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Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre I - Des origines à la chute de la royauté

8. Servius Tullius ([I, 41] à [I, 48])

 

Avènement de Servius Tullius

[I, 41]

(1) Tarquin tombe mourant dans les bras de ceux qui l'entourent; mais les meurtriers, qui fuient, sont arrêtés par les licteurs. Des cris s'élèvent; le peuple accourt et demande avec étonnement ce qui se passe. Au milieu du tumulte, Tanaquil donne l'ordre de fermer les portes du palais, et écarte les témoins. En même temps elle prescrit les secours que réclame la blessure de son mari, comme si elle espérait encore le sauver, et elle se ménage d'autres ressources si cet espoir vient à lui manquer. (2) Faisant appeler Servius, et lui montrant Tarquin près d'expirer, elle le conjure, en lui prenant la main, de venger la mort de son beau-père, et ne pas souffrir que sa belle-mère devienne le jouet de ses ennemis. (3) "Si tu es un homme, ajoute-t-elle, le trône est à toi, Servius, et non pas à ceux qui ont recouru à des mains étrangères pour consommer le plus affreux de tous les crimes. Lève-toi, obéis aux dieux qui t'ont destiné à la puissance royale, toi, dont ils annoncèrent la haute fortune par la flamme céleste qui brilla jadis autour de ta tête. Que cette flamme t'échauffe aujourd'hui; qu'aujourd'hui ton réveil commence. Et nous aussi, quoique étrangers, n'avons-nous pas régné?  Songe qui tu es, et non d'où tu sors. Si l'imprévu empêche ta résolution, du moins laisse-moi te conduire."

(4) Cependant la multitude redouble ses cris; son empressement devient irrésistible. Alors, d'une fenêtre élevée qui dominait la rue Neuve (car le roi habitait près du temple de Jupiter Stator), Tanaquil harangue le peuple, (5) et l'exhorte à se rassurer. "La soudaineté du coup a étourdi le roi, dit-elle, mais la plaie n'est pas profonde; il a déjà repris ses sens; sa blessure a été examinée, le sang étanché, et le prince est hors de danger. Elle se flatte que dans peu ils le verront lui-même. En attendant, il leur ordonne d'obéir à Servius Tullius. C'est Tullius qui rendra la justice, et remplira les autres fonctions royales." (6) Servius sort revêtu de la trabée, et, précédé des licteurs, s'assied sur le trône, prononce sur quelques affaires, et feint de vouloir, sur d'autres, consulter le roi. Ainsi, Tarquin, depuis quelques jours, avait cessé de vivre, et Servius, cachant cette mort, affermissait sa puissance, sous prétexte d'exercer celle d'un autre. Enfin, la vérité est déclarée, et, au milieu des lamentations qui retentissent dans le palais, Servius, entouré d'une garde sûre, s'empare de la royauté. Ce fut le premier exemple d'un roi nommé par le sénat seul et sans la participation du peuple. (7) Les fils d'Ancus, sur la nouvelle que les assassins avaient été pris, que le roi vivait, et que l'autorité de Servius était plus solide que jamais, s'étaient exilés volontairement à Suessa Pométia. 

Mariages, constitution servienne, census et grands travaux

[I, 42]

(1) Servius, après avoir mis sa puissance à l'abri de toute opposition de la part du peuple, voulut aussi la préserver des accidents domestiques; et, afin de n'être pas traité par les enfants du feu roi comme celui-ci l'avait été par les fils d'Ancus, il fait épouser ses deux filles aux deux jeunes Tarquins, Lucius et Arruns. (2) Mais la prudence de l'homme fut déjouée par l'inflexible loi du destin, et la soif de régner fit naître de toutes parts, au sein de la maison royale, des ennemis et des traîtres. Heureusement pour la tranquillité présente de Servius, la trêve avec les Véiens et les autres peuples de l'Étrurie était expirée, et la guerre recommença. (3) Dans cette guerre, le bonheur de Servius éclata comme son courage. Il tailla les ennemis en pièces, malgré leur nombre, et revint à Rome, roi désormais reconnu, soit qu'il en appelât aux sénateurs, soit qu'il en appelât au peuple.

