Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Pensées pour moi même

Livre VII

 

I. Qu'est-ce que le vice ? C'est ce que tu as vu cent fois dans ta vie. Mais ce n'est pas seulement pour le mal, c'est aussi pour tout ce qui t'arrive, que tu peux te dire que ce sont là des choses que tu as déjà vues mille fois. De tous côtés, en haut, en bas, il n'y a que répétition de choses semblables, remplissant les histoires des âges reculés, les histoires des temps plus récents, les histoires contemporaines, et remplissant, même à l'heure ou nous parlons, nos cités et nos familles. C'est qu'il n'y a rien de nouveau dans le monde, et toutes les choses sont tout ensemble habituelles et passagères.

II. Comment pourrais-tu faire mourir en toi les jugements que tu formes, autrement qu'en éteignant les perceptions sensibles qui y correspondent, et qu'il ne tient absolument qu'à toi de raviver ? Je puis toujours m'en faire l'idée qu'il faut en avoir ; et, du moment que je le puis, pourquoi m'en troubler ? Les choses du dehors, puisqu'elles ne résident pas dans mon esprit, ne peuvent absolument quoi que ce soit sur mon esprit lui-même. Sois donc dans cette disposition ; et te voilà dans le vrai. Tu peux alors te faire une vie nouvelle. Examine encore une fois les choses comme tu les as vues naguère ; car c'est là précisément se faire une nouvelle vie.

III. Les vains raffinements du luxe, les pièces jouées au théâtre, ces immenses assemblées, ces troupeaux, ces combats de gladiateurs, tout cela est comme un os jeté aux chiens, comme un morceau de pain lancé aux poissons du vivier, comme les labeurs des fourmis s'épuisant à traîner leur fardeau, comme les courses extravagantes des souris effarées, comme des marionnettes qu'un fil fait mouvoir. Contre toutes ces séductions, il faut savoir conserver son coeur parfaitement calme, et ne pas montrer non plus un mépris trop altier. Mais du moins, tu peux en tirer cette conséquence que, tant vaut l'homme, tant valent les choses auxquelles il donne ses soins.

IV. S'il s'agit d'un discours, il faut regarder à chaque mot ; s'il est question d'un acte, il faut regarder à l'intention. Dans ce dernier cas, il importe tout d'abord d'apprécier le but que l'agent poursuivait, de même que, dans l'autre, il ne faut apprécier que l'expression dont on s'est servi.

V. Mon intelligence suffit-elle, ou ne suffit-elle pas pour faire une chose que je désire ? Si elle suffit, je m'en sers pour accomplir mon oeuvre, comme d'un instrument que m'a donné la nature qui régit l'univers. Si mon intelligence à elle seule ne suffit point, ou je m'en remets du travail sur quelqu'un qui peut l'exécuter mieux que moi, à moins que ce ne soit mon devoir de le faire personnellement ; ou bien, je le fais dans la mesure de mes forces, en m'adjoignant un auxiliaire, qui, sous ma direction, peut en se réunissant à moi, satisfaire en temps opportun à ce qu'exige l'utilité commune ; car ce que je fais, à moi seul ou avec le secours d'un autre, ne doit jamais avoir qu'un seul but, l'intérêt commun et la bonne harmonie du monde.

VI. Combien d'hommes jadis célèbres dans la terre entière sont déjà livrés à l'oubli ! Combien de gens qui les ont célébrés sont depuis longtemps disparus !

VII. Ne rougis pas de recevoir l'aide d'autrui ; car ton but, c'est d'accomplir le devoir qui t'incombe, comme un soldat qui monte à l'assaut. Eh bien, que ferais-tu si, blessé à la jambe, tu ne pouvais à toi seul franchir la brèche, mais que tu le pusses grâce au secours d'un autre ?

VIII. Que l'avenir ne te trouble pas ; tu l'aborderas, s'il le faut, en portant dans tout ce qu'il te réserve cette même raison qui t'éclaire sur les choses du moment.

