanges des sénateurs, s'écria que c'était moins la misère que la licence qui avait donné lieu à tous ces désordres; qu'il y avait dans le peuple plus d'insolence que de désespoir, (10) et que tous ces maux venaient du droit d'appel. Qu'il ne restait aux consuls que des menaces et non du pouvoir, depuis qu'il était permis aux coupables d'en appeler à leurs complices. (11) "Croyez-moi, ajouta-t-il, créons un dictateur dont les jugements soient sans appel; et cette fureur, qui menace de tout embraser, vous la verrez s'éteindre à l'instant même. (12) Oseront-ils repousser un licteur lorsqu'ils sauront que le droit de faire frapper de verges le coupable et de lui ôter la vie appartient exclusivement au magistrat dont on aura outragé la majesté ?" 

Désignation d'un dictateur. Reprise de la guerre contre les Èques et les Volsques (494)

[II, 30]

(1) La plupart trouvaient l'avis d'Appius ce qu'il était en effet, d'une rigueur atroce. D'un autre côté, ceux de Verginius et de Largius étaient d'un dangereux exemple; et celui de Largius surtout était de nature à ruiner tout crédit. L'opinion de Verginius paraissait sagement modérée et également éloignée des deux excès. (2) Mais l'esprit de parti et les considérations personnelles, ces ennemis constants du bien public, fient triompher Appius; peu s'en fallut même qu'il ne fût nommé dictateur, (3) ce qui eût pour jamais aliéné le peuple dans une circonstance critique où le hasard voulut que les Volsques, les Èques et les Sabins prissent tous à la fois les armes; (4) mais les consuls et les plus âgés des sénateurs eurent soin de confier une magistrature violente par elle-même, à un homme d'un caractère conciliant : (5) on créa dictateur Manius Valérius, fils de Volésus. Le peuple voyait bien que c'était contre lui qu'on avait créé un dictateur; mais, comme la loi sur l'appel avait été portée par le frère de Valérius, il ne croyait avoir à redouter de cette famille aucun acte de colère ou d'orgueil. (6) L'édit publié sur-le-champ par le dictateur rassura les esprits : il était presque semblable à celui du consul Servilius; mais, comme on avait plus de confiance dans l'homme et dans son autorité, on se fit inscrire sans résistance. (7) Jamais armée n'avait été aussi nombreuse : on put former dix légions. On en donna trois à chacun des consuls, le dictateur se réserva les quatre autres.

(8) On ne pouvait différer plus longtemps la guerre. Les Èques avaient envahi le Latium; des orateurs, députés par les Latins, venaient demander au sénat ou de leur envoyer du secours, ou de leur permettre au moins de prendre les armes pour la défense de leurs frontières. (9) Il parut plus prudent de défendre les Latins désarmés, que de leur remettre les armes à la main. Le départ du consul Vétusius fit cesser les ravages. Les Èques se retirèrent de la plaine, et se fiant à de fortes positions bien plus qu'à leurs armes, ils cherchèrent leur sûreté sur le sommet des montagnes. (10) L'autre consul, parti contre les Volsques, se mit, pour ne pas perdre de temps, à ravager le territoire ennemi, puis les força de rapprocher leur camp du sien, et d'en venir à une bataille rangée. (11) Une plaine séparait les deux camps : les deux armées s'y développèrent devant leurs retranchements. Les Volsques l'emportaient un peu par le nombre; (12) fiers de cet avantage, ils marchèrent les premiers au combat, en désordre et avec une sorte de mépris. Le consul ne fit point avancer son armée; il défendit à ses soldats de crier, leur ordonnant de rester en place, le javelot en terre, et de ne s'élancer que lorsqu'ils seraient à portée; mais alors de les attaquer vivement et de terminer l'affaire à coups d'épée.

(13) Les Volsques, fatigués de courir et de crier, arrivent en face des Romains, dont ils prennent l'immobilité pour l'étonnement de la frayeur. Mais, quand ils les voient se mettre en mouvement, quand ils voient les épées briller à leurs yeux, ils se troublent et s'enfuient comme s'ils étaient tombés dans une embuscade; et comme ils avaient chargé au pas de course, il ne leur reste pas même assez de forces pour fuir. (14) Les Romains, au contraire, s'étant tenus tranquilles au commencement du combat, pleins de vigueur, atteignirent sans peine un ennemi fatigué, emportèrent son camp d'assaut et le poursuivirent jusqu'à Vélitres. Vainqueurs et vaincus se précipitèrent pêle-mêle dans la ville, (15) et là, dans le massacre de tous les citoyens, sans distinction, on répandit plus de sang que dans le combat. On n'épargna qu'un petit nombre d'habitants qui vinrent désarmés se rendre à discrétion. 

Victoire romaine sur les Sabins et sur les Èques (494)

[II, 31]

(1) Pendant cette expédition chez les Volsques, le dictateur combat les Sabins, où était le plus fort de la guerre, les défait, les met en fuite et s'empare de leur camp. (2) Par une charge de sa cavalerie il avait jeté la confusion dans le centre de leur armée, dont ils avaient inhabilement diminué la profondeur, pour donner plus de développement à ses ailes. L'infanterie se précipita sur les ennemis en désordre. Du même effort, on emporta le camp, et l'on mit fin à la guerre. (3) Après la bataille du lac Régille, il n'y eut point, dans cette période, de combat plus mémorable. Le dictateur rentra dans Rome en triomphe. Indépendamment des honneurs accoutumés, on lui accorda, pour lui et ses descendants, une place particulière dans le Cirque pour assister au spectacle, et l'on y fit poser une chaise curule. (4) Les Volsques vaincus se virent enlever le territoire de Vélitres, que l'on repeupla en y envoyant une colonie romaine.