(4) Ce fut alors que, dans le loisir de la paix, il entreprit une oeuvre immense; et si Numa fut le fondateur des institutions religieuses, la postérité attribue à Servius la gloire d'avoir introduit dans l'état l'ordre qui distingue les rangs, les fortunes et les dignités, en établissant le cens, la plus salutaire des institutions, pour un peuple destiné à tant de grandeur. (5) Ce règlement imposait à chacun l'obligation de subvenir aux besoins de l'état, soit en paix, soit en guerre, non par des taxes individuelles et communes comme auparavant, mais dans la proportion de son revenu. Servius forma ensuite les diverses classes des citoyens et les centuries, ainsi que cet ordre, fondé sur le cens lui-même, aussi admirable pendant la paix que pendant la guerre. 

[I, 43]

(1) La première classe était composée de ceux qui possédaient un cens de cent mille as et au-delà; elle était partagée en quatre-vingts centuries, quarante de jeunes gens et quarante d'hommes plus mûrs. (2) Ceux-ci étaient chargés de garder la ville, ceux-là de faire la guerre au dehors. On leur donna pour armes défensives, le casque, le bouclier, les jambières et la cuirasse, le tout en bronze; et pour armes offensives, la lance et l'épée. (3) À cette première classe, Servius adjoignit deux centuries d'ouvriers, qui servaient sans porter d'armes, et devaient préparer les machines de guerre. (4) La seconde classe comprenait ceux dont le cens était au-dessous de cent mille as, jusqu'à soixante-quinze mille, et se composait de vingt centuries de citoyens, jeunes et vieux. Leurs armes étaient les mêmes que celles de la première classe, si ce n'est que le bouclier était plus long et qu'ils n'avaient pas de cuirasse. (5) Le cens exigé pour la troisième classe était de cinquante mille as : le nombre des centuries, la division des âges, l'équipement de guerre, sauf les jambières, que Servius supprima, tout était le même que pour la seconde classe. (6) Le cens de la quatrième classe était de vingt-cinq mille as, et le nombre des centuries égal à celui de la précédente; mais les armes différaient. La quatrième classe n'avait que la lance et le dard. (7) La cinquième classe, plus nombreuse, se composait de trente centuries : elle était armée de frondes et de pierres, et comprenait aussi les cors et les trompettes, répartis en deux centuries. Le cens de cette classe était de onze mille as. (8) Le reste du menu peuple, dont le cens n'allait pas jusque-là, fut réuni en une seule centurie, exempte du service militaire.

Après avoir ainsi composé et équipé son infanterie, il leva, parmi les premiers de la ville, douze centuries de cavaliers; (9) et des trois que Romulus avait organisées, il en forma six, en leur laissant les noms qu'elles avaient reçus au moment de leur institution. Le trésor public fournit dix mille as pour achat de chevaux, dont l'entretien fut assuré par une taxe annuelle de deux mille as, payée par les veuves. Ainsi retombaient sur le riche toutes les charges, dont le pauvre était soulagé (10) mais le riche trouva des dédommagements dans les privilèges honorifiques que lui conféra Tullius; car si, jusque-là, suivant l'exemple de Romulus et la tradition des rois ses successeurs, les suffrages avaient été recueillis par tête, sans distinction de valeur ni d'autorité, de quelque citoyen qu'ils vinssent, un nouveau système de gradation dans la manière d'aller aux voix concentra toute la puissance aux mains des premières classes, sans paraître toutefois exclure qui que ce fût du droit de suffrage. (11) On appelait d'abord les chevaliers, puis les quatre-vingts centuries de la première classe. S'ils ne s'accordaient pas, ce qui arrivait rarement, ou prenait les voix de la seconde classe; mais on ne fut presque jamais obligé de descendre jusqu'à la dernière. (12) Il ne faut pas s'étonner que le nombre des centuries, porté maintenant à trente-cinq, et par conséquent doublé, et celui des centuries de jeunes gens et de vieillards, ne se rencontrent plus avec le nombre anciennement fixé par Tullius; (13) car il avait divisé la ville en quatre quartiers, formés des quatre collines alors habitées, et c'est lui qui donna à ces quartiers le nom de tribus, à cause, j'imagine, d'un tribut qu'il leur imposa et dont il proportionna la quotité aux moyens de chaque particulier. Ces tribus n'avaient rien de commun avec la division et le nombre des centuries.

