Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre XXVI - Rome, 211 à 210

 

3. Campagne de Grèce - 212 à 211. Conséquences de la campagne de Sicile et d'Italie

([XXVI, 21] à [XXVI, 40])

 

Le sénat accorde à Marcellus les honneurs de l'ovation (fin de l'année 211)

[XXVI, 21]

(1) Vers la fin de la même campagne, M. Marcellus étant revenu de la Sicile à Rome, le sénat, convoqué par le préteur C. Calpurnius, lui donna audience dans le temple de Bellone. (2) Là, il rendit compte de ses actes, se plaignit avec douceur, moins en son nom pourtant qu'en celui des soldats, de ce qu'après avoir terminé sa mission il n'avait pas eu la liberté de ramener l'armée, et sollicita le triomphe; mais il n'obtint pas cette faveur. (3) Il s'éleva à ce sujet de longs débats: d'un côté, l'on demandait s'il pouvait convenir de refuser le triomphe à un général qui le demandait en personne, lorsque, en son absence, on avait ordonné des prières publiques aux dieux immortels, pour les remercier des succès obtenus sous son commandement; (4) de l'autre, on objectait qu'ayant eu l'ordre de remettre l'armée à son successeur, ce qui n'avait lieu que quand la guerre durait encore dans une province, il ne pouvait triompher comme s'il l'eût achevée, surtout en l'absence des soldats, témoins des triomphes justement ou injustement décernés. On prit un milieu entre ces deux partis, et l'ovation fut accordée.

(5) Les tribuns, autorisés par le sénat, proposèrent au peuple une loi qui conservait, pour le jour de l'ovation, le commandement militaire à M. Marcellus. (6) La veille de cette cérémonie, il obtint sur le mont Albain les honneurs du grand triomphe; le lendemain, il entra dans la ville, faisant porter devant lui un butin considérable. (7) Outre le tableau qui représentait la prise de Syracuse, on vit paraître des catapultes, des balistes, toutes sortes de machines de guerre et les objets de luxe qu'une longue paix et la magnificence royale avaient pu accumuler dans cette ville; (8) quantité de vases d'argent et d'airain artistement ciselés, de meubles somptueux, d'étoffes précieuses et de chefs-d'oeuvre de sculpture qui avaient décoré Syracuse, entre les premières villes de la Grèce. (9) On y voyait huit éléphants, preuve de la victoire remportée sur les Carthaginois. Un spectacle non moins curieux s'y faisait remarquer. C'étaient le syracusain Sosis et l'espagnol Moericus, précédant Marcellus avec des couronnes d'or sur la tête. (10) L'un avait, pendant la nuit, servi de guide aux Romains, pour entrer dans Syracuse; l'autre leur avait livré l'Ile et la garnison qui la défendait. (11) Chacun d'eux eut pour récompense le droit de cité et cinq cents arpents de terre. La part de Sosis lui fut assignée dans la partie du territoire de Syracuse qui avait appartenu à ses rois ou aux ennemis de Rome, avec une maison dans la ville, à son choix, parmi les propriétés de ceux qui avaient été punis selon les lois de la guerre. (12) Moericus et les Espagnols qui étaient passés avec lui du côté des Romains obtinrent un domicile dans une des villes rebelles, et des terres dans les campagnes confisquées par le droit de conquête. (13) M. Cornélius fut chargé de cette répartition, qu'il devait faire de la manière qui lui paraîtrait la plus convenable. On décerna, dans le même territoire, quatre cents arpents à Belligenes, qui avait su engager Moericus à se déclarer pour les Romains.

(14) Après que Marcellus eut quitté la Sicile, la flotte carthaginoise y débarqua huit mille hommes d'infanterie et trois mille cavaliers numides. Murgentia et Ergetium se soulevèrent en leur faveur. Cette révolte fut suivie de celle d'Hybla, de Macella et de quelques autres places peu importantes. (15) Alors les Numides, sous la conduite de Muttinès, se répandant par toute la Sicile, portaient la dévastation sur les terres des alliés du peuple romain. (16) D'un autre côté, l'armée romaine, irritée de ce qu'on ne lui avait permis ni de quitter la province avec son général, ni d'hiverner dans les villes, servait avec tiédeur: il ne lui manquait qu'un chef pour passer du mécontentement à la révolte. Au milieu de ces difficultés, le préteur Marcus Cornélius ramena les esprits, en usant tour à tour de douceur et de sévérité; il fit rentrer dans le devoir toutes les villes révoltées, et, parmi elles, assigna Murgentia et son territoire aux Espagnols, conformément aux dispositions du sénatus-consulte.

Élections pour l'année 210

[XXVI, 22]

(1) Les deux consuls avaient l'Apulie pour département; mais Hannibal et les Carthaginois inspirant déjà moins de terreur, ils eurent ordre de tirer au sort l'Apulie et la Macédoine. La Macédoine échut à Sulpicius, qui alla y remplacer Laevinus. (2) Fulvius fut appelé à Rome pour la tenue des comices. Pendant qu'il présidait les comices consulaires, les jeunes gens de la centurie Voturia, qui devait voter la première, donnèrent leurs voix à Titus Manlius Torquatus et à Titus Otacilius. (3) Déjà la multitude se rassemblait autour de Manlius, pour le féliciter, dans la persuasion que ce choix aurait l'approbation de tout le peuple, lorsque, perçant la foule, il s'approche du tribunal du consul, (4) le prie d'écouter quelques mots et de rappeler la centurie qui vient de lui donner son suffrage.

(5)Tout le monde étant dans l'attente de ce qu'il allait demander, il allégua, pour se récuser, la faiblesse de sa vue. (6) "Ce serait, ajouta-t-il, de l'imprudence pour un pilote comme pour un général, si, contraints d'avoir recours aux yeux d'autrui pour se guider, ils demandaient qu'on leur confiât le sort et l'existence de leurs concitoyens. (7) Il désirait donc que le consul renvoyât aux voix les jeunes gens de la centurie Voturia et qu'on se souvînt, dans l'élection qu'on avait à faire, de la guerre qui désolait l'Italie et des circonstances où se trouvait la république. (8) Ses oreilles étaient encore frappées du bruit et du tumulte que les ennemis avaient depuis quelques mois fait retentir jusque sur les murs et aux portes de Rome." À ces mots, la centurie s'écrie presque tout d'une voix, "qu'elle ne changeait point d'avis et persistait dans son premier choix." (9) Alors (Manlius) Torquatus: "Je ne pourrais, dit-il, supporter, étant consul, la licence de vos moeurs, ni vous la sévérité de mon commandement. Retournez aux suffrages, et songez que les Carthaginois sont au sein de l'Italie et que ces ennemis ont pour chef Hannibal."

(10) Les jeunes gens, frappés du ton imposant de Torquatus et des applaudissements que l'admiration excitait autour de lui, demandent au consul d'appeler les vieillards de la centurie Voturia. (11) Ils voulaient consulter leur expérience sur le choix qu'ils avaient à faire. Cette convocation eut lieu et l'on donna aux uns et aux autres le temps de conférer dans un endroit séparé de l'enceinte. (12) Les vieillards indiquèrent trois candidats, dont deux avaient été chargés d'honneurs, Quintus Fabius et Marcus Marcellus; le troisième, dans le cas où l'on voudrait choisir un nouveau général contre les Carthaginois, était Marcus Valérius Laevinus, qui, dans la guerre contre le roi Philippe, avait obtenu des succès sur terre et sur mer. (13) Après avoir indiqué ce triple choix, les vieillards se retirèrent et les jeunes gens allèrent aux voix. Ils nommèrent consuls Marcus Claudius Marcellus, encore tout brillant de la gloire dont venait de le couvrir la conquête de la Sicile, et Marcus Valérius, tous deux absents. Ce choix de la première centurie détermina le suffrage de toutes les autres.

(14) Que l'on tourne maintenant en ridicule les admirateurs du passé. Certes, s'il il y a une république de sages, dont le modèle inconnu n'existe que dans l'imagination des philosophes, je pense qu'on ne pourrait la composer ni de grands plus austères et moins ambitieux, ni d'une multitude plus morale. (15) Mais que les jeunes gens de la centurie aient voulu consulter les vieillards sur le choix des consuls, c'est ce qui paraît à peine vraisemblable dans ce siècle où l'autorité paternelle elle-même a si peu d'influence et d'empire sur les enfants.