Quelque temps après on en vint aux mains avec les Èques : ce fut, il est vrai, contre l'avis du consul, qui trouvait la position défavorable pour attaquer l'ennemi; (5) mais, accusé par ses soldats de traîner les choses en longueur pour laisser le dictateur sortir de charge avant leur retour dans la ville, et rendre par là ses promesses aussi vaines que l'avaient déjà été celles du consul, il se décida, peut-être imprudemment, à gravir les montagnes qu'il avait devant lui. (6) Cette téméraire entreprise eut un heureux succès, grâce à la lâcheté des ennemis, qui, sans attendre qu'on fût à la portée du trait, effrayés de l'audace des Romains, abandonnèrent leur camp que fortifiait la position la plus avantageuse, et se précipitèrent dans la vallée opposée. Le butin fut considérable, et la victoire ne coûta point de sang.

(7) Malgré le triple succès obtenu dans la guerre, les patriciens et le peuple n'avaient point cessé de songer à l'issue des affaires intérieures. Les créanciers avaient employé tout leur crédit et tout leur art pour frustrer, non seulement le peuple, mais le dictateur lui-même. (8) Valérius, après le retour du consul Vétusius, voulut que le sénat s'occupât, avant toutes choses, du sort de ce peuple victorieux, et fit un rapport sur le parti qu'on devait prendre à l'égard des débiteurs insolvables. (9) Voyant sa proposition rejetée, "Je vous déplais, dit-il, parce que je conseille la concorde. Vous désirerez bientôt, j'en atteste le dieu de la bonne foi, que les patrons du peuple me ressemblent. Pour moi, je ne veux point tromper plus longtemps mes concitoyens, et garder une magistrature inutile. (10) Les discordes civiles, les guerres étrangères ont forcé la république à recourir à la dictature. La paix est assurée au-dehors, elle trouve des obstacles au-dedans. J'aime mieux être témoin de la sédition comme citoyen que comme dictateur." À ces mots il sortit du sénat, et abdiqua la dictature. (11) Les plébéiens virent dans l'indignation que lui inspirait leur sort le motif de son abdication. Aussi, l'ayant en quelque sorte dégagé de sa parole, puisqu'il n'avait pas été en son pouvoir de la remplir, ils le conduisirent à sa maison au milieu des éloges et des applaudissements. 

L'insurrection du mont Sacré (494)

[II, 32]

(1) Les patriciens craignirent alors que si on licenciait l'armée, il ne se formât de nouveau des conciliabules et des conjurations. Aussi, quoique ce fût le dictateur qui eût levé l'armée, comme les troupes avaient prêté serment entre les mains des consuls, le sénat, persuadé que les soldats étaient liés par leur serment, prétendit que les Èques avaient recommencé la guerre, et, sur ce prétexte, ordonna aux légions de sortir de la ville; cette mesure hâta la sédition. (2) Et d'abord il fut, à ce qu'on dit, question de massacrer les consuls, afin de se dégager du serment; mais, comme on leur représenta que le crime ne saurait relever d'un engagement sacré, les soldats, d'après l'avis d'un certain Sicinius, et sans l'ordre des consuls, se retirèrent sur le mont Sacré, au-delà du fleuve Anio, à trois milles de Rome. (3) Cette tradition est plus répandue que celle de Pison, qui prétend que la retraite eut lieu sur le mont Aventin. (4) Là, sans aucun chef, ils restèrent tranquilles durant quelques jours dans un camp fortifié par un retranchement et par un fossé, ne prenant que ce qui était nécessaire pour leur subsistance, n'étant point attaqués et n'attaquant point.

(5) L'effroi était au comble dans la ville; une défiance mutuelle tenait tout en suspens. La portion du peuple abandonnée par l'autre craignait la violence des patriciens; les patriciens craignaient le peuple qui restait dans la ville, et ne savaient que souhaiter de son séjour ou de son départ. (6) Combien de temps la multitude retirée sur le mont Sacré se tiendrait-elle tranquille ? Qu'arriverait-il si quelque guerre étrangère survenait dans l'intervalle ? (7) Il n'y avait plus d'espoir que dans la concorde des citoyens; il fallait l'obtenir à quelque condition que ce fût. (8) On se détermina donc à députer vers le peuple Ménénius Agrippa, homme éloquent et cher au peuple, comme issu d'une famille plébéienne.

Introduit dans le camp, Ménénius, dans le langage inculte de cette époque, ne fit, dit-on, que raconter cet apologue : (9) Dans le temps où l'harmonie ne régnait pas encore comme aujourd'hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s'indignèrent de ce que l'estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur ministère, tandis que, tranquille au milieu d'elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu'elles lui procuraient. (10) Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur. (11) Ils virent alors que l'estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l'avoir élaboré par la digestion des aliments. (12) La comparaison de cette sédition intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on, les esprits. 