[I, 44]

(1) Lorsqu'à l'aide de la loi, qui menaçait de prison et de mort ceux qui négligeraient de se faire inscrire, Tullius eut accéléré le dénombrement, il ordonna, par un édit, à tous les citoyens, cavaliers et hommes de pied, de se rendre au Champ de Mars, dès la pointe du jour, chacun dans sa centurie. (2) Là, il rangea les troupes en bataille, et les purifia en immolant à Mars un 'suouetaurile'. Ce sacrifice, qui marquait la fin du recensement, s'appelait la clôture du lustre. On dit que le nombre des citoyens inscrits alors fut de quatre-vingt mille. Fabius Pictor, le plus ancien des historiens romains, ajoute que ce nombre ne comprenait que les hommes en état de porter les armes.

(3) Cet accroissement de population obligea Tullius à donner aussi plus d'étendue à la ville. Il y enferma d'abord les monts Quirinal et Viminal, et après eux les Esquilies; puis il fixa lui-même sa demeure dans ce quartier, afin d'en relever l'importance. Il entoura la ville de boulevards, de fossés et d'un mur, et en conséquence porta plus loin le pomerium. (4) Ce mot, à n'en regarder que l'étymologie, désigne la partie située au-delà des murs : c'est plutôt un espace libre que les Étrusques laissaient autrefois en deçà des murs, lorsqu'ils bâtissaient une ville; consacrant toujours par une inauguration solennelle toute la partie du terrain qu'ils avaient marquée, et autour de laquelle devait s'étendre leur muraille. Ainsi, au dedans, les maisons ne pouvaient être contiguës aux remparts, ce qui ne s'observe généralement plus aujourd'hui, et au dehors, restait une portion du sol interdite aux profanes envahissements des hommes. (5) Il n'était permis ni de bâtir sur ce terrain, ni d'y labourer. Les Romains l'appelèrent pomerium autant parce qu'il était en deçà du mur, que parce que le mur était au-delà. Cet espace consacré reculait à mesure que la ville s'agrandissait et que les remparts recevaient un développement. 

[I, 45]

(1) Servius, après avoir augmenté la force matérielle de Rome et sa grandeur morale, après avoir formé tous les citoyens aux exercices de la guerre et aux travaux utiles de la paix, résolut, pour ne pas devoir l'accroissement de sa puissance au succès seul de ses armes, de l'étendre encore par la politique, tout en continuant à embellir la ville. (2) Déjà, dès cette époque, le temple de Diane, à Éphèse, avait une grande célébrité. On disait qu'il était l'oeuvre de la piété commune de toutes les cités de l'Asie. Servius, à force de vanter aux principaux chefs latins, avec lesquels il avait contracté à dessein des liaisons d'amitié et d'hospitalité publiques et particulières, cet accord parfait dans le culte des mêmes dieux et de la même religion, finit par les engager à se joindre aux Romains, pour construire à Rome un temple de Diane, commun aux deux peuples. (3) C'était proclamer la suprématie de Rome, cette prétention qui avait causé tant de guerres.