Mesures religieuses et autres

[XXVI, 23]

(1) On tint ensuite les comices pour l'élection des préteurs. Publius Manlius Vulso, Lucius Manlius Acidinus, Caius Laetorius et Lucius Cincius Alimentus furent nommés. (2) Après la clôture des comices, on reçut la nouvelle que Titus Otacilius, qui, malgré son absence, eût été donné pour collègue à Titus Manlius, si la marche de l'élection n'avait pas été interrompue, venait de mourir en Sicile.

(3) Les jeux Apollinaires avaient été célébrés l'année précédente. Le préteur Calpurnius proposa de les renouveler cette année, et le sénat décréta que cette solennité annuelle aurait lieu à perpétuité. (4) Dans le même temps, on vit et l'on annonça plusieurs prodiges. La foudre frappa la statue de la Victoire élevée au sommet du temple de la Concorde, et la renversa sur les Victoires placées au-dessous de la frise, où elle s'arrêta, sans tomber jusqu'au bas. (5) On apprit encore qu'à Anagni et à Frégelles le feu du ciel avait atteint les murailles et les portes; que, dans la place publique de Subertum, des ruisseaux de sang avaient coulé tout un jour; qu'à Erétum, il avait plu des pierres, et qu'à Réate, une mule avait mis bas. (6) En expiation de ces prodiges, on immola les grandes victimes; on ordonna des prières publiques pendant un jour entier et un novendial solennel.

(7) Plusieurs prêtres des cultes publics étaient morts cette année, on les remplaça: Manius Aemilius Numida, décemvir des sacrifices, par Marcus Aemilius Lepidus; Marcus Pomponius Matho, pontife, par Caius Livius; et Spurius Carvilius Maximus, augure, par Marcus Servilius. (8) Quant au pontife Titus Otacilius Crassus, comme il était mort à la fin de son année, on ne lui donna point de successeur. Caius Claudius, flamine de Jupiter, fut privé de son sacerdoce, pour avoir présenté en sens contraire les entrailles de la victime.

Conclusion d'un traité entre les Romains et la confédération étolienne (fin de l'année 211)

[XXVI, 24]

(1) Vers le même temps, Marcus Valérius Laevinus, après s'être ménagé des entretiens secrets avec les principaux chefs étoliens, et avoir sondé leurs dispositions, partit avec les bâtiments les plus légers de sa flotte, pour se trouver à l'assemblée de cette nation, qui avait été indiquée à dessein quelque temps auparavant. (2) Là, commençant par faire valoir la prise de Syracuse et de Capoue, comme preuves des succès obtenus par les Romains en Sicile et en Italie, (3) il ajouta que Rome avait pour principe héréditaire de traiter ses alliés avec les plus grands égards. Aux uns elle avait donné le droit de cité, ce qui les rendait égaux aux Romains mêmes; aux autres elle avait fait des conditions assez avantageuses pour qu'ils préférassent le titre de ses alliés à celui même de citoyens. (4) Les Étoliens tiendraient le premier rang parmi les alliés d'outre-mer, s'ils étaient les premiers à faire alliance avec la république. (5) Philippe et les Macédoniens étaient pour eux des voisins redoutables; mais déjà il avait abattu leur puissance et leur orgueil, et il saurait bien les réduire à évacuer les villes enlevées aux Étoliens, et à craindre pour la Macédoine même. (6) Quant aux Acarnaniens, dont l'Étolie voyait avec peine la défection, il s'engageait à les contraindre de rentrer dans leur ligue et dans leur dépendance. (7) Telles furent les paroles et les promesses du général romain; elles furent appuyées par Scopas, alors magistrat suprême des Étoliens, et par Dorimachus, un de leurs principaux chefs, qui exaltèrent la puissance et la majesté du peuple romain, d'une manière d'autant plus persuasive, que l'éloge paraissait plus désintéressé; (8) mais ce qui détermina surtout les Étoliens, ce fut l'espérance de voir rentrer l'Acarnanie sous leur domination.

On convint donc des conditions auxquelles ils seraient reçus dans l'amitié et l'alliance du peuple romain. (9) Une clause additionnelle portait que les Éléens, les Lacédémoniens, Attale, roi d'Asie, Pleuratus et Scerdilaedus, princes de Thrace et d'Illyrie, seraient libres d'accéder au traité. (10) Aux termes de cette convention, les Étoliens étaient tenus d'entrer sur-le-champ en guerre avec Philippe par terre, et les Romains devaient leur fournir un secours de vingt quinquérèmes au moins. (11) Tout le pays à conquérir entre Corcyre et l'Étolie, villes, maisons, territoires, devaient appartenir aux Étoliens, et le reste du butin former la part des Romains, qui prenaient l'engagement d'assurer à leurs alliés la possession de l'Acarnanie. (12) Dans le cas où les Étoliens feraient la paix avec Philippe, ils auraient à stipuler qu'elle ne serait ratifiée qu'autant que ce roi cesserait toute hostilité contre les Romains, contre leurs alliés et tous les pays de leur dépendance. (13) De même si les Romains venaient à faire alliance avec Philippe, une des clauses expresses du traité serait qu'il ne pourrait faire la guerre ni aux Étoliens ni à leurs alliés.

(14) Ces conventions ne furent inscrites que deux ans après dans le temple d'Olympie par les Étoliens, et par les Romains dans le Capitole, pour être consacrées par des monuments religieux. (15) La cause de ce retard fut le séjour prolongé des ambassadeurs étoliens à Rome. Toutefois ce délai n'empêcha pas les opérations de commencer. Les Étoliens prirent les armes contre Philippe, et Laevinus s'empara de la petite île de Zante, voisine de l'Étolie, et de sa capitale, qui porte le même nom, sans toutefois pouvoir réduire la citadelle: il soumit aux Étoliens Oeniadae et Nasos, villes d'Acarnanie. (16) Alors, jugeant que Philippe était trop pris par la guerre avec ses voisins pour pouvoir s’occuper de l’Italie, des Carthaginois et de son traité avec Hannibal, il se retira lui-même à Corcyre.

Les Acarnaniens sur le pied de guerre (premiers mois de l'année 210)

[XXVI, 25]

(1) Philippe apprit la défection des Étoliens à Pella, où il passait l'hiver. (2) Dans le dessein de porter la guerre en Grèce au commencement du printemps, et afin de protéger la Macédoine contre les attaques de l'Illyrie et des places voisines, en les contenant par la crainte d'un péril commun, il fit une irruption soudaine sur les territoires des Oriciens et des Apolloniates; et ces derniers ayant tenté une sortie, il les repoussa jusque dans leurs murs, où ils rentrèrent saisis de terreur et d'épouvante. (3) Après avoir ravagé les contrées voisines de l'Illyrie, il tourna avec la même promptitude contre la Pélagonie, d'où il alla prendre Sintia, ville des Dardaniens, qui pouvait leur donner passage dans son royaume.

(4) Après ces rapides expéditions, songeant à la guerre qu'il allait avoir contre les Étoliens unis aux Romains, il descendit en Thessalie, par la Pélagonie, les monts Lyncus et la Bottiée, (5) qu'il se flattait de décider à prendre avec lui les armes contre les Étoliens. II laisse donc Persée avec quatre mille hommes aux gorges de la Thessalie, afin de leur en fermer l'entrée. (6) Pour lui, avant de s'engager dans des affaires plus importantes, il conduit son armée en Macédoine, et de là dans la Thrace et dans le pays des Mèdes. (7) Cette nation avait pour habitude de faire des incursions dans la Macédoine, dès que le roi, occupé d'une guerre étrangère, laissait le royaume sans défense. (8) Il se mit donc à dévaster leurs terres, et vint assiéger Iamphorinna, capitale et clef de la Médique.

(9) Scopas, à la nouvelle que le roi, parti pour la Thrace, donnait tous ses soins à cette expédition, fait prendre les armes à toute la jeunesse étolienne, et se dispose à porter la guerre dans l'Acarnanie. (10) Les Acarnaniens, inférieurs en forces, affaiblis déjà par la perte d'Oeniadae et de Nasos, et menacés en outre des armes romaines, ne prennent plus conseil que du désespoir pour se mettre en état de défense. (11) Ils commencent par envoyer en Épire leurs femmes, leurs enfants et les vieillards au-dessus de soixante ans; tout le reste, depuis quinze jusqu'à soixante ans, jure de ne rentrer dans sa patrie que victorieux, (12) et s'oblige par le même serment à ne recevoir dans aucune ville, dans aucune maison, ni à table, ni près de ses dieux lares, quiconque reviendrait vaincu du champ de bataille. Une imprécation terrible est prononcée contre ceux qui violeraient ce serment; (13) et les prières les plus saintes sont adressées à ce sujet aux Épirotes, leurs hôtes et leurs voisins; ils les supplient en même temps de réunir dans le même tombeau tous ceux qui mourront les armes à la main, avec cette inscription sur leur tombe: "Ici gisent les Acarnaniens qui, contre toute justice attaqués par les Étoliens, sont morts en combattant pour la patrie."