Création des tribuns de la plèbe (493)

[II, 33]

(1) On s'occupa ensuite des moyens de réconciliation; et les conditions auxquelles on s'arrêta furent que le peuple aurait ses magistrats à lui; que ces magistrats seraient inviolables; qu'ils le défendraient coutre les consuls, et que nul patricien ne pourrait obtenir cette magistrature. (2) On créa donc deux tribuns du peuple, Gaius Licinius et Lucius Albinus; ils se donnèrent trois collègues, parmi lesquels se trouvait Sicinius, le chef de la sédition; ou n'est pas d'accord sur le nom des deux autres. (3) Quelques auteurs prétendent qu'on ne créa que deux tribuns sur le mont Sacré, et que c'est là aussi que fut portée la loi Sacrée.

Pendant la retraite du peuple, les consuls Spurius Cassius et Postumus Cominius entrèrent en charge. (4) Sous leur consulat, un traité fut fait avec les peuples Latins; pour le conclure, l'un d'eux resta à Rome; l'autre, envoyé contre les Volsques, bat et met en fuite les Volsques d'Antium, les chasse, les poursuit jusque dans la ville de Longula et s'empare de leurs murs. (5) Il prend ensuite Polusca, autre ville des Volsques; puis il attaque Corioles avec une grande vigueur.

Il y avait alors à l'armée un jeune patricien, Gnaeus Marcius, homme de conseil et d'action, qui depuis fut nommé Coriolan. (6) Tandis que l'armée romaine assiégeait Corioles et portait toute son attention sur les habitants qu'elle tenait renfermés dans la ville, sans craindre aucune attaque extérieure, les légions Volsques, parties d'Antium, vinrent tout à coup fondre sur elle, et dans le même temps les ennemis firent une sortie de la place. Par hasard, Marcius était de garde. (7) À la tête d'une troupe d'élite, il repousse l'attaque de l'ennemi sorti de ses murs, et, par la porte, qui est restée ouverte, s'élance impétueusement dans la ville. Là il fait un affreux carnage dans le quartier le plus voisin de la porte, et trouvant du feu sous sa main, il incendie les maisons qui dominent le rempart. (8) Les cris que la frayeur arrache aussitôt aux assiégés, se mêlant aux lamentations des femmes et des enfants, augmentent le courage des Romains et jettent le trouble dans l'armée des Volsques, qui voient au pouvoir de l'ennemi la ville qu'ils étaient venus secourir. (9) C'est ainsi que les Volsques d'Antium furent battus et que la ville de Corioles fut prise. La gloire de Marcius éclipsa tellement celle du consul, que si la colonne d'airain sur laquelle est gravé le traité conclu avec les Latins ne nous apprenait que ce traité ne fut signé que par un seul consul, Spurius Cassius, en l'absence de son collègue, on aurait oublié que Postumus Cominius a fait la guerre aux Volsques.

(10) Cette même année mourut Ménénius Agrippa, homme également cher pendant toute sa vie aux patriciens et au peuple, et devenu plus cher aux plébéiens depuis leur retraite sur le mont Sacré. (11) L'arbitre et le pacificateur des citoyens, l'ambassadeur du sénat auprès du peuple, celui enfin qui avait ramené le peuple dans Rome, ne laissa pas de quoi payer ses funérailles : les plébéiens en firent les frais, au moyen d'une contribution d'un sextant par tête. 

La disette à Rome (492-491)

[II, 34]

(1) Les consuls suivants furent Titus Géganius et Publius Minucius. Cette année, alors qu'on était entièrement rassuré contre la guerre du dehors, que les dissensions intérieures étaient apaisées, un autre fléau bien plus redoutable fondit sur Rome : (2) les terres étant demeurées incultes pendant la retraite du peuple sur le mont Sacré, les grains renchérirent et il s'ensuivit une famine, telle qu'en éprouvent des assiégés. (3) Les esclaves et le peuple seraient morts de misère si les consuls, par une sage prévoyance, n'eussent envoyé en différents endroits faire des achats de blé, à la droite d'Ostie, sur les côtes de l'Étrurie; et à gauche, tout le long de la mer, à travers le pays des Volsques, jusqu'à Cumes. On alla même jusqu'en Sicile : tant la haine des peuples voisins forçait de recourir à des ressources lointaines.

(4) À Cumes le blé était déjà acheté, quand le tyran Aristodème retint les vaisseaux, pour s'indemniser des biens des Tarquins, dont il était l'héritier. Chez les Volsques et dans le pays Pontin, on ne put faire aucune acquisition, et les commissaires eux-mêmes coururent risque de leur vie. (5) Le blé des Étrusques nous arriva par le Tibre, et servit à sustenter le peuple. Dans cet affreux dénuement, la guerre fut au moment de mettre le comble à nos maux; mais les Volsques, qui prenaient déjà les armes, furent attaqués par une peste horrible. (6) Ce fléau jeta la consternation dans leur esprit, et, afin de pouvoir les contenir encore par quelque autre moyen, au moment où le fléau cesserait, les Romains renforcèrent leur colonie de Vélitres, et en établirent une nouvelle à Norba dans les montagnes, afin de dominer de là tout le pays Pontin.