Les Latins, après tant d'inutiles efforts pour conquérir cette suprématie, semblaient y avoir renoncé, lorsqu'un Sabin crut avoir trouvé l'occasion de la revendiquer et de la rendre à sa patrie. (4) Une génisse, d'une beauté extraordinaire, était née, dit-on, chez cet homme : ses cornes, suspendues pendant plusieurs siècles dans le vestibule du temple de Diane attestèrent l'existence de cette merveille. (5) On la regarda comme un prodige, et avec raison, et les devins annoncèrent que celui qui immolerait cette victime à Diane assurerait l'empire à sa nation. Cette prédiction était venue à la connaissance du ministre du temple de la déesse. (6) Lorsque le Sabin jugea que le jour convenable pour le sacrifice était arrivé, il vint à Rome présenter sa génisse au temple. Le prêtre romain, frappé de la grandeur extraordinaire de cette victime, que la renommée avait déjà rendue célèbre, et se rappelant la prédiction, interpelle ainsi le Sabin : "Étranger, que vas-tu faire ? Offrir à Diane, sans avoir d'abord pris soin de te purifier, un sacrifice impie ? Que ne vas-tu auparavant te tremper dans les eaux du fleuve ? Le Tibre coule au fond de la vallée" (7) À ces paroles, des scrupules s'éveillent dans l'âme de l'étranger. Voulant d'ailleurs que tout fût accompli selon les rites, afin que l'événement répondît au prodige, il quitte le temple et descend vers le Tibre. Pendant ce temps, le prêtre immole la génisse : cette supercherie remplit d'allégresse le roi, et la ville entière. 

[I, 46]

(1) Un si long exercice de la royauté pouvait faire croire à Servius qu'elle lui était irrévocablement acquise; mais, apprenant que le jeune Tarquin contestait quelquefois son élection, comme ayant eu lieu sans le concours du peuple, il s'attacha d'abord à gagner la faveur de la multitude, en lui partageant des terres prises sur l'ennemi. Bientôt après il osa lui demander si sa volonté et l'ordre des Romains étaient qu'il régnât sur eux. Il ne lui manqua aucun des suffrages qu'avaient eus ses prédécesseurs. (2) Tarquin n'en perdit pas pour cela l'espérance de remonter sur le trône de son père; et, comme il s'était aperçu des dispositions hostiles du sénat contre le partage des terres, il crut le moment favorable pour se plaindre à cette compagnie, et pour y établir son crédit, en ruinant, par ses attaques, celui du roi. Son âme était dévorée d'ambition; et Tullia, sa femme, irritait encore ses turbulentes inquiétudes.

(3) Le palais des rois de Rome devint alors le théâtre de tragiques horreurs, comme si l'on eût voulu hâter par le dégoût de la monarchie l'arrivée de la liberté, et que celui-là fût le dernier règne qui devait s'ouvrir par un crime. (4) Ce Lucius Tarquin, fils ou petit-fils de Tarquin l'Ancien (ce qui n'est pas suffisamment établi; mais, sur la foi de la plupart des auteurs, je le suppose fils de ce dernier), avait un frère, Arruns Tarquin, jeune homme d'un caractère doux et inoffensif. (5) Les deux Tulliae, aussi remarquables que les Tarquins eux-mêmes par une grande différence de moeurs, avaient, comme je l'ai dit plus haut, épousé ces deux princes. Mais le hasard, et aussi, je pense, la fortune de Rome, voulurent que le mariage ne réunit pas dans la même destinée les deux naturels violents. Ce fut, sans doute, afin de prolonger le règne de Servius et de donner aux moeurs romaines tout le temps de se former. (6) L'altière Tullia s'indignait de ne trouver dans son époux ni ambition ni courage. Toute sa sollicitude était tournée sur l'autre Tarquin, tout son enthousiasme était pour lui; lui seul était un homme, le vrai sang des rois. Elle méprisait sa soeur, qui était l'épouse de cet homme et qui en empêchait les généreuses pensées par la timidité de ses conseils. (7) Cette conformité de goûts ne tarda pas à rapprocher le beau-frère et la belle-soeur, car le mal appelle toujours le mal. Mais ici ce fut la femme qui provoqua le désordre.