(15) Animés par ces dispositions, ils marchent au-devant de l'ennemi et vont camper sur leurs frontières. Les courriers qu'ils envoyèrent à Philippe pour l'informer des extrémités auxquelles ils sont réduits le forcèrent de renoncer aux succès que lui présageaient la prise de Iamphorinna, reçue à composition, et plusieurs autres avantages qu'il venait d'obtenir. (16) La nouvelle de la conjuration des Acarnaniens avait d’abord ralenti l'ardeur des Étoliens; l'arrivée de Philippe les obligea bientôt à rentrer sur leur territoire. (17) Philippe, qui d'abord avait marché à grandes journées pour prévenir la ruine des Acarnaniens, n'alla pas plus loin que Dion: apprenant que les Étoliens avaient quitté l'Acarnanie, il retourna lui-même à Pella.

Entrée en charge du consul Marcellus aux ides de mars (210)

[XXVI, 26]

(1) Au commencement du printemps, Laevinus partit de Corcyre avec sa flotte, et, après avoir doublé le promontoire de Leucate, il se rendit à Naupacte, d'où il manda à Scopas et aux Étoliens de venir le joindre devant Anticyre. (2) Cette ville est située dans la Locride, à la gauche de ceux qui entrent dans le golfe de Corinthe, et peu éloignée de Naupacte, soit qu'on s'y rende par terre, soit qu'on prenne la route de mer. (3) Après trois jours environ, Anticyre fut investie de toutes parts, et le siège commença. Elle fut plus vivement pressée du côté de la mer, parce que les Romains, chargés de cette attaque, avaient à bord toutes les machines nécessaires. Aussi, peu de jours après, elle se rendit, et fut remise aux Étoliens; le butin, aux termes du traité, fut le partage des Romains.

(4) C'est là que Laevinus reçut la dépêche qui lui apprenait sa nomination au consulat en son absence, et l'arrivée prochaine de Sulpicius, son successeur. Une longue maladie le força de revenir à Rome plus tard qu'on ne l'y attendait.

(5) Marcus Marcellus, ayant pris possession du consulat aux ides de Mars, convoqua ce jour-là le sénat, mais seulement pour la forme, et déclara qu'en l'absence de son collègue il ne traiterait aucune affaire qui regardât la république ou les départements des généraux. (6) Il savait qu'un grand nombre de Siciliens se tenaient cachés, aux environs de Rome, dans les maisons de campagne de ses ennemis. Bien loin de les empêcher de débiter hautement dans la ville leurs imputations fausses et calomnieuses, (7) il n'hésiterait pas à leur donner sur-le-champ audience en plein sénat, s'ils n'eussent affecté de répandre qu'ils craignaient de parler contre le consul en l'absence de son collègue. Aussitôt que Laevinus serait arrivé, son premier soin serait d'introduire les Siciliens dans le sénat. (8) Marcus Cornélius avait, pour ainsi dire, fait contre lui dans toute la Sicile une levée d'accusateurs, qu'il avait envoyés en foule à Rome; s'il remplissait la ville de lettres mensongères, s'il disait que la guerre durait toujours en Sicile, c'était pour rabaisser sa gloire.

(9) Le consul, après avoir, ce jour-là, fait preuve de modération, leva la séance, et une sorte de suspension des affaires paraissait devoir régner jusqu'à l'arrivée de l'autre consul à Rome. (10) L'oisiveté eut son effet accoutumé, celui de laisser un libre cours aux rumeurs populaires. On se plaignait de la durée de la guerre, de la dévastation des campagnes voisines de Rome, qu'Hannibal avait traversées dans sa marche incendiaire; les levées avaient épuisé l'Italie; il n'y avait point d'année qui ne fût marquée par le massacre des armées romaines; (11) et l'on venait de créer deux consuls belliqueux, deux caractères bouillants et fiers, qui étaient hommes à faire naître la guerre même au sein de la paix, bien loin de laisser respirer la république au milieu de la guerre.

Un incendie d'origine criminelle ravage le forum (18-19 mars 210)

[XXVI, 27]

Ces plaintes furent interrompues par un incendie qui éclata sur plusieurs points autour du forum, la nuit d'avant les Quinquatries. (2) Le feu consuma les Sept boutiques sur l'emplacement desquelles on a depuis construit les cinq neuves, occupées par des orfèvres. (3) Il attaqua ensuite les édifices particuliers qui ont aujourd'hui fait place à des portiques, puis les prisons publiques, le marché au poisson, et l’Atrium royal. (4) Le temple de Vesta fut à peine préservé par le zèle de treize esclaves, qui furent rachetés aux frais de l'état et obtinrent la liberté. Le feu dura une nuit et un jour entiers. (5) Ce qui prouva que ce malheur était l'effet d'un complot, c'est que le feu avait pris en même temps dans plusieurs endroits séparés les uns des autres.

(6) Aussi le consul, suivant une décision du sénat, déclara dans l'assemblée du peuple que ceux qui feraient connaître les coupables auraient pour récompense une somme d'argent, s'ils étaient libres, la liberté, s'ils étaient esclaves. (7) Cette promesse décida un esclave, nommé Manus, à dénoncer comme auteurs de l'incendie les Calavius, ses maîtres, et de plus cinq jeunes gens des familles les plus distinguées de Capoue, dont les pères avaient été frappés de la hache par ordre de Q. Fulvius. Ils avaient l'intention de mettre le feu ailleurs si on ne les saisissait. (8) On les arrêta eux et leurs esclaves. D'abord, ils essayèrent de jeter du discrédit sur le dénonciateur et sur sa déposition: la veille, cet esclave, battu de verges, s'était échappé de chez ses maîtres; par ressentiment, par légèreté, il avait saisi l'occasion que le hasard lui offrait de forger cette accusation. (9) Mais lorsque l'esclave, confronté avec eux, soutint sa déposition, et qu'on eut commencé à appliquer à la torture, au milieu du forum, les ministres de leurs projets criminels, ils avouèrent tout, et furent exécutés, ainsi que les esclaves et leurs complices. Manus reçut pour récompense la liberté et vingt mille livres d'airain.

(10) Le consul Laevinus, à son passage devant Capoue, se vit entouré d'une foule de Campaniens qui, les larmes aux yeux, le suppliaient de leur permettre de se rendre à Rome, pour conjurer le sénat, si toutefois il n'était pas inexorable, de ne point consommer leur perte et de ne pas laisser Q. Flaccus effacer jusqu'au nom de Capoue. (11) Flaccus répondit qu'il n'avait point d'inimitié personnelle contre les Campaniens, mais qu'il les haïssait comme les adversaires et les ennemis de l'état, et qu'il les traiterait comme tels, tant qu'il leur verrait la même animosité contre le peuple romain. (12) L'univers n'avait point de nation, point de peuple plus acharné contre Rome. S'il les tenait renfermés dans leurs murailles, c'est que ceux qui parvenaient à s'échapper se répandaient dans les campagnes comme des bêtes féroces, déchirant, égorgeant tout ce qui s'offrait à eux. (13) Les uns s'étaient réfugiés auprès d'Hannibal, les autres n'étaient allés à Rome que pour l'incendier. Le consul trouverait dans le forum à demi brûlé des traces de leur scélératesse. (14) Leur fureur avait eu pour objet et le temple de Vesta et ses feux éternels, et, jusque dans son sanctuaire, le palladium, ce gage fatal de la durée de l'empire. Il croyait donc qu'il n'y avait pas de sûreté à permettre aux Campaniens l'entrée de Rome.

(15) Laevinus leur accorda pourtant la liberté de l'y accompagner, mais en les obligeant de jurer à Flaccus qu'ils reviendraient à Capoue cinq jours après avoir reçu la réponse du sénat. (16) Ce fut au milieu de ce cortège, grossi par les Siciliens et les Italiens venus à sa rencontre, qu'il fit son entrée à Rome, amenant, pour accusateurs de deux généraux devenus fameux par la prise de deux villes célèbres, ceux mêmes qu'ils avaient vaincus dans les combats. (17) Mais avant tout, cependant, les consuls mirent en délibération des objets d'intérêt public et la fixation des départements.