(7) L'année suivante, sous le consulat de Marcus Minucius et d'Aulus Sempronius, une grande quantité de blé arriva de Sicile, et on délibéra dans le sénat sur le prix auquel on le livrerait au peuple. (8) Plusieurs sénateurs pensaient que l'occasion était venue d'abaisser le peuple et de ressaisir les droits qu'il avait arrachés aux patriciens par sa retraite et par la violence. À leur tête était Marcius Coriolan, ennemi déclaré de la puissance tribunitienne : (9) "S'ils veulent les grains à l'ancien prix, dit-il, qu'ils rendent au sénat ses anciens droits; pourquoi vois-je ici des magistrats plébéiens, un Sicinius tout puissant ? M'a-t-on fait passer sous le joug ? Ai-je été forcé de racheter ma vie à des brigands ? (10) Et je souffrirais ces indignités plus longtemps que la nécessité ne l'exige ! Moi qui n'ai pas voulu souffrir Tarquin pour roi, je souffrirais un Sicinius ! Eh bien ! qu'il se retire encore une fois, qu'il entraîne le peuple; le chemin du mont Sacré ou des autres collines lui est ouvert; qu'ils viennent enlever le blé de nos campagnes, comme ils l'ont fait il y a trois ans; (11) qu'ils jouissent des ressources qu'ils doivent à leurs fureurs. J'ose vous répondre que, domptés par l'excès du mal, ils iront d'eux-mêmes labourer nos terres, bien loin d'en empêcher la culture par une scission à main armée." (12) Je ne saurais décider ce qu'il eût convenu de faire; mais je pense qu'il n'eût pas été difficile aux patriciens, en baissant le prix du blé, de se délivrer du pouvoir des tribuns et des autres innovations qu'on leur avait arrachées. 

Condamné, Coriolan s'exile (491)

[II, 35]

(1) Le sénat trouva l'avis trop violent, et la multitude, dans sa colère, fut au moment de courir aux armes : "On les attaquait maintenant par la famine, comme des ennemis; on leur enlevait la subsistance et la nourriture. Le blé étranger, seule ressource qu'ils devaient à une faveur inespérée de la fortune, on le leur arrachait de la bouche, s'ils ne consentaient à livrer leurs tribuns pieds et mains liés à Gnaeus Marcius, si le peuple romain ne présentait lui-même son dos aux verges du licteur. Marcius était pour eux un bourreau qui ne leur laissait le choix que de la mort ou de l'esclavage." (2) Ils se seraient jetés sur lui à la sortie du sénat, si les tribuns ne l'eussent, fort à propos, cité à comparaître devant le peuple. Cette mesure calma leur fureur; ils devenaient ainsi les juges et les arbitres de la vie et de la mort de leur ennemi.

(3) D'abord Marcius n'écouta qu'avec mépris les menaces des tribuns : "Leur autorité, disait-il, se bornait à protéger, et ne s'étendait pas à punir; ils étaient tribuns du peuple, et non pas du sénat." Mais le peuple soulevé montrait des dispositions si hostiles, que les patriciens ne purent se soustraire à ce danger qu'en sacrifiant un des membres de leur ordre. (4) Cependant ils luttèrent contre ce débordement de haine, et employèrent, suivant l'occurrence, leur crédit personnel et l'influence de l'ordre entier; d'abord ils essayèrent, en disséminant de tous côtés leurs clients, d'éloigner chacun en particulier des conciliabules et des rassemblements, et de détourner ainsi l'orage; (5) ensuite ils s'avancèrent tous en corps, comme s'il y avait autant d'accusés que de sénateurs, et pressèrent le peuple de leurs prières. "Ils ne demandaient que la grâce d'un seul citoyen, d'un seul sénateur. Si on refusait de l'absoudre comme innocent, que du moins, à leur prière, on lui pardonnât comme coupable." (6) Coriolan n'ayant point comparu au jour prescrit, le peuple fut inflexible. Il fut condamné par contumace, et se retira en exil chez les Volsques, menaçant sa patrie, et formant, dès lors, contre elle, des projets de vengeance.

Les Volsques l'accueillirent avec bienveillance; et cette bienveillance devint chaque jour plus vive, à mesure que sa haine contre les Romains éclatait avec plus de violence et s'exhalait tantôt en plaintes et tantôt en menaces. (7) Il recevait l'hospitalité chez Attius Tullius, personnage le plus considérable de la confédération volsque, et de tout temps l'ennemi implacable des Romains. Poussés, l'un par une vieille haine, l'autre par courroux récent, ils se concertèrent sur les moyens de susciter une guerre aux Romains. (8) Ils ne croyaient pas facile de décider les Volsques à reprendre les armes, si souvent malheureuses; après tant de pertes faites dans tant de guerres, et le fléau récent qui avait frappé leur jeunesse, leur courage était abattu; il fallait user de ruse et ranimer, par quelque nouveau motif de ressentiment, une haine que le temps avait éteinte. 