IX. Toutes les choses sont entrelacées entre elles ; leur enchaînement mutuel est sacré ; et il n'est rien pour ainsi dire qui soit isolé de toute relation avec quelque autre objet. Les choses sont toutes coordonnées ; et elles contribuent au bon ordre du même monde. Dans son unité, ce monde renferme tous les êtres sans exception ; Dieu, qui est partout, est un ; la substance est une ; la loi est une également ; la raison, qui a été donnée à tous les êtres intelligents, leur est commune ; enfin la vérité est une, de même qu'il n'y a qu'une seule et unique perfection pour tous les êtres d'espèce pareille, et pour tous ceux qui participent à la même raison.

X. Tout ce qui est matériel disparaît en un instant dans la substance universelle ; toute cause rentre en un instant dans la raison qui gouverne le monde ; en un instant aussi, la mémoire de tout ce qui fut est engloutie dans l'éternité.

XI. Aux yeux de l'être raisonnable, toute action qui est conforme à la nature n'est pas moins conforme à la raison.

XII. Droit, ou redressé.

XIII. De même que, dans les êtres individuels, les membres du corps ont entre eux une certaine relation ; de même, les êtres raisonnables ont, malgré leur isolement, un rapport analogue, parce qu'ils sont faits pour coopérer à un seul et même but. Cette pensée acquerra dans ton âme d'autant plus de poids, que tu te diras souvent à toi-même : «Je suis un membre de la famille des êtres raisonnables». Si tu disais seulement : «je suis une partie et non pas un membre proprement dit», c'est que tu n'aimerais pas encore les hommes du fond du coeur ; c'est que faire le bien ne te causerait pas ce plaisir que donne un acte dont on a pleine conscience. Tu le fais simplement parce qu'il est convenable de le faire ; mais tu ne le fais point comme accomplissant par là le bien qui t'est propre.

XIV. Que du dehors advienne tout ce qu'il voudra, dans ces portions de mon être qui peuvent ressentir ces sortes d'accidents ; ce qui en moi souffrira pourra se plaindre, s'il le trouve bon. Mais quant à moi, si je ne pense pas que ce qui m'arrive soit un mal, je n'en suis pas encore atteint ; or il m'est toujours possible de concevoir cette pensée.

XV. Quoi qu'on me dise, quoi qu'on me fasse, c'est mon devoir d'être toujours homme de bien. C'est ainsi que l'or, l'émeraude, la pourpre pourraient toujours se dire : «Quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, il y a nécessité que je sois émeraude, et que je conserve la couleur que j'ai».

XVI. Le principe qui nous gouverne ne se donne jamais à lui-même le trouble d'aucune passion, par exemple, la passion de la crainte, qu'il s'infligerait de son plein gré. Que si quelque autre peut lui causer frayeur ou chagrin, qu'il le fasse ; car ce n'est pas ce principe supérieur qui se précipitera spontanément dans ces désordres. C'est au corps de s'arranger lui-même pour ne point souffrir, comme c'est à lui de dire ce qu'il souffre. Quant à l'âme, qui éprouve la frayeur ou la tristesse, et qui, d'une manière générale, conçoit la pensée de toutes ces sensations, qu'elle n'en souffre en quoi que ce soit ; car tu ne lui permettras pas d'en porter ces jugements erronés. Le principe directeur peut être indépendant, dans tout ce qui le regarde, à moins qu'il ne se mette lui-même dans la dépendance de quelque besoin. Il peut à cet égard être toujours sans trouble et sans embarras, tant qu'il ne se trouble pas et ne s'embarrasse pas lui-même.

XVII. Le bonheur, c'est d'avoir un bon génie ; c'est de faire le bien. Que viens-tu donc faire ici, ô imagination aux décevantes apparences ? Va-t-en, au nom des Dieux, ainsi que tu es venue. Je n'ai que faire de toi. Tu es arrivée en moi, je le sais, par une habitude bien ancienne ; aussi je ne t'en veux pas. Seulement, retire-toi.

XVIII. Est-il possible que l'homme redoute le changement ? Et quelle chose peut donc se faire au monde sans qu'un changement n'ait lieu ? Qu'y a-t-il de plus agréable, de plus familier à la nature de l'univers entier ? Peux-tu prendre un bain, sans que le bois qui le chauffe ne se transforme et ne change ? Peux-tu manger, sans qu'il n'y ait un changement dans les aliments qui doivent te nourrir ? Une chose utile quelconque peut-elle s'accomplir sans un changement correspondant ? Ne comprends-tu donc pas que le changement qui t'atteint toi-même est tout pareil, et que ce changement est aussi de toute nécessité dans la nature des choses ?