Répartition des postes (début de l'été 210)

[XXVI, 28]

(1) Laevinus exposa alors la situation de la Macédoine, de la Grèce, de l'Étolie, de l'Acarnanie, de la Locride et tout ce qu'il avait fait sur terre et sur mer dans ces contrées. (2) "Au moment où Philippe allait porter la guerre dans l'Étolie, il l'avait repoussé dans la Macédoine et forcé de s'enfoncer dans le coeur de son royaume; on pouvait donc rappeler la légion destinée à le combattre; la flotte suffirait pour lui fermer l'entrée de l'Italie." Tel fut le compte qu'il rendit de sa conduite et des pays où il avait commandé.

(3) On mit ensuite en délibération le partage des provinces entre les deux consuls. Le sénat décréta que l'un des deux resterait en Italie, pour y faire la guerre contre Hannibal, et que l'autre, à la tête de la flotte qu'avait commandée T. Otacilius, passerait en Sicile avec le préteur L. Cincius. (4) On leur donna les deux armées qui se trouvaient dans l'Étrurie et dans la Gaule, et qui étaient composées de quatre légions; les deux légions urbaines de l'armée précédente passèrent en Étrurie, et les deux qui avaient été sous les ordres du consul Sulpicius furent envoyées dans la Gaule, (5) pour y servir sous un lieutenant dont le choix était abandonné au consul qui aurait le département de l'Italie.

(6) On prorogea pour un an le commandement de C. Calpurnius, dont la préture venait d'expirer et qu'on envoyait en Étrurie, aussi bien que celui de Q. Fulvius, qu'on laissa dans la Campanie. (7) On arrêta de réduire l'armée romaine, en sorte que de deux légions on en fit une seule, composée de cinq mille fantassins et de trois cents cavaliers; et on licencia ceux qui avaient un grand nombre de campagnes. (8) Parmi les alliés, on ne conserva que sept mille hommes d'infanterie et trois cents chevaux; et en réformant le reste, on eut de même égard à l'ancienneté des services. (9) Cn. Fulvius, consul de l'année précédente, fut continué dans le gouvernement de l'Apulie, avec la même armée. Rien ne fut changé pour lui; on ne fit que proroger pour un an ses pouvoirs. P. Sulpicius, son collègue, eut ordre de réformer tout son corps d'armée, à l'exception des alliés qui avaient servi sur la flotte. (10) Le consul qui allait prendre possession de la Sicile devait aussi, à son arrivée dans l'île, licencier l'armée qu'avait commandée M. Cornélius. (11) On donna au préteur L. Cincius, pour contenir la Sicile, les soldats de Cannes qui formaient à peu près deux légions. (12) Le préteur P. Manlius Vulso reçut le commandement de la Sardaigne avec les deux légions que L. Cornélius y avait eues sous ses ordres l'année précédente. (13) Les consuls durent lever dans Rome des légions de citoyens, mais avec défense d'enrôler aucun des soldats qui avaient servi dans les troupes de M. Claudius, de M. Valérius et de Q. Fulvius, de manière qu'il n'y eut pas cette année-là plus de vingt et une légions romaines sur pied.

Marcellus répond aux accusations de ses détracteurs

[XXVI, 29]

(1) Ces sénatus-consultes rendus, les consuls tirèrent au sort les provinces. À Marcellus échurent la Sicile et le commandement de la flotte; à Laevinus, l'Italie et la conduite de la guerre contre Hannibal. (2) Les Siciliens, qui attendaient dans le vestibule, n'eurent pas plus tôt aperçu les consuls et appris cet arrêt du sort qu'ils en furent frappés comme d'une seconde prise de Syracuse. Leurs gémissements et leurs voix lamentables attirèrent sur eux tous les regards, et donnèrent lieu à plus d'un débat. (3) Vêtus d'habits de deuil, ils entouraient le sénat, en protestant que chacun d'eux abandonnerait non seulement sa patrie, mais la Sicile entière, si Marcellus y revenait avec le commandement. (4) Implacable avant d'avoir reçu d'eux aucun sujet de mécontentement, que ne ferait-il pas, irrité des accusations portées contre lui à Rome par les Siciliens? Il valait mieux pour la Sicile être engloutie par les feux de l'Etna ou submergée par les flots, que de se voir livrée à un ennemi qui ne pouvait que la trouver coupable.

(5) Ces plaintes des Siciliens, colportées d'abord dans les maisons des grands, et répétées avec l'intérêt que leur sort inspirait, ou avec la malignité de l'envie qu'on portait à Marcellus, parvinrent enfin jusque dans le sénat. (6) On proposa aux consuls de consulter les sénateurs sur l'échange des provinces. Marcellus répondit que si les Siciliens avaient déjà été entendus dans le sénat, il serait, quant à lui, d'un avis fort différent; (7) mais, qu'à cette heure, pour ôter tout prétexte de dire que la crainte les empêchait de se plaindre d'un magistrat qui allait devenir l'arbitre de leur sort, il était prêt, si la chose était indifférente à son collègue, à changer avec lui de département. (8) Il priait seulement le sénat de ne rien préjuger; car s'il eût été injuste de laisser le choix à son collègue, sans consulter le sort, ne serait-ce pas une injustice plus criante, et même un véritable affront, que de lui ravir la province qui lui était échue, pour la confier à Laevinus?"

(9) Les sénateurs ayant manifesté leur voeu, sans rien décréter, la séance fut levée. L'échange eut lieu entre les consuls, et l'arrêt du destin entraîna Marcellus vers Hannibal, (10) afin qu'ayant eu le premier la gloire de le vaincre à une époque désastreuse pour la république, il fût le dernier des généraux romains dont la mort illustrât le Carthaginois, dans un temps où Rome était partout triomphante.

Le sénat accorde une audience aux Siciliens

[XXVI, 30]

(1) L'échange des provinces terminé, les Siciliens, introduits dans le sénat, parlèrent longuement de la fidélité inviolable du roi Hiéron envers le peuple romain, pour en faire un mérite à tous les Syracusains. (2) Les tyrans Hiéronyme, puis Hippocrate et Épicyde leur étaient devenus odieux, aussi bien à cause de leur défection en faveur d'Hannibal que pour leurs autres crimes. C'était cette perfidie qui avait fait massacrer Hiéronyme par la jeune noblesse, comme en vertu d'une décision publique, (3) et qui avait fait conspirer contre les jours d'Épicyde et d'Hippocrate soixante-dix jeunes gens des plus nobles de la ville, lesquels, trahis par les lenteurs de Marcellus, qui n'avait pas, au temps convenu, fait approcher son armée de Syracuse, avaient été découverts et mis à mort par les tyrans. (4) C'était d'ailleurs Marcellus qui avait provoqué les violences d'Épicyde et d'Hippocrate, en saccageant sans pitié la ville de Léontium.

(5) Depuis, les principaux citoyens n'avaient pas cessé de passer dans le camp de Marcellus et de lui promettre qu'ils lui livreraient la ville dès qu'il le demanderait. Mais il avait d'abord préféré la prendre de vive force; (6) et enfin, après mille efforts inutiles sur terre et sur mer, il avait mieux aimé devoir la prise de Syracuse au forgeron Sosis et à l'espagnol Moericus qu'aux Syracusains les plus illustres, qui tant de fois lui en avaient vainement fait l'offre. Il voulait sans doute avoir un prétexte plus spécieux pour massacrer et dépouiller les plus anciens alliés du peuple romain. (7) Si ce n'eût pas été Hiéronyme, mais le peuple et le sénat de Syracuse qui se fussent rendus au parti d'Hannibal, si les portes de la ville eussent été fermées à Marcellus par l'autorité publique et non par Hippocrate et par Épicyde, dont le joug ne laissait aucune liberté, si enfin ils eussent montré dans cette guerre tout l'acharnement des Carthaginois, (8) quelles hostilités Marcellus aurait-il exercées de plus, à moins de détruire la ville? (9) En effet, des murailles, des maisons dévastées, des temples mutilés et dépouillés, dont on avait enlevé les dieux eux-mêmes avec leurs ornements: voilà tout ce qui restait à Syracuse. (10) Un grand nombre de citoyens s'étaient vu ravir leurs terres, en sorte qu'il ne leur restait pas même un sol nu sur lequel ils pussent se nourrir, eux et leurs familles, des débris échappés au pillage. Ils suppliaient donc les sénateurs, si l'on ne pouvait réparer toutes les pertes, de faire rendre au moins à leurs propriétaires tous les objets qui existaient encore et que l'on pourrait reconnaître.