Célébration des Jeux à Rome (491)

[II, 36]

(1) On préparait alors à Rome une nouvelle célébration des Grands Jeux; voici quel en était le motif : Le matin des jeux, un père de famille, avant le commencement du spectacle, avait poursuivi jusqu'au milieu du Cirque, en le battant de verges, un esclave, la fourche au cou. On commença ensuite les jeux comme si cette circonstance ne devait inspirer aucun scrupule religieux. (2) Peu de jours après, un plébéien, Titus Latinius eut un songe. Jupiter lui apparut et lui dit "Que la danse qui avait préludé aux jeux lui avait déplu; que si on ne célébrait de nouveau ces jeux avec magnificence, la ville courait de grand dangers; qu'il allât porter cet avertissement aux consuls." (3) Quoique l'esprit de cet homme fût loin d'être dégagé de toute crainte religieuse, son respect pour la dignité des magistrats l'emporta sur sa frayeur; il craignit de devenir la risée publique. (4) Cette hésitation lui coûta cher; il perdit son fils au bout de quelques jours; et, pour qu'il n'eût aucun doute sur la cause de cette perte soudaine, le malheureux, accablé par sa douleur, revit en songe cette même figure qui s'était déjà présentée à lui. Elle lui demandait : "S'il n'était pas assez payé de son mépris pour les ordres des dieux ? Un châtiment plus grand le menaçait, s'il n'allait promptement tout annoncer aux consuls." (5) Le danger devenait plus pressant; mais, comme Latinius hésitait encore, et différait de jour en jour, il fut atteint d'une maladie grave qui paralysa ses membres. (6) Ce fut pour lui un avertissement de la colère des dieux. Fatigué de ses maux passés et de ceux qui le menacent, il réunit ses parents, leur raconte ce qu'il a vu et entendu, les apparitions fréquentes de Jupiter pendant son sommeil, les menaces et la colère du ciel, prouvées par ses malheurs. L'avis des assistants est unanime; on le porte sur une litière au Forum, devant les consuls, (7) qui ordonnent de le transporter au sénat. Le récit de ses visions remplit d'étonnement tous les esprits, mais un nouveau miracle s'opère : (8) suivant la tradition, ce même homme, qu'on avait porté dans le sénat, perclus de tous ses membres, lorsqu'il eut accompli sa mission, put retourner à pied dans sa demeure. 

La ruse d'Attius Tullius

[II, 37]

(1) Le sénat décrète que des Jeux seront célébrés avec la plus grande magnificence. Persuadés par Attius Tullius, un grand nombre de Volsques vinrent à Rome pour y assister. (2) Avant le commencement du spectacle, Tullius, suivant le plan arrêté avec Coriolan, se rend auprès des consuls, et leur dit qu'il veut leur faire part d'un secret qui intéresse la république. (3) Lorsqu'ils furent seuls, "C'est malgré moi, dit-il, que je viens parler contre mes concitoyens. Ce n'est pas que je les accuse de quelque crime, mais je veux les empêcher de devenir coupables. (4) Les Volsques ont l'esprit beaucoup plus mobile que je ne le voudrais. (5) Nos nombreuses défaites ne nous en ont que trop convaincus; et si nous vivons encore, ce n'est pas à notre conduite, mais à votre clémence que nous le devons. Il y a, en ce moment, à Rome, un grand nombre de Volsques, des jeux se préparent, et la ville entière ne sera occupée que de ce spectacle. (6) Je n'ai pas oublié les excès commis ici par la jeunesse sabine, dans une circonstance semblable, et je tremble de voir renouveler cette tentative imprudente et téméraire. C'est dans votre intérêt, c'est dans le nôtre, consuls, que je me suis décidé à vous communiquer mes craintes. (7) Pour moi, je suis résolu à retourner sur-le-champ dans mes foyers. Je ne veux pas que ma présence me fasse soupçonner d'être le complice d'actions ou de paroles criminelles." Cela dit, il se retire.

(8) Les consuls font leur rapport au sénat sur ce danger, qui ne leur parait pas certain, bien que la dénonciation soit claire et précise; et suivant l'usage, l'autorité du dénonciateur, bien plus que l'importance de l'affaire, fait prendre aux sénateurs des précautions, même superflues. Un sénatus-consulte enjoint à tous les Volsques de sortir de la ville; des hérauts sont envoyés pour leur signifier l'ordre de partir tous avant la nuit. (9) Saisis d'abord d'une grande frayeur, ils courent de côté et d'autre pour reprendre leur bagage chez leurs hôtes. Mais, dès qu'ils se mettent en route, l'indignation succède à la crainte : "Se voir chassés des jeux, un jour de fête, repoussés pour ainsi dire de la société des hommes et des dieux ! Sont-ils donc des scélérats, souillés de quelque crime ?" 

Discours d'Attius Tullius

[II, 38]