XIX. Tous les corps, quels qu'ils soient, sont entraînés dans la substance universelle, comme dans un irrésistible torrent, de même nature que le tout, coopérant à l'oeuvre commune, comme nos organes se correspondent entre eux. Que de Chrysippes, que d'Epictètes, le temps n'a-t-il pas déjà engloutis ! Le même sort attend tout homme et toute chose, quels qu'ils puissent être.

XX. Je n'ai qu'une préoccupation, c'est de ne jamais faire, de mon plein gré, rien qui soit contraire à la constitution naturelle de l'homme, de ne jamais rien faire autrement que ne le veut cette constitution, ni, si elle ne le veut point, au moment où je le fais.

XXI. Tu es bien près de tout oublier ; et tout est bien près de te rendre un égal oubli.

XXII. C'est une vertu propre de l'homme d'aimer ceux mêmes qui nous offensent. Tu ressentiras cette facile indulgence, si tu te rappelles que ces hommes sont de ta famille ; que c'est par ignorance et sans le vouloir qu'ils commettent ces fautes ; que, dans bien peu de temps, vous serez morts les uns et les autres ; et, par-dessus tout, tu seras indulgent, si tu te dis que l'offenseur ne l'a fait aucun tort ; car il n'a pu pervertir en toi le principe supérieur qui te dirige.

XXIII. L'universelle nature façonne la substance universelle comme une cire. Ainsi, elle en fait tantôt un cheval ; et, le dissolvant, elle se sert de sa matière pour créer un arbre ; puis, elle se sert de l'arbre, pour en faire tel autre être. Mais chacun de ces êtres ne subsiste qu'un instant ; et il n'est pas plus fâcheux pour un coffre d'être disloqué que d'être construit.

XXIV. Un air courroucé du visage est par trop contraire à la nature, puisque souvent la physionomie s'y gâte, et qu'à la fin elle disparaît si complètement que rien ne peut plus ensuite la ramener. Si cette remarque est vraie, applique-toi à en tirer cette conséquence que la colère elle-même est contraire à la raison ; car si l'on perd, en s'y livrant, jusqu'à la conscience de ses fautes, quel motif de vivre pourrait-on encore conserver ?

XXV. La nature qui ordonne et régit l'univers va dans un instant changer tout ce que tu vois ; de la substance de ces êtres, elle en formera d'autres, comme avec la substance de ceux-ci elle en formera d'autres encore, afin que l'univers soit éternellement jeune et nouveau.

XXVI. Si quelqu'un se conduit mal à ton égard, demande-toi quelle idée il a dû se faire du bien et du mal pour s'être oublié ainsi envers toi. A ce point de vue, tu le prendras en pitié, et tu n'éprouveras plus ni surprise ni colère ; car, ou bien tu avais toi-même une opinion identique à la sienne, ou une opinion du moins analogue sur ce qu'il était bon de faire ; et alors il n'y a qu'à pardonner. Mais si des fautes de ce genre ne te paraissent ni un bien ni un mal, alors il te sera encore bien plus facile d'être indulgent pour quelqu'un qui n'a que le tort d'avoir de mauvais yeux.

XXVII. Ne pense jamais à ce qui te manque comme si déjà tu l'avais ; parmi les choses que tu possèdes, préfère ce qu'il y a de mieux ; en les considérant, remets-toi en mémoire les moyens qui devraient te les procurer, si elles venaient à te manquer. Toutefois prends bien garde de ne pas contracter l'habitude de les estimer si haut que, si quelque jour elles venaient à t'échapper, tu en fusses troublé profondément.

XXVIII. Replie-toi souvent sur toi-même ; car le principe raisonnable qui nous gouverne a cette nature spéciale de pouvoir se suffire absolument à lui seul, en pratiquant la justice, et de trouver dans cette vertu le repos qu'il cherche.

XXIX. Efface les trop vives couleurs des impressions sensibles ; apaise l'excitation de tes nerfs ; borne-toi au moment actuel de la durée ; rends-toi bien compte de ce qui arrive, soit à toi, soit à un autre de tes semblables. Partage et analyse l'objet qui t'occupe, pour y bien distinguer la cause et la matière. Pense souvent à l'heure suprême. Laisse la faute à qui l'a commise, dans les conditions où il a pu la commettre.