Dans les entretiens secrets qu'elle s'était ménagés, de longue main, avec l'homme qui n'était point son époux, elle n'épargne aucune invective, ni à son mari, ni à sa soeur : ajoutant qu'il vaudrait mieux pour elle d'être veuve, et pour lui, de vivre dans le célibat, que d'être unis l'un et l'autre à des êtres si indignes d'eux, et de languir honteusement sous l'influence de la lâcheté d'autrui. (8) Si, disait-elle, les dieux lui eussent donné l'époux qu'elle méritait, elle verrait bientôt dans ses mains le sceptre qu'elle voyait encore dans celles de son père. Elle ne tarda pas à remplir le jeune homme de son audace. (9) Enfin, la mort presque simultanée d'Arruns et de la soeur de Tullia permet à celle-ci et à son complice de contracter un nouveau mariage, que Servius n'approuva point mais qu'il n'osa empêcher. 

Le renversement de Servius Tullius

[I, 47]

(1) Dès ce moment la vieillesse de Tullius leur fut de jour en jour plus odieuse, et son règne plus pesant. Impatiente de passer d'un crime à un autre, Tullia nuit et jour harcèle son mari, et le presse de recueillir le fruit de leurs premiers parricides. (2) Ce qui lui avait manqué, disait-elle, ce n'était pas un époux, un esclave qui partageât en silence sa servitude; c'était un homme qui se crût digne de régner, qui se souvînt qu'il était fils de Tarquin l'Ancien, et qui aimât mieux saisir la puissance que l'attendre. (3) "Si, ajoutait-elle, tu es vraiment cet homme que j'ai cherché, que je pensais avoir trouvé, je te reconnais pour mon époux et pour mon roi; sinon, mon sort est pire qu'auparavant, puisque le crime s'y joint à la lâcheté. (4) Que tardes-tu? Il ne t'a pas fallu, comme ton père, arriver de Corinthe et de Tarquinies, pour enlever, par l'intrigue, un trône étranger. Tes dieux pénates, ceux de ta patrie, l'image de ton père, ce palais qu'il habita, ce trône où il s'assit, le nom de Tarquin, tout annonce que tu es roi, tout te convie à l'être. (5) Si ton coeur est froid en présence de ces hautes destinées, pourquoi tromper Rome plus longtemps ? Pourquoi souffrir qu'on te regarde comme le fils d'un roi ? Va à Tarquinies ou à Corinthe; rentre dans l'état obscur d'où tu es sorti, digne frère d'Arruns, fils indigne de Tarquin." (6) Ces reproches, et d'autres encore, enflamment le jeune homme. Elle-même ne pouvait se contenir à l'idée de Tanaquil, de cette étrangère qui réussit deux fois, par le seul ascendant de son courage, à faire deux rois, de son mari et de son gendre; tandis qu'elle, Tullia, issue du sang royal, serait impuissante à donner la couronne aussi bien qu'à l'ôter.

(7) Dominé bientôt lui-même par l'ambition effrénée de sa femme, Tarquin commence à s'insinuer auprès des sénateurs, ceux de la dernière création surtout; il les flatte, il leur rappelle les bienfaits de son père, et en réclame le prix. Ses libéralités lui gagnent les jeunes gens; ses magnifiques promesses, ses accusations contre Servius grossissent de toutes parts le nombre de ses partisans. (8) Enfin, quand il juge le moment favorable pour exécuter son projet, il se fait suivre d'une troupe de gens armés, et s'élance tout à coup dans le Forum. Au milieu de la terreur universelle, il monte sur le siège du roi, en face du sénat, et fait sommer ensuite, par un héraut, tous les sénateurs de se rendre auprès du roi Tarquin. (9) Ils accourent aussitôt; les uns comme étant dès longtemps préparés à ce coup de main; les autres, de peur qu'on ne leur fasse un crime de leur absence, étonnés d'ailleurs de cet étrange événement, et persuadés que c'en est déjà fait de Servius.