(1) Comme ils formaient dans leur marche une file presque continue, Tullius, qui les a devancés près de la source Férentine, s'adresse, à mesure qu'ils arrivent, aux plus distingués d'entre eux, s'associe à leurs plaintes et à leur indignation; et voyant qu'ils écoutent avec empressement ses paroles, qui flattent leur colère, il les entraîne, et par eux le reste de la multitude, dans un champ au-dessous de la route. (2) Là, il prend la parole et leur adresse une sorte de harangue : "Les anciennes injustices du peuple romain, les défaites de la nation des Volsques, et tant d'autres griefs, quand vous les oublieriez, l'affront d'aujourd'hui, comment pourrez-vous le supporter ? C'est par notre honte qu'ils ont préludé à leurs jeux. (3) N'avez-vous pas senti qu'en ce jour on a vraiment triomphé de vous; qu'en vous retirant, vous avez servi de spectacle à tous, aux citoyens, aux étrangers, et à tant de peuples voisins; que vos femmes, que vos enfants ont défilé honteusement sous leurs yeux ? (4) Et ceux qui ont entendu la voix du héraut, et ceux qui vous ont vu partir ? et ceux qui ont rencontré votre honteux cortège ? qu'ont-ils pensé selon vous, sinon que nous sommes souillés de quelque crime, d'un crime si horrible, que notre présence aux jeux eût été un sacrilège qui les eût profanés, et qui aurait exigé une expiation; que c'est ce motif qui nous exclut de la demeure des hommes vertueux, de leur société, de leurs réunions. (5) Eh quoi ! ne voyez-vous pas que nous ne devons la vie qu'à la précipitation de notre départ ? si toutefois c'est un départ et non pas une fuite. Et vous ne regardez pas comme une ville d'ennemis, celle où nous aurions tous péri, si nous eussions tardé un seul jour ! On vous a déclaré la guerre; malheur à ceux qui vous l'ont déclarée, si vous êtes vraiment des hommes." (6) Déjà tout pleins de leur propre colère, ils sont encore animés par ce discours, ils se retirent ensuite dans leurs différentes villes; chacun d'eux excite ses concitoyens, et toute la nation des Volsques se soulève contre Rome. 

Coriolan combat contre Rome (491-488)

[II, 39]

(1) Les généraux chargés de la guerre, d'après le consentement de toute la nation, furent Attius Tullius et Gnaeus Marcius, l'exilé romain, sur lequel on fondait le plus d'espoir. (2) Cet espoir, il ne le trompa nullement, et l'on put facilement se convaincre que Rome devait sa force, plus à ses généraux qu'à ses soldats. Il se dirige d'abord sur Circeii, en chasse les colons romains, et livre aux Volsques la ville devenue libre. (3) Ensuite il enlève Satricum, Longula, Polusca, Corioles, [Mugilla], conquêtes récentes des Romains. (4) Puis il reprend Lanuvium. Alors, gagnant la voie Latine par des chemins de traverse, il se rend maître de Vétélia, Trébium, Labici, Pédum; (5) enfin, il dirige son armée de Pédum sur Rome, et va camper près du fossé de Cluilius, à cinq milles de la ville, dont il ravage le territoire. Parmi les pillards, il envoie des surveillants qui doivent préserver de tout dégât les terres des patriciens, soit qu'il fût surtout irrité contre les plébéiens, soit qu'il voulût par là exciter la discorde entre le sénat et le peuple.

(7) Il y serait parvenu, tant les accusations des tribuns animaient contre les grands la multitude déjà trop exaltée; mais la crainte de l'étranger, ce lien le plus puissant de la concorde, réunissait tous les esprits, malgré leur défiance et leur haine mutuelles. (8) Le seul point sur lequel ils différassent, c'est que le sénat et les consuls ne voyaient d'espoir que dans les armes; tandis que le peuple préférait tout à la guerre. (9) Spurius Nautius et Sextus Furius étaient alors consuls. Pendant qu'ils passaient en revue les légions, et qu'ils distribuaient des corps armés le long des murs et dans d'autres lieux où ils avaient jugé utile de placer des postes et des sentinelles, une foule nombreuse de gens, qui demandaient la paix, vint les effrayer par des cris séditieux; ensuite, elle les obligea de convoquer le sénat, et de proposer l'envoi d'une députation vers Gnaeus Marcius. (10) Les sénateurs acceptèrent la proposition, quand ils eurent vu le courage du peuple chanceler. Les députés envoyés à Marcius pour traiter de la paix rapportèrent cette dure réponse : (11) "Si l'on rend aux Volsques leur territoire, on pourra traiter de la paix. Mais si les Romains voulaient jouir de leurs conquêtes au sein du repos, lui qui n'a oublié ni l'injustice de ses concitoyens, ni les bienfaits de ses hôtes, il s'efforcera de faire voir que l'exil a stimulé et non abattu son courage." (12) Envoyés une seconde fois, les mêmes députés ne sont pas admis dans le camp. Suivant la tradition, les prêtres aussi, couverts de leurs ornements sacrés, se présentèrent, en suppliants, aux portes du camp ennemi; ils ne parvinrent pas plus que les députés à fléchir le courroux de Coriolan. 

Coriolan cède aux prières de sa femme et de sa mère (488)

[II, 40]

(1) Alors, les dames romaines se rendent en foule auprès de Véturie, mère de Coriolan, et de Volumnie sa femme. Cette démarche fut-elle le résultat d'une délibération publique, ou l'effet d'une crainte naturelle à ce sexe ? je ne saurais le décider. (2) Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elles obtinrent que Véturie, malgré son grand âge, et Volumnie, portant dans ses bras deux fils qu'elle avait eus de Marcius, viendraient avec elles dans le camp des ennemis, et que, femmes, elles défendissent, par les larmes et les prières, cette ville que les hommes ne pouvaient défendre par les armes. (3) Dès qu'elles furent arrivées devant le camp, et qu'on eut annoncé à Coriolan qu'une troupe nombreuse de femmes se présente; lui que, ni la majesté de la république, dans la personne de ses ambassadeurs, ni l'appareil touchant et sacré de la religion, dans la personne de ses prêtres, n'avait pu émouvoir, se promettait d'être plus insensible encore à des larmes féminines. (4) Mais, quelqu'un de sa suite ayant reconnu, dans la foule, Véturie, remarquable par l'excès de sa douleur, debout au milieu de sa bru et de ses petits-enfants, vint lui dire : "Si mes yeux ne me trompent, ta mère, ta femme et tes enfants sont ici."