XXX. Prêter toute son attention à ce qu'on nous dit ; et faire pénétrer son intelligence dans les faits réels et dans les causes qui les produisent.

XXXI. Sache embellir ton âme de simplicité, de pudeur, et d'indifférence pour ces choses qui ne sont ni le vice ni la vertu. Aime le genre humain ; obéis à Dieu et suis-le docilement. Un poète l'a dit :

L'univers tout entier est soumis à ses lois.

Les éléments matériels supposent l'existence de Dieu ; et il suffit de se rappeler que tout est soumis à une loi régulière. On doit se contenter de ces principes, en quelque petit nombre qu'ils soient.

XXXII. Sur la mort. Si c'est une dispersion des éléments de notre être, c'est, ou résolution en atomes, ou anéantissement, ou extinction, ou transformation.

XXXIII. Sur la douleur. Si elle est intolérable, elle nous fait sortir de la vie ; si elle dure, c'est qu'on peut la supporter. Notre pensée, concentrée en elle-même, conserve néanmoins toute sa tranquillité ; et le principe souverain qui nous gouverne n'en est pas altéré ; c'est seulement aux parties de notre être affectées par la douleur de nous dire, si elles le peuvent, ce qu'elles éprouvent.

XXXIV. Sur l'opinion. Considère un peu ce que sont les esprits des hommes, ce qu'ils fuient, ce qu'ils recherchent ; et dis-toi bien que, de même que les dunes de sable en s'amoncelant font disparaître celles qui s'étaient formées d'abord, de même, dans la vie, les événements antérieurs s'effacent aussi en un instant, sous les événements qui ne cessent de s'accumuler après eux.

XXXV. Extrait de Platon :
«Mais crois-tu que celui dont la pensée est pleine de grandeur, et qui contemple tous les temps et tous les êtres, puisse regarder la vie qu'on passe ici-bas comme quelque chose de bien important ?
- C'est impossible.
- Ainsi la mort ne devra pas lui paraître à craindre ?
- Non».

XXXVI. Sentence d'Antisthène : «Quand on fait le bien, c'est chose vraiment royale de s'entendre calomnier».

XXXVII. Il est assez honteux que notre visage nous obéisse docilement, qu'il prenne l'air que nous lui donnons, qu'il réponde si bien aux ordres de notre volonté, et que notre volonté sache si peu s'obéir à elle-même et se composer à son gré.

XXXVIII. «A quoi bon s'emporter jamais contre les choses,
Qui ne font aucun cas de notre vain courroux ?»

XXXIX. «Donne-nous le plaisir, aux Dieux ainsi qu'à nous».

XL. «Nos jours sont moissonnés ainsi que des épis,
Dont l'un est déjà mûr quand l'autre est vert à peine»
.

XLI. «Si les Dieux m'ont frappé, mes deux enfants et moi,
C'est qu'ils ont leur raison pour cette rude loi»
.

XLII. «Le bien et la justice ont pris parti pour moi».

XLIII. Ne pas se lamenter avec les autres hommes, ne pas palpiter comme eux.

XLIV. Extraits de Platon : «Je puis répondre avec raison à qui me ferait cette objection : Vous êtes dans l'erreur si vous croyez qu'un homme, qui vaut quelque chose, doit considérer les chances de la vie ou de la mort, au lieu de chercher seulement dans toutes ses démarches si ce qu'il fait est juste ou injuste, et si c'est l'action d'un homme de bien ou d'un méchant».

XLV. «Et en effet, Athéniens, c'est ainsi qu'il en doit être. Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il le jugeait le plus honorable, ou qui y a été placé par son chef, doit, à mon avis, y demeurer ferme et ne considérer ni la mort, ni le péril, ni rien autre chose que l'honneur».

XLVI. «Mon cher, prends bien garde qu'être vertueux et bon ne soit autre chose que se tirer d'affaire, soi et les autres. Vois si celui qui est vraiment homme ne doit point négliger le plus ou moins de temps qu'il pourra vivre, et se montrer peu amoureux de l'existence, et s'il ne faut pas, laissant à Dieu le soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent les femmes, que personne n'a jamais échappé à son heure fatale, s'occuper de quelle manière on s'y prendra pour passer le mieux qu'il est possible le temps qu'on a à vivre».