(11) Lorsqu'ils eurent mis fin à leurs plaintes, le consul Laevinus leur ordonna de sortir de la salle, pour que l'on pût prendre l'avis des sénateurs. (12) "Non, s'écria Marcellus, qu'ils demeurent; que je réponde en leur présence, puisqu'on ne peut plus faire la guerre pour vous, sénateurs, sans avoir pour accusateurs les peuples qu'on a vaincus. Il faut que deux villes prises cette année citent en justice, Capoue Fulvius, et Syracuse Marcellus."

Réponse de Marcellus aux réclamations des Siciliens

[XXVI, 31]

(1) Les députés rentrèrent dans la salle, et Marcellus reprit: "Je n'ai pas oublié à ce point la majesté du peuple romain ni la dignité dont je suis revêtu, Pères conscrits, que, s'il pouvait être question de m'accuser, j'acceptasse, moi consul, ces Grecs pour accusateurs. (2) Mais il s'agit moins d'examiner ici ma conduite que le châtiment qu'ils ont mérité. S'ils n'ont pas été nos ennemis, peu importe que j'aie attaqué Syracuse cette année ou pendant la vie d'Hiéron: (3) mais s'ils se sont révoltés contre nous, si, le fer et les armes à la main, ils ont poursuivi nos ambassadeurs, s'ils nous ont fermé leur ville et leurs remparts, s'ils ont imploré contre nous le secours de l'armée carthaginoise, qui peut les plaindre d'avoir souffert des hostilités qu'ils ont eux-mêmes provoquées?

(4) J'ai repoussé, dit-on, les principaux Syracusains qui voulaient me livrer la ville; j'ai mieux aimé me confier pour un si grand service, à Sosis et à l'espagnol Moericus. Sans doute vous n'êtes pas les derniers de Syracuse, vous qui reprochez aux autres leur basse extraction. (5) Eh bien! quel est celui d'entre vous qui m'ait promis de m'ouvrir les portes et d'introduire mes soldats armés dans la ville? Vous n'avez que de la haine et de l'exécration pour ceux qui l'ont fait, et vous ne pouvez, ici même, leur épargner vos outrages, tant il s'en faut que jamais vous eussiez été hommes à le faire.

(6) L'obscurité même de ceux qui m'ont livré Syracuse, et dont on me fait maintenant un reproche, est la plus forte preuve, sénateurs, que je n'ai repoussé aucun de ceux qui ont voulu servir notre république. (7) D'ailleurs, avant de former le siège de Syracuse, j'ai envoyé des députés, je me suis rendu à des conférences, j'ai tenté tous les moyens de pacification; et ce n'est qu'après avoir vu violer le caractère des ambassadeurs, après m'être avancé vers les premiers de la ville jusqu'à leurs portes, sans en recevoir de réponse, après mille fatigues, mille dangers sur terre et sur mer, qu'enfin j'ai pris Syracuse par la force et par les armes. (8) Quant aux événements qui ont suivi la prise de cette ville, c'est devant Hannibal et les Carthaginois, vaincus avec eux, plutôt que dans le sénat de leurs vainqueurs, qu'ils devraient s'en plaindre.

(9) Pour moi, sénateurs, si j'avais eu dessein de nier que j'eusse dépouillé Syracuse, je n'aurais pas orné Rome de ses dépouilles. À l'égard de ce que j'ai ôté ou donné, comme vainqueur, le droit de la guerre et le mérite de chacun expliquent suffisamment mes actes. (10) L'approbation que vous donnerez à ma conduite, sénateurs, touche plus aux intérêts de la république qu'aux miens. J'ai rempli mes devoirs avec fidélité. Il importe à l'état que vous n'alliez pas, en cassant mes actes, rendre à l'avenir les généraux trop timides. (11) Maintenant, sénateurs, que vous avez entendu les paroles des Syracusains et les miennes, nous allons sortir ensemble, pour qu'en mon absence l'assemblée délibère avec plus de liberté." Alors les Siciliens se retirèrent, et le consul se rendit au Capitole pour s'y occuper du recrutement.

Réconciliation de Marcellus avec les Siciliens

[XXVI, 32]

(1) L'autre consul mit en délibération les demandes des Siciliens. Les débats furent longs et animés. Cependant la plupart des sénateurs pensèrent, conformément à l'avis ouvert par T. Manlius Torquatus, (2)  que c'était aux tyrans, ennemis à la fois de Syracuse et de Rome, que l'on avait dû faire la guerre. Il avait fallu reprendre la ville et non la réduire par la force, pour la rétablir, après sa reddition, sur la base de ses lois et de son ancienne liberté, au lieu de mettre le comble, par les malheurs de la guerre, aux excès de l'oppression dont elle avait à souffrir. (3) Placée entre ses tyrans et les armes des Romains, comme prix de la victoire, elle avait succombé, cette cité si belle et si florissante, autrefois le grenier et le trésor du peuple romain, dont la munificence et les largesses avaient contribué si souvent à la défense et à la prospérité de la république, notamment dans la guerre punique. (4) Si le roi Hiéron, cet allié si fidèle de l'empire romain, revenait du séjour des ombres, comment oserait-on lui montrer ou Syracuse ou Rome? Il verrait Syracuse ruinée et dépouillée, et entrant à Rome, dans le vestibule, presque aux portes de la ville, il apercevrait les dépouilles de sa patrie.

(5) Malgré ces déclamations inspirées par la jalousie contre le consul et par la pitié pour les Syracusains, le décret des sénateurs fut modéré et favorable à Marcellus. (6) Il fallait ratifier tout ce qu'il avait fait dans le cours de la guerre et depuis la victoire; du reste, le sénat ferait droit à la requête des Syracusains, et chargerait le consul Laevinus de ménager leurs intérêts autant qu'il le pourrait sans compromettre ceux de la république.

(7) Deux sénateurs furent envoyés au Capitole, pour en ramener le consul Marcellus; on introduisit les Siciliens, et on lut le sénatus-consulte; (8) puis les députés furent congédiés en termes bienveillants; mais avant de se retirer, ils se jetèrent aux pieds de Marcellus, en le conjurant de leur pardonner ce qu'ils avaient dit pour déplorer et adoucir leur infortune, et de recevoir Syracuse sous sa protection et les habitants au nombre de ses clients. Après cet acte de soumission, le consul leur parla et les congédia avec bonté.

Audience des Campaniens au sénat

[XXVI, 33]

(1) Le sénat donna ensuite audience aux députés de Capoue: leur discours fut encore plus touchant, mais leur cause était plus mauvaise. (2) Ils ne pouvaient, en effet, ni révoquer en doute la justice de leur châtiment, ni rejeter leur faute sur des tyrans; mais le trépas de tant de sénateurs qui s'étaient empoisonnés, de tant d'autres qu'on avait frappés de la hache, leur paraissait une satisfaction suffisante. (3) Il restait à Capoue un bien petit nombre de nobles qui n'avaient pas trouvé dans leur conscience un motif de s'ôter la vie, et qu'un vainqueur irrité n'avait pas condamnés au dernier supplice. Ils imploraient pour eux et pour les leurs la liberté et la restitution d'une partie de leurs biens. N'étaient-ils pas citoyens romains, unis pour la plupart avec leurs vainqueurs par des alliances et par les liens du sang, à la suite des mariages contractés depuis tant d'années entre les deux peuples?

(4) Lorsqu'ils furent sortis du temple, on hésita quelque temps si l'on ne ferait pas revenir de Capoue Q. Fulvius (car le consul Claudius était mort depuis la prise de cette ville), afin que la discussion eût lieu en présence du général qui avait conduit le siège, comme l'affaire des Siciliens avait été discutée devant Marcellus. (5) Mais comme se trouvaient dans le sénat M. Atilius, C. Fulvius, frère de Flaccus, ses lieutenants, Q. Minucius et L. Venturius Philon, lieutenants d'Appius Claudius, qui tous avaient pris part à cette expédition, on ne jugea pas nécessaire de rappeler Q. Fulvius de Capoue: d'autre part, on ne voulait pas retenir les Campaniens. (6) On demanda donc l'avis de M. Atilius Régulus, le plus considéré de tous ceux qui s'étaient trouvés à ce siège.