(5) Coriolan, éperdu et comme hors de lui-même, s'élance de son siège, et court au-devant de sa mère pour l'embrasser; mais elle, passant tout à coup des prières à l'indignation : "Arrête, lui dit-elle, avant de recevoir tes embrassements, que je sache si je viens auprès d'un ennemi ou d'un fils; et si dans ton camp je suis ta captive ou ta mère ? (6) N'ai-je donc tant vécu, ne suis-je parvenue à cette déplorable vieillesse, que pour te voir exilé, puis armé contre ta patrie ? As-tu bien pu ravager cette terre qui t'a donné le jour, et qui t'a nourri ? (7) Malgré ton ressentiment et tes menaces, ton courroux, en franchissant nos frontières, ne s'est pas apaisé à la vue de Rome; tu ne t'es pas dit : derrière ces murailles sont ma maison, mes pénates, ma mère, ma femme et mes enfants ? (8) Ainsi donc, si je n'avais point été mère, Rome ne serait point assiégée; si je n'avais point de fils, je mourrais libre dans une patrie libre. Pour moi, désormais, je n'ai plus rien à craindre qui ne soit plus honteux pour toi, que malheureux pour ta mère, et quelque malheureuse que je sois, je ne le serai pas longtemps. (9) Mais, ces enfants, songe à eux : si tu persistes, une mort prématurée les attend ou une longue servitude." À ces mots, l'épouse et les enfants de Coriolan l'embrassent; les larmes que versent toutes ces femmes, leurs gémissements sur leur sort et sur celui de la patrie, brisent enfin ce cœur inflexible; (10) après avoir serré sa famille dans ses bras, il la congédie, et va camper à une plus grande distance de Rome; ensuite, il fit sortir les légions du territoire romain, et périt, dit-on, victime de la haine qu'il venait d'encourir. D'autres historiens rapportent sa mort d'une manière différente. Je lis dans Fabius, le plus ancien de tous, qu'il vécut jusqu'à un âge avancé; (11) du moins, il rapporte que souvent il répétait, à la fin de sa vie : "L'exil est bien plus pénible pour un vieillard." Les Romains n'envièrent point aux femmes la gloire qu'elles venaient d'acquérir; tant l'on connaissait peu alors l'envie qui rabaisse le mérite d'autrui. (12) Pour perpétuer le souvenir de cet événement, un temple fut élevé, et on le consacra à la fortune des femmes.

Ensuite les Volsques, secondés par les Èques, reparurent sur le territoire romain; mais les Èques ne voulurent pas obéir plus longtemps à Attius Tullius. (13) Alors, les deux peuples se disputèrent pour savoir qui, des Volsques ou des Èques, donnerait un général à l'armée confédérée; il s'ensuivit une sédition qui se termina par un sanglant combat. Dans cette lutte, aussi désastreuse qu'opiniâtre, la fortune du peuple romain détruisit les deux armées des ennemis.

(14) L'année suivante, Titus Sicinius et Gaius Aquilius furent créés consuls. Sicinius fut chargé de combattre les Volsques; Aquilius, les Herniques, qui avaient pris aussi les armes. Cette année, les Herniques furent vaincus; dans la guerre contre les Volsques, les avantages furent balancés. 

Vote de la première loi agraire (486)

[II, 41]

(1) Les consuls suivants furent Spurius Cassius et Proculus Verginius. On conclut avec les Herniques un traité qui leur enleva les deux tiers de leur territoire. Cassius se proposait d'en donner la moitié aux Latins, et l'autre moitié au peuple. (2) Il voulait ajouter à ce présent quelques portions de territoire, qu'il accusait des particuliers d'avoir usurpées sur l'état. Un grand nombre de patriciens étaient alarmés du danger qui menaçait leurs intérêts et leurs propres possessions; mais le sénat tout entier tremblait pour la république, en voyant un consul se ménager, par ses largesses, un crédit dangereux pour la liberté.

(3) Ce fut alors, pour la première fois, que fut promulguée la loi agraire, qui, depuis cette époque jusqu'à la nôtre, n'a jamais été mise en question sans exciter de violentes commotions. (4) L'autre consul s'opposait au partage, soutenu par les sénateurs, et n'ayant pas même à lutter contre tout le peuple, dont une partie commençait à se dégoûter d'un présent qu'on enlevait aux citoyens pour le leur faire partager avec les alliés; (5) d'ailleurs, il entendait souvent le consul Verginius répéter dans les assemblées, comme s'il obéissait à une inspiration prophétique, "que les faveurs de son collègue étaient empoisonnées; que ces terres deviendraient, pour leurs nouveaux possesseurs, un instrument de servitude; qu'on se frayait le chemin de la royauté. (6) Pourquoi donc accueillir ainsi les alliés et les Latins ? Pourquoi rendre aux Herniques, naguère les ennemis de Rome, le tiers du territoire conquis sur eux, si ce n'est pour que ces peuples mettent à leur tête Cassius, au lieu de Coriolan ?"