XLVII. Étudier le cours des astres, en se disant qu'on est emporté avec eux dans leur cercle, et penser souvent aux permutations des éléments les uns dans les autres. Des considérations de cet ordre purifient la vie terrestre de ses souillures.

XLVIII. Voici une belle pensée de Platon : «Quand on veut parler convenablement des choses humaines, il faut s'occuper aussi de toutes celles qui se présentent sur terre, en les considérant en quelque sorte de haut, pour en connaître la source et la valeur : immenses agglomérations d'individus, expéditions guerrières, agriculture, mariages, dissensions, naissances, morts, disputes des tribunaux, contrées désertes, peuples barbares de toute espèce, fêtes solennelles, lamentations funèbres, assemblées publiques ; il faut voir ce mélange de toutes choses, et l'harmonie qui sort de cette foule d'éléments contraires».

XLIX. Etudier le passé en remontant les siècles, et considérer les révolutions si nombreuses des Empires. Par ce moyen, on peut se faire une idée assez exacte de l'avenir ; car tous les événements futurs seront analogues à ceux du passé, et les choses ne peuvent pas sortir de l'ordre qu'elles suivent sous nos yeux. Ainsi, il est parfaitement égal de faire l'histoire humaine, ou pendant quarante ans, ou pendant quelques milliers d'années. Que pourrait-on voir de plus ?

L. Ce que la terre enfante en son sein rentrera ;
Ce que l'air a produit dans l'air retournera,
Absorbé par le ciel, et par sa sphère immense.

Ou bien, c'est une simple dissolution d'organisations antérieures en atomes ; et cette dispersion, quelle qu'elle soit, ne porte que sur des éléments qui ne sentent rien.

LI. «Tout est vain : aliments, boissons, philtres, magie,
Pour repousser la mort et sauver notre vie.

Le vent qui nous emporte est soufflé par les Dieux ;
Il nous faut l'accepter sans pleurs, ni cris honteux».

LII. Un tel est plus adroit à la lutte. C'est vrai ; mais il n'est pas plus dévoué à l'intérêt commun ; il n'est pas plus modeste ; il n'est pas plus doux ; il n'est pas plus indulgent pour les erreurs de son prochain.

LIII. Quand une oeuvre peut-être accomplie conformément aux lois de la raison, qui régit également les Dieux et les hommes, on doit faire cette oeuvre en toute sécurité ; car, dès que l'on peut atteindre un but utile, par une action régulière qui se développe selon les lois de l'organisation générale des choses, il n'y a jamais à craindre qu'on puisse en souffrir l'ombre d'un dommage.

LIV. Partout et toujours, trois choses dépendent uniquement de toi : accepter avec joie, et par pieuse obéissance aux Dieux, la destinée qui t'est faite présentement ; te conduire selon la justice envers les hommes avec qui tu vis à présent ; enfin, soumettre l'idée présente que tu as à un examen qui en éloigne toute erreur.

LV. Ne regarde pas à ce que font les autres, sous la conduite de leur propre raison ; mais dirige exclusivement tes yeux sur la route que te trace la nature : et d'abord, la nature de l'univers, manifestée par les événements qui t'arrivent ; et ensuite, ta nature personnelle, qui se manifeste par les devoirs que tu as à remplir. Or, pour tout être, le devoir est la conséquence de l'organisation. Mais c'est en vue des êtres doués de raison que tous les autres êtres ont été faits, d'après le principe qui veut qu'en cela comme en tout le reste, les moins bonnes choses soient faites en vue des meilleures ; et les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres. Voilà pourquoi, dans l'organisation de l'homme, le devoir supérieur, c'est d'abord d'être dévoué à l'intérêt de la communauté ; en second lieu, c'est de ne point se livrer aux entraînements du corps ; car le propre de l'activité raisonnable et intelligente, c'est de se fixer des bornes à elle-même, et de ne point se laisser vaincre ni à la séduction des sens ni à celle des passions. Ces deux derniers principes, ceux des sens et des passions, sont en effet purement animaux, tandis que l'entendement revendique la première place et ne peut être dominé par aucun d'eux. L'entendement a pleinement droit à cet empire, puisque la nature veut précisément que ce soit lui qui se serve des principes inférieurs. Enfin, en troisième et dernier lieu, l'organisation douée de raison a ce privilège de pouvoir ne point faillir et ne point s'égarer. Qu'ainsi donc appuyé sur de tels secours, le principe qui doit nous diriger aille droit son chemin ; et, dès lors, il possède tout ce qui lui appartient et n'est qu'à lui.