(7) "Je crois me rappeler, dit-il, que j'étais présent au conseil, lorsque, après la prise de Capoue, il fut question de rechercher si quelque Campanien avait bien mérité de notre république; (8) on ne trouva que deux femmes, Vestia Oppia, de la ville d'Atella, résidant alors à Capoue, et Faucula Cluvia, autrefois courtisane de profession. La première a, chaque jour, sacrifié pour le salut et la victoire du peuple romain; la seconde a fourni en secret des vivres à nos prisonniers dans le besoin. (9) Tout le reste des Campaniens a été animé contre nous d'une haine égale à celle que nous portent les Carthaginois. Ceux dont Q. Fulvius a fait tomber la tête sous la hache se distinguaient des autres par leur rang plus que par leur culpabilité. (10) Au reste, je ne vois pas que le sénat puisse, sans l'autorisation du peuple, prononcer sur le sort de ceux des Campaniens qui sont citoyens romains; c'est la marche qu'ont suivie nos ancêtres, à l'égard des Satricans qui s'étaient révoltés. En effet, M. Antistius, alors tribun du peuple, proposa au peuple et fit passer une loi qui conférait au sénat le droit de statuer sur les Satricans. (11) Je pense donc qu'il faut proposer aux tribuns d'engager un ou plusieurs d'entre eux à porter devant le peuple un plébiscite qui nous autorise à juger les Campaniens."

(12) Le tribun L. Atilius, avec l'agrément du sénat, s'adressa au peuple en ces termes: "Tous les habitants de Capoue, d'Atella, de Calatium et de Sabatie, se sont livrés au proconsul Fulvius et à la discrétion du peuple romain; (13) ils ont remis en votre pouvoir, avec leurs personnes, leur territoire, leur ville, leurs propriétés sacrées et profanes, leur mobilier, et généralement tout ce qui leur appartenait; que voulez-vous, je vous le demande, citoyens, que l'on fasse de ces choses?" (14) Le peuple répondit: "Que la décision du sénat, en ce moment assemblé, prise à la pluralité des voix et sous la foi du serment, ait force de loi; nous le voulons et l'ordonnons."

Sanctions prises contre les Campaniens

[XXVI, 34]

(1) D'après ce plébiscite, il fut rendu un sénatus-consulte qui restituait d'abord à Oppia et à Cluvia leurs biens et la liberté et les invitait, si elles avaient à demander quelque autre récompense, à se rendre à Rome. (2) Chaque famille de Capoue fut l'objet d'un décret spécial; il est inutile de les rapporter tous. (3) Les uns furent condamnés à la confiscation de leurs biens et vendus, eux, leurs femmes et leurs enfants, excepté les filles qui s'étaient mariées avant la réduction de Capoue. (4) D'autres furent jetés dans les fers; on devait prononcer plus tard sur leur sort. Pour le reste des Campaniens, on distingua entre leurs biens ceux qui devaient être mis en vente et ceux qui devaient être rendus. (5) On leur restitua le bétail, excepté les chevaux; les esclaves, excepté les mâles en âge de puberté, et tout ce qui n'est pas fonds et immeubles. (6) La liberté fut rendue à tous les Campaniens, Atellans, Calatins, Sabatins, excepté à ceux qui avaient combattu, eux-mêmes ou leurs pères, dans les rangs ennemis; (7) mais aucun d'eux ne pouvait être ni citoyen romain, ni allié du nom latin.

Nul de ceux qui étaient restés à Capoue depuis que les portes en avaient été fermées aux Romains ne demeurerait dans la ville ou dans le territoire, après un jour marqué. On devait leur assigner un établissement au-delà du Tibre, mais éloigné de ses bords. (8) Quant à ceux qui, pendant la guerre, n'avaient été ni dans Capoue ni dans une ville de sa dépendance révoltée contre le peuple romain, ils habiteraient au-delà du fleuve Liris, du côté de Rome; (9) et ceux qui étaient passés dans le parti des Romains avant l'arrivée d'Hannibal à Capoue seraient transportés en deçà du Vulturne; mais aucun d'eux n'aurait des terres ni une maison à moins de quinze milles de la mer. (10) Il était défendu à ceux que l'on avait rejetés au-delà du Tibre, ainsi qu'à leurs descendants, d'acquérir ou de posséder aucune propriété, sinon dans le territoire de Véies, de Sutrium ou de Népi; encore chaque propriété ne devait-elle pas dépasser cinquante arpents. (11) On fit vendre à Capoue les biens de tous les sénateurs et de tous ceux qui avaient exercé quelque magistrature à Capoue, à Atella, à Calatia. On ordonna de faire passer à Rome, pour y être vendues, les personnes de condition libre condamnées à l'esclavage. (12) Les tableaux, les statues d'airain, pris sur l'ennemi, furent remis au collège des pontifes qui devaient distinguer ceux qui étaient sacrés on profanes. (13) Les Campaniens, en apprenant ces décrets, s'en retournèrent bien plus tristes qu'ils n'étaient venus, et ils accusaient moins la rigueur de Q. Fulvius que l'injustice des dieux et la cruauté de la fortune.

Mesures impopulaires à Rome

[XXVI, 35]

(1) Après qu'on eut congédié les Siciliens et les Campaniens, on s'occupa des levées; puis, quand l'armée fut au complet, on songea au recrutement des rameurs. (2) La république n'en pouvant fournir un nombre suffisant, et le trésor public manquant de fonds pour les enrôlements et pour la paie, les consuls ordonnèrent que les particuliers, chacun selon son rang et son revenu, fourniraient, comme cela s'était déjà fait, un certain nombre de rameurs qu'ils devaient payer et nourrir pendant trente jours. (4) Cet édit excita les plus violents murmures et l'indignation fut telle qu'il ne manquait plus qu'un chef à une révolte imminente. Après avoir ruiné les Siciliens et les Campaniens, les consuls prenaient à tâche de torturer, de déchirer le peuple de Rome. (5) Épuisés par les impôts qu'ils payaient depuis tant d'années, ils n'avaient plus que le sol nu de leurs champs dévastés. Les ennemis avaient incendié leurs maisons; la république leur avait enlevé les esclaves employés à la culture des terres, en les achetant à vil prix, pour les enrôler comme soldats ou comme matelots. (6) La solde des rameurs et les contributions annuelles avaient épuisé le peu d'argent de leurs épargnes. Il n'y avait point de violence, point d'autorité qui pût les contraindre à donner ce qu'ils n'avaient pas. On n'avait qu'à vendre leurs biens, sévir contre leurs personnes, la seule chose qui leur restât. On ne leur avait pas même laissé de quoi se racheter de cet outrage.

(7) On ne se bornait plus aux murmures; ces propos se tenaient hautement dans le forum, en présence des consuls entourés d'une multitude exaspérée (8) qu'ils ne pouvaient calmer ni par la sévérité ni par la douceur. Enfin ils déclarèrent au peuple qu'ils lui donnaient trois jours pour réfléchir, et ils mirent eux-mêmes ce délai à profit pour chercher quelque expédient. (9) Le quatrième jour, ils convoquèrent le sénat pour délibérer sur le renfort des rameurs. Après de longs débats, les plaintes du peuple furent reconnues bien fondées; on n'en conclut pas moins que cette charge, juste ou non, devait être supportée par les particuliers. (10) Car, puisqu'il n'y avait pas d'argent dans le trésor, avec quels fonds remonter les équipages des vaisseaux? Or, sans flottes, comment conserver la Sicile, éloigner Philippe de l'Italie ou mettre les côtes en sûreté?

Appel à la solidarité nationale

[XXVI, 36]

(1) Dans cet embarras extrême, la prudence hésitait, et une sorte de torpeur avait paralysé les esprits. Le consul Laevinus dit alors (2) que si les magistrats sont au-dessus du sénat et les sénateurs au-dessus du peuple, ils doivent être aussi les premiers à souffrir les privations et les sacrifices. (3) Voulez-vous imposer quelque charge à vos inférieurs? soyez les premiers à vous y soumettre, et vous les trouverez plus disposés à les accepter. Les contributions pèsent moins quand on voit les premiers de l'état en supporter une part plus forte que leurs moyens ne le permettent. (4) Si donc nous désirons que le peuple équipe et entretienne des flottes, et que les particuliers n'hésitent pas à fournir des rameurs, commençons par nous imposer.