(10) Tarquin commence par attaquer avec amertume la basse extraction de Servius. "Cet esclave, dit-il, fils d'une esclave, après l'indigne assassinat de Tarquin l'Ancien, sans qu'il y eût d'interrègne, suivant l'usage, sans qu'on eût, pour son élection, assemblé les comices, et obtenu les suffrages du peuple et le consentement du sénat, a reçu, des mains d'une femme, ce sceptre comme un présent. (11) Les effets de son usurpation répondent à la bassesse de son origine. Ses prédilections pour la classe abjecte dont il est sorti, et sa haine pour tous les hommes honorables, lui ont inspiré l'idée d'arracher aux grands ce sol qu'il a partagé aux plus vils citoyens. (12) Toutes les charges de l'état, autrefois communes à tous, il les a fait peser uniquement sur les premières classes : et il n'a établi le cens qu'afin de signaler la fortune du riche à l'envie du pauvre, et de savoir où prendre, quand il le voudrait, de quoi fournir à ses largesses envers des misérables." 

[I, 48]

(1) Averti par un messager, dont l'émotion le fait hâter, Servius arrive, pendant ce discours, et s'écrie, du vestibule même du sénat : "Qu'est-ce cela, Tarquin ? Qui te rend si audacieux de convoquer le sénat, moi vivant, et de t'asseoir sur mon trône ?" (2) Tarquin répond avec fierté qu'il occupe la place de son père, place plus digne du fils d'un roi, d'un héritier du trône, que d'un esclave; que depuis assez longtemps Servius insulte à ses maîtres, et se passe insolemment de leur concours. À ces mots, les partisans des deux rivaux poussent des cris confus; le peuple se porte en foule vers la salle d'assemblée; il est aisé de voir que celui qui régnera sera celui qui aura vaincu. (3) Tarquin, entraîné par sa position critique à tout oser, plus jeune d'ailleurs et plus vigoureux que Servius, saisit ce prince par le milieu du corps, l'emporte hors du sénat, et le précipite du haut des degrés. Il rentre ensuite pour rallier les sénateurs. (4) Les appariteurs du roi, les officiers qui l'entourent, prennent la fuite. Servius lui-même, à demi mort, et suivi de ses gens épouvantés, se réfugiait vers son palais, lorsque des assassins, envoyés à sa poursuite par Tarquin, l'atteignent et le tuent. (5) On croit que ce crime (ceux qu'elle avait déjà commis rendent le fait assez vraisemblable) fut le résultat des conseils de Tullia. Ce qui n'est pas douteux, c'est que, montée sur son char, elle pénétra jusqu'au milieu du Forum, et là, sans se déconcerter à l'aspect de tant d'hommes rassemblés, elle appela hors du sénat son mari, et la première le salua du nom de roi; (6) mais, sur l'ordre que lui donna Tarquin de s'éloigner de toutes ces scènes de tumulte, elle reprit le chemin de sa maison. Arrivée en haut du faubourg Ciprius, à l'endroit où s'élevait jadis un petit temple de Diane, le conducteur de son char, tournant par la côte Virbia, pour gagner le quartier des Esquilies, arrêta les chevaux, et, tout pâle d'horreur, lui montra le cadavre de son père étendu sur le sol : (7) on dit qu'alors elle commit un acte infâme, et d'une affreuse barbarie. Le nom de la rue, qui depuis s'est appelée 'la rue du crime', a perpétué jusqu'à nous cet horrible souvenir. Cette femme égarée, en proie à toutes les furies vengeresses qui la poursuivaient depuis le meurtre de sa soeur et de son mari, fit passer, dit-on, les roues de son char sur le corps de son père. Puis, toute couverte et toute dégouttante du sang paternel, elle poussa ses roues souillées jusqu'aux pieds des dieux pénates, qui lui étaient communs avec son mari. Mais la colère de ces dieux préparait à ce règne infâme une catastrophe digne de son commencement.

(8) Servius Tullius régna quarante-quatre ans, avec une telle sagesse, qu'il eût été difficile, même à un successeur bon et modéré, de balancer sa gloire. Ce qui ajoute encore à cette gloire, c'est qu'avec lui périt la monarchie légitime; (9) et cependant, cette autorité si douce, si modérée, il avait, dit-on, la pensée de l'abdiquer, parce qu'elle était dans la main d'un seul; et ce dessein généreux il l'aurait accompli, si un crime domestique ne l'eût empêché de rendre la liberté à son pays. 

 


 


 

 
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