(7) L'adversaire de la loi agraire commençait, malgré son opposition, à gagner de la popularité. Bientôt, l'un et l'autre consul flattèrent le peuple à l'envi. Verginius déclarait qu'il consentirait au partage des terres, pourvu qu'on n'en disposât qu'en faveur des citoyens romains. (8) Cassius, que sa condescendance intéressée pour les alliés, dans la distribution des terres, avait rendu méprisable aux yeux des citoyens, voulait, pour se réconcilier les esprits par un nouveau bienfait, qu'on fît remise au peuple de l'argent reçu pour le blé de Sicile. (9) Mais le peuple rejeta dédaigneusement ce don, comme s'il y voyait le prix de la royauté. Ainsi ce soupçon, une fois enraciné dans les esprits, faisait mépriser, comme au sein de l'abondance, les présents que leur faisait le consul.

(10) À peine sorti de charge, il fut condamné et mis à mort; voilà ce qui est certain. Quelques auteurs prétendent que son père ordonna lui-même son supplice; qu'ayant instruit dans sa maison le procès de son fils, il le fit battre de verges et mettre à mort, et consacra son pécule à Cérès. On en fit une statue avec cette inscription : "Donné par la famille Cassia". (11) Je trouve dans quelques historiens, et ce récit me paraît plus vraisemblable, qu'il fut accusé de haute trahison par les questeurs Gaius Fabius et Lucius Valérius, et condamné par un jugement du peuple, qui ordonna aussi que sa maison fût rasée; c'est la place qu'on voit devant le temple de la Terre. (12) Au reste, que son arrêt ait été prononcé par son père ou par le peuple, il fut condamné sous le consulat de Servius Cornélius et de Quintus Fabius. 

Reprise de la guerre contre les Volsques et les Èques (485)

[II, 42]

(1) Le courroux du peuple contre Cassius ne fut pas de longue durée, et la loi agraire, quand on en eut fait disparaître l'auteur, offrait par elle-même un grand charme à tous les esprits; cette cupidité du peuple fut encore enflammée par l'avarice des patriciens, qui, après une victoire remportée cette année sur les Volsques et les Èques, frustrèrent le soldat du butin. (2) Tout ce qu'on avait pris sur l'ennemi fut vendu par le consul Fabius, et le prix en fut porté dans le trésor.

La conduite du dernier consul avait rendu le nom de Fabius odieux au peuple. Cependant les patriciens parvinrent à faire nommer Caeso Fabius consul avec Lucius Aemilius; (3) la fureur du peuple s'en accrut, et les troubles civils attirèrent une guerre étrangère; et la guerre, à son tour, suspendit les troubles civils. Les patriciens et le peuple, d'un mouvement unanime, marchèrent contre les Volsques et les Èques qui avaient repris les armes, et, sous les ordres d'Aemilius, remportèrent une grande victoire. (4) Toutefois la déroute coûta la vie à plus d'ennemis que le combat, tant les cavaliers s'acharnèrent à la poursuite des fuyards.

(5) Cette même année, aux ides de Quinctilis [15 juillet], eut lieu la dédicace du temple de Castor. C'était un voeu que le dictateur Postumius avait fait dans la guerre contre les Latins; son fils, nommé duumvir à cet effet, présida à la cérémonie. (6) L'appât de la loi fut encore mis en avant cette année pour séduire les esprits du peuple. Les tribuns relevaient l'importance de leur populaire magistrature par cette loi populaire. Les patriciens, jugeant que la multitude n'était par elle-même que trop portée à la violence, redoutaient ces largesses comme autant d'encouragements à l'audace. Ils trouvèrent dans les deux consuls des chefs qui dirigèrent la résistance avec vigueur. (7) Cet ordre l'emporta donc cette année et assura sa victoire pour l'année suivante, en donnant le consulat à Marcus Fabius, frère de Caeso, et à Lucius Valérius, encore plus odieux aux plébéiens, pour avoir accusé Spurius Cassius. (8) La lutte continua cette année contre les tribuns. La loi fut présentée vainement, et ses défenseurs virent s'émousser dans leurs mains cette arme vaine.

Le nom de Fabius devint considérable, après trois consulats consécutifs, qui furent presque une guerre continuelle contre le tribunat; aussi cette dignité resta-t-elle quelque temps dans cette famille, comme ne pouvant être mieux placée. (9) Bientôt commença la guerre contre les Véiens, et une nouvelle rébellion des Volsques. Mais Rome semblait avoir des forces surabondantes contre l'ennemi étranger; elle en usait l'excès dans des luttes intestines. (10) À cette funeste disposition des esprits, se joignirent des prodiges célestes qui, presque chaque jour, à la ville et dans la campagne, annonçaient de nouvelles menaces. Les devins, que consultent et l'état et les particuliers, sur les entrailles des victimes et sur le vol des oiseaux, déclarent que la colère des dieux n'a d'autre cause que l'inexactitude apportée dans l'accomplissement des rites sacrés. (11) Ces terreurs eurent cependant pour résultat la condamnation de la Vestale Oppia, qui paya de sa mort la violation du voeu de chasteté. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 
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