(5) Or, argent, monnaie de cuivre, portons tout, dès demain, sénateurs, dans le trésor public, ne nous réservant que nos anneaux pour nous, nos femmes, nos enfants, une bulle d'or pour nos fils, et une once d'or pour ceux d'entre nous qui ont une femme ou des filles; (6) ceux qui ont pris place sur la chaise curule garderont les harnais de leurs chevaux, et l'argent nécessaire pour se procurer la salière et la coupe consacrées aux usages religieux; les autres sénateurs ne conserveront qu'une livre d'argent, (7) et chaque père de famille cinq mille as de cuivre monnayé. (8) Déposons à l'instant même entre les mains des triumvirs de la banque tout le reste de notre or, de notre argent, de notre monnaie de cuivre, et cela sans aucun sénatus-consulte, afin que cette contribution volontaire et cette rivalité de dévouement à la république piquent d'honneur d'abord les chevaliers, puis tous les autres citoyens. (9) C'est le seul expédient qu'après une longue conférence, nous ayons trouvé, mon collègue et moi. Hâtez-vous de le saisir, avec la protection des dieux. Le salut de l'état assure à chaque particulier la conservation de ses biens; si la république est abandonnée, en vain aurez-vous gardé ce qui est à vous."

(10) Cet avis fut adopté à l'unanimité, et l'on vota des actions de grâces aux consuls. (11) Au sortir du sénat, chacun court à l'envi porter au trésor public son or, son argent, sa monnaie de cuivre; c'est à qui fera inscrire le premier son nom sur les registres, et l'émulation est telle que les triumvirs ne peuvent suffire à recevoir ce qu'on leur présente, ni les greffiers à l'enregistrer. (12) Les chevaliers imitèrent l'empressement des sénateurs, et le peuple celui des chevaliers. Ainsi, sans édit, sans moyens coercitifs, la république ne manqua ni de rameurs, ni d'argent pour les payer; et quand tout fut prêt pour la guerre, les consuls se rendirent à leurs départements.

Bilan de la situation (début de l'été 210)

[XXVI, 37]

(1) Jamais, depuis le commencement de la guerre, les Carthaginois et les Romains, dont les chances diverses avaient été balancées, ne flottèrent davantage entre l'espérance et la crainte. (2) Les Romains avaient été dédommagés des revers d'Espagne par la joie que leur causaient les avantages obtenus en Sicile; (3) et, en Italie, si la perte de Tarente les avait douloureusement affectés, la citadelle de cette ville et la garnison conservées contre tout espoir furent pour eux un sujet d'allégresse. (4) À la terreur subite, à la consternation causées par le siège, par le blocus de Rome, la réduction de Capoue avait, en peu de jours, fait succéder la joie. (5) Les affaires d'outre-mer avaient éprouvé la même alternative. Au moment où Philippe s'était mal à-propos déclaré leur ennemi, les Romains avaient fait alliance avec les Étoliens et avec Attale, roi d'Asie, la fortune paraissant déjà leur promettre l'empire de l'Orient.

(6) Pour les Carthaginois, la perte de Capoue était compensée par la prise de Tarente; et s'ils trouvaient glorieux d'être arrivés sans obstacle jusqu'aux murs de Rome, (7) il n'était pas moins triste pour eux d'avoir échoué dans cette entreprise, ni moins humiliant de s'être vus mépriser au point que, pendant qu'ils campaient devant une des portes, les Romains avaient fait sortir par une autre les troupes qu'ils envoyaient en Espagne. (8) Dans cette province même, plus les Africains avaient été près de terminer la guerre à leur avantage, et d'en chasser entièrement les Romains après la mort de deux grands capitaines et la défaite de leurs troupes, plus ils étaient indignés de voir L. Marcius, un chef choisi à la hâte, leur enlever tout l'honneur, tout le fruit de leur victoire. (9) Ainsi la fortune tenait la balance égale entre les deux nations; tout était encore en suspens; l'espérance et la crainte étaient entières, comme si la guerre venait de commencer.

Reddition de Salapia (courant de l'été 210)

[XXVI, 38]

(1) Ce qui inquiétait surtout Hannibal, c'était de voir que Capoue, assiégée par les Romains avec plus de vigueur qu'il n'en avait déployé à la défendre, avait refroidi plusieurs peuples de l'Italie. (2) D'un côté, il ne pouvait les contenir tous par des garnisons, à moins de diviser, de morceler son armée, ce qui alors lui eût été tout à fait préjudiciable; de l'autre, en retirer ses troupes, c'était abandonner ses alliés à tous les effets de la crainte ou de l'espérance. (3) Également avare et cruel, il prit le parti de piller les places qu'il ne pouvait défendre, afin de ne laisser à l'ennemi que des ruines, (4) mesure dont le résultat ne fut pas moins funeste que le principe en était odieux. En effet, ces traitements indignes lui aliénèrent non seulement ceux qui en étaient les victimes, (5) mais en plus grand nombre ceux que menaçait un tel exemple.

De son côté, le consul romain ne laissait échapper aucune occasion de faire rentrer dans le devoir les villes d'Italie. (6) Les deux principaux citoyens de Salapia étaient Dasius et Blattius; Dasius tenait pour Hannibal; Blattius, qui favorisait, autant qu'il le pouvait sans se compromettre, le parti des Romains, avait fait promettre à Marcellus, par des affidés, qu'il lui livrerait la ville; mais, sans le concours de Dasius, le projet était inexécutable. (7) Après avoir hésité longtemps, et plutôt en désespoir de cause que dans l'espérance du succès, il s'en ouvrit à Dasius. Celui-ci, dont les intérêts étaient tout opposés, jaloux d'ailleurs de ce rival de puissance, avertit Hannibal de ce qui se tramait.

(8) Hannibal les manda l'un et l'autre, et tandis qu'assis sur son tribunal il expédiait quelque affaire avant d'interroger Blattius, l'accusé profita de ce qu'on les avait séparés de la foule pour solliciter l'accusateur. (9) Dasius, croyant donner une preuve irrécusable, s'écrie que, sous les yeux même d'Hannibal, on lui parle de trahison. Plus le trait était audacieux, moins Hannibal et les assistants y trouvèrent de vraisemblance. (10) La jalousie et la haine avaient sans doute dicté une accusation d'autant plus facile à supposer qu'une pareille proposition n'admet pas de témoins. Ainsi ils furent renvoyés l'un et l'autre.

(11) Blattius n'en persista pas moins dans son entreprise hardie; à force d'en parler à Dasius et de lui faire voir combien l'exécution en serait avantageuse pour eux et pour leur pays, il le détermina enfin à livrer à Marcellus Salapia, avec la garnison africaine, composée de cinq cents Numides. (12) Il en coûta beaucoup de sang: c'était l'élite de la cavalerie carthaginoise. Aussi, bien que pris au dépourvu, et dans l'impossibilité de faire usage de leurs chevaux dans la ville, ils prirent les armes au premier bruit, et essayèrent de s'ouvrir un passage; (13) mais ne pouvant réussir à s'échapper, ils se battirent en désespérés, et se firent tuer presque tous; cinquante d'entre eux au plus tombèrent vivants au pouvoir de leurs ennemis. (14) La perte de ce corps fut plus sensible pour Hannibal que celle de Salapia; et depuis cette époque, il n'eut plus dans la cavalerie la supériorité qui lui avait jusque-là donné tant d'avantage.

Opérations navales autour de Tarente

[XXVI, 39]

(1) Cependant la citadelle de Tarente était de plus en plus pressée par la famine, et la garnison romaine, qui la défendait sous les ordres de M. Livius, n'avait de ressources que dans les vivres qu'on lui envoyait de Sicile. (2) Pour les faire passer sûrement le long des côtes de l'Italie, une flotte d'environ vingt bâtiments était en station devant Régium. (3) Le commandant de cette flotte, chargé des convois, était D. Quinctius, homme d'une naissance obscure, mais à qui plusieurs brillants exploits avaient acquis un grand renom militaire. (4) Il n'eut d'abord que cinq vaisseaux, dont les deux plus grands étaient des trirèmes que Marcellus lui avait confiées: son zèle et son activité lui firent ensuite donner trois quinquérèmes de plus. (5) Enfin il avait lui-même exigé des habitants de Régium, de Vélia et de Paestum, les bâtiments que les alliés devaient fournir aux termes du traité, et s'était formé, comme on l'a dit plus haut, une flotte de vingt bâtiments.