LVI. Il faut vivre conformément à la nature le reste d'existence qui t'est laissé par grâce, comme si tu étais déjà mort, et que tu eusses vécu tout le temps qui t'a été accordé jusqu'aujourd'hui.

LVII. Nous n'avons qu'à aimer le sort dont la trame nous est tissue dans le destin commun. Qu'y a-t-il en effet de plus régulier ?

LVIII. En toute rencontre, nous devons nous remettre sous les yeux le souvenir des gens qui ont subi les mêmes épreuves que nous, qui s'en sont irrités, s'en sont révoltés et en ont gémi. Où sont-ils à cette heure ? Ils ne sont plus. Vas-tu donc faire comme eux ? Ne vaut-il pas mieux laisser ces agitations contre nature à ceux qui les provoquent et en sont eux-mêmes les victimes, pour ne t'appliquer tout entier qu'à profiter de telles leçons ? Tu en tirerais tout avantage ; et c'est là une matière qui te revient exclusivement. N'aie jamais qu'un objet et qu'un désir : celui de te bien conduire dans tout ce que tu fais. Rappelle-toi ces deux choses, et, en outre, que ce qui t'importe, c'est l'objet de ton action.

LIX. Regarde au dedans de toi ; c'est au dedans qu'est la source du bien, laquelle peut s'épancher à jamais, si tu sais à jamais la creuser et l'approfondir.

LX. Le corps doit, lui aussi, se ranger et n'avoir rien de désordonné, ni dans son mouvement, ni dans son maintien. Puisque la pensée se manifeste jusqu'à un certain point sur le visage, en lui appliquant un cachet d'intelligence et de calme, il faut exiger du corps tout entier la même docilité. Mais le soin qu'il faut apporter à tout cela ne doit en rien sentir l'affectation.

LXI. L'art de la vie se rapproche de l'art de la lutte, bien plus que de celui de la danse, puisqu'il y faut toujours être prêt, et inébranlable, à tous les accidents qui peuvent survenir et qu'on ne saurait prévoir.

LXII. Ne cesse jamais d'étudier le caractère des gens dont tu ambitionnes le témoignage, et de scruter les principes qui les dirigent. Avec cette précaution, tu ne t'en prendras plus à eux des fautes involontaires qu'ils peuvent commettre, et tu n'auras que faire d'une approbation autre que la tienne, en considérant la source où ces hommes puisent leurs pensées cl les motifs qui les font agir.

LXIII. «Il n'est pas une âme, dit le philosophe, privée de la vérité, sans que ce ne soit malgré elle». C'est donc aussi contre son gré qu'elle manque de justice, de sagesse, de douceur, et de toutes les vertus de cet ordre. Il n'y a rien de plus nécessaire que d'avoir sans cesse cette réflexion présente à l'esprit ; car elle te rendra plus indulgent envers tous tes semblables.

LXIV. Dans toute souffrance que tu éprouves, dis-toi bien qu'il n'y a là aucune honte pour toi, ni rien qui dégrade l'intelligence destinée à te régir, puisque la douleur ne la peut atteindre, ni la détruire, en tant que cette intelligence est raisonnable et dévouée à l'intérêt commun. Tu peux aussi, dans les épreuves les plus pénibles, tirer presque toujours profit de la sentence même d'Epicure, en te disant que «cette douleur n'est point intolérable ; et surtout qu'elle n'est point éternelle ; tu n'as qu'à te souvenir qu'elle a des bornes où elle est renfermée, et que tu peux ne point l'accroître par l'opinion que tu t'en fais». Souviens-toi encore, dans l'occasion, qu'il y a bien des choses, fort semblables à la douleur, qui te font souffrir sans que tu t'en aperçoives : ainsi, l'envie de dormir, la chaleur qui te suffoque, le dégoût par faute d'appétit. Quand donc tu t'inquiètes d'un de ces désagréments, dis-toi bien que c'est à la douleur que tu cèdes.