(6) Parti de Régium avec ces forces, il rencontra Démocrate à la tête de la flotte des Tarentins, composée d'un même nombre de navires, environ à quinze milles de Tarente et près de Sapriport. (7) Le Romain, qui ne s'attendait pas à combattre, voguait à pleines voiles; mais, s'étant muni de rameurs à la hauteur de Crotone et de Sybaris, son armée navale et ses équipages se trouvaient proportionnés à la grandeur de ses bâtiments. (8) Dans le moment même où il aperçut l'ennemi, le vent vint à tomber, ce qui lui laissa tout le temps nécessaire pour disposer ses voiles et ses agrès, et préparer ses rameurs et ses soldats à l'action qui allait s'engager.

(9) Rarement deux flottes égales s'entrechoquèrent avec autant de fureur; car l'intérêt qui les animait au combat était bien plus puissant que leur force respective. (10) Les Tarentins, fiers d'avoir secoué le joug des Romains après l'avoir subi cent ans, avaient l'espoir de délivrer aussi la citadelle, et de couper les vivres à leurs ennemis, si une défaite faisait perdre à ceux-ci l'empire de la mer. (11) Les Romains, en restant maîtres de la citadelle, tenaient à prouver que ce n'était pas à la force et à la valeur, mais à la trahison et à la ruse, qu'il fallait attribuer la perte de Tarente.

(12) Aussi, au signal donné, les deux flottes fondirent l'une sur l'autre, sans qu'aucun navire cherchât à éviter le choc de son adversaire: une main de fer harponnait chaque vaisseau; les combattants étaient assez près les uns des autres pour faire usage et des javelots et des épées, et pour lutter corps à corps; (13) les proues restaient engagées les unes dans les autres, et les poupes cédaient à l'impulsion des rames du navire ennemi. Les vaisseaux étaient resserrés dans un espace si étroit, qu'un seul trait à peine tombait dans la mer sans avoir porté coup: chaque parti combattait de front comme sur terre, et les soldats passaient de plain-pied d'un bâtiment sur l'autre.

(14) Mais la lutte la plus remarquable fut celle de deux galères qui, se trouvant en tête de la ligne, s'étaient chargées tout d'abord. (15) La galère romaine était montée par Quinctius, la tarentine par Nicon, surnommé Percon, acharné contre les Romains, auxquels il était doublement odieux, comme ennemi public et particulier, étant de la faction qui avait livré Tarente aux Carthaginois. (16) Tandis que Quinctius animait les siens de ses discours et de son exemple, Nicon le perce d'un coup de lance et le renverse tout armé sur la proue. (17) Le vainqueur se précipite aussitôt sur la galère, où la mort du chef avait jeté l'épouvante; il écarte ses ennemis; déjà la proue est aux Tarentins, et les Romains entassés ont peine à défendre la poupe, lorsqu'une autre trirème apparaît tout à coup. (18) La galère de Quinctius, enveloppée de tous côtés, tombe au pouvoir des Tarentins. La terreur se répand sur la flotte, à la vue de la prise du vaisseau prétorien. Les navires fuient en désordre: les uns sont coulés à fond, les autres gagnent la terre à force de rames, et deviennent la proie des habitants de Thurium et de Métaponte. (19) Quant aux bâtiments de transport, qui suivaient avec des vivres, un fort petit nombre fut pris; le reste, après avoir longtemps louvoyé, put gagner le large.

(20) Les ennemis ne furent pas aussi heureux à Tarente. Quatre mille hommes, sortis de la ville pour s'approvisionner de blé, erraient en désordre dans la campagne. (21) Livius, commandant de la citadelle et de la garnison romaine, attentif à saisir toutes les occasions favorables, envoya contre eux C. Persius, homme plein de bravoure, à la tête de deux mille hommes. (22) Celui-ci surprend les Tarentins épars au milieu des champs, les taille en pièces et force le peu qui lui échappe sur tant de monde à rentrer dans la ville, dont les portes n'étaient qu'à demi ouvertes, dans la crainte qu'elle ne fût emportée du même choc. (23) Ainsi tout resta dans une parfaite égalité, les Romains venaient d'avoir l'avantage sur terre, comme les Tarentins l'avaient eu sur mer. L'espoir de se procurer des vivres, dont chaque parti s'était flatté, ne tarda pas à s'évanouir.

Fin de la guerre de Sicile (automne 210)

[XXVI, 40]

(1) Pendant ce temps le consul Laevinus, qui avait employé à diverses expéditions une grande partie de l'année, arriva en Sicile, où l'attendaient les anciens et les nouveaux alliés. Son premier soin, celui qu'il jugea le plus important, fut d'arranger les affaires de Syracuse qu'une paix récente n'avait pas encore permis de consolider. (2) Ensuite il conduisit ses légions contre Agrigente, le dernier foyer de la guerre, et où les Carthaginois avaient une forte garnison; la fortune favorisa cette entreprise. (3) Les Carthaginois avaient Hannon pour général; mais toute leur confiance était en Muttinès et en ses Numides. (4) Parcourant la Sicile entière, celui-ci pillait les alliés des Romains, sans que la force ou la ruse pût lui fermer l'entrée ni la sortie d'Agrigente. (5) Sa gloire, qui éclipsait déjà la renommée du général en chef, excita enfin la jalousie de ce dernier, lequel, s'affligeant des succès même, à cause de l'homme auquel Carthage les devait, (6) finit par lui ôter le commandement pour le donner à son fils, persuadé que le crédit de Muttinès sur les Numides finirait avec son autorité. (7) L'événement fut loin de répondre à son attente; l'envie d'Hannon ne fit qu'ajouter à l'ancienne faveur de Muttinès, lequel, indigné d'un tel outrage, envoya aussitôt des agents secrets à Laevinus pour traiter de la reddition d'Agrigente.

(8) Dès qu'on eut fixé les conditions avec eux, et qu'on se fut concerté sur les mesures à prendre, les Numides s'emparèrent de la porte qui donnait sur la mer, et, après en avoir chassé ou tué les gardiens, ils introduisirent les Romains qu'on avait détachés dans ce dessein. (9) Déjà cette troupe, arrivée au centre de la ville, marchait vers le forum au milieu d'un grand tumulte, lorsque Hannon, qui ne voyait dans ce mouvement qu'une de ces révoltes ordinaires aux Numides, s'avance pour le réprimer; (10) mais apercevant de loin une multitude plus nombreuse que celle des Numides, et entendant le cri des Romains, qui ne lui était pas inconnu, il n'attend pas qu'on en vienne à la portée du trait, et prend la fuite. (11) Se faisant suivre par Épicyde, il sort par la porte opposée, et gagne avec une faible escorte le bord de la mer. Là trouvant bien à propos une petite barque, ils abandonnent aux Romains la Sicile, que les Carthaginois leur disputaient depuis tant d'années, et repassent en Afrique.

(12) Ce qui restait de Carthaginois et de Siciliens, sans même tenter de se défendre, se précipite en aveugles vers les portes pour s'échapper; mais ils les trouvent fermées et sont taillés en pièces. (13) Maître d'Agrigente, Laevinus fit battre de verges et frapper de la hache les principaux citoyens, vendit le reste des habitants avec le butin, et envoya à Rome tout le produit.

(14) Le bruit de la prise d'Agrigente, répandu dans toute la Sicile, fit aussitôt pencher tous les esprits en faveur des Romains. En peu de temps vingt places furent livrées par trahison, six prises de force, quarante environ se rendirent volontairement.(15) Le consul, après avoir puni ou récompensé, selon qu'ils l'avaient mérité, les personnages les plus considérables de ces villes, obligea les Siciliens de mettre bas les armes, et de tourner tous leurs soins du côté de l'agriculture. (16) Il voulait que cette île pût non seulement suffire à la nourriture de ses habitants, mais devenir la ressource de Rome et de l'Italie, dans les temps de disette, comme elle l'avait été déjà en beaucoup de circonstances.

Puis il emmena avec lui d'Agathyrna en Italie quatre mille hommes, (17) ramassis confus de bannis, d'aventuriers perdus de dettes et pour la plupart couverts de crimes, dignes de mort, lesquels avaient vécu de rapine et de brigandage soit dans leur patrie et sous des lois régulières, soit, depuis à Agathyrna, lorsqu'un destin semblable les réunit par diverses causes. (18) Laevinus crut qu'il y aurait de l'imprudence à laisser ces bandits en Sicile, où ils empêcheraient la paix de s'affermir, en fournissant matière aux nouveautés, outre qu'une troupe accoutumée au brigandage serait utile aux gens de Régium pour ravager les terres des Bruttiens. Ainsi la guerre de Sicile fut entièrement terminée cette année.

 

 
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