LXV. Prends garde à ne pas éprouver, même envers des gens inhumains, les sentiments que trop souvent les hommes montrent pour des hommes.

LXVI. Comment savoir si l'âme de Télaugès était supérieure à celle de Socrate ? Pour résoudre cette question, il ne suffit pas que Socrate soit mort plus glorieusement que Télaugès, qu'il ait combattu les sophistes avec plus d'énergie, qu'il ait veillé plus courageusement au milieu des nuits glaciales du camp, qu'il ait résisté avec plus de magnanimité à l'ordre d'arrêter l'homme de Salamine, ni même qu'il ait brillé davantage par ses conversations dans les rues, points sur lesquels on pourrait insister, si tout cela était parfaitement exact. Ce qu'il faut savoir avant tout, c'est ce qu'était réellement l'âme de Socrate, s'il pouvait concentrer tout son bonheur à être juste envers les hommes et pieux envers les Dieux, s'il ne s'abandonnait pas plus que de raison à sa colère contre le vice, ou s'il ne condescendait pas un peu trop complaisamment à l'ignorance des hommes, s'il ne recevait pas avec assez de résignation la part qui lui était faite dans le destin universel, s'il ne la regardait pas comme intolérable, et enfin s'il ne laissait pas quelquefois succomber l'esprit aux passions de la chair.

LXVII. La nature ne t'a pas tellement confondu avec l'informe mélange des choses qu'il te soit interdit de t'isoler de tout le reste, et de rester maître d'accomplir tout ce qui te regarde ; car on peut fort bien devenir un homme divin sans être même connu de qui que ce soit. C'est là ce que tu ne dois jamais oublier ; et tu dois aussi te dire qu'il ne faut presque rien pour être heureux. Ce n'est pas parce que tu désespères de devenir habile eu dialectique ou dans les sciences naturelles, que tu dois renoncer à te montrer libre, modeste, dévoué à l'intérêt commun, et soumis à la volonté de Dieu.

LXVIII. Il faut savoir, à l'abri de toute violence, conserver la paix la plus profonde de son coeur, quand bien même le genre humain tout entier nous poursuivrait de ses vaines clameurs, et que la dent des bêtes féroces mettrait en pièces les membres de cette masse de chair dont nous sommes enveloppés. Qui peut, en effet, dans toutes ces conjonctures, empêcher l'âme de se maintenir en un calme absolu, d'abord si elle porte un jugement vrai sur les circonstances où elle se trouve, et ensuite, si elle sait user comme il convient de ces épreuves ? Alors, le Jugement dit à l'Accident qui survient : - «Voilà ce que tu es essentiellement, bien qu'on se fasse de toi une opinion toute différente. - L'Usage dit à l'Épreuve, qu'on subit : - Précisément, je te cherchais ; car pour moi, le fait présent doit toujours être matière à exercer la vertu de la raison et les qualités sociables ; c'est-à-dire, l'ensemble de cet art qui se rapporte à l'homme ou à Dieu». Ainsi donc, tout événement, de quelque façon qu'il survienne, me rattache à Dieu ou à l'homme, comme un membre de la famille ; et cet événement ne peut causer ni surprise, ni difficulté, puisqu'il est à l'avance bien connu, et qu'il facilite l'oeuvre commune.

LXIX. La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c'était le dernier, et à n'avoir jamais ni impatience, ni langueur, ni fausseté.

LXX. Les Dieux, qui sont immortels, ne s'irritent nullement d'avoir à supporter durant leur éternité les fautes toujours renouvelées d'un si grand nombre de méchants incorrigibles. Loin de là, les Dieux ont même pour ces pervers une bonté qui prend mille formes. Et toi, qui dans un moment vas cesser de vivre, tu te révoltes, comme si tu n'étais pas, toi aussi, un de ces méchants !

LXXI. Il est assez plaisant de ne pas songer à corriger ses propres vices, ce qui est possible cependant, et de prétendre corriger ceux d'autrui, ce qui est absolument impossible.

LXXII. Quand la faculté qui comprend en nous les lois de la raison et de la société, juge qu'une chose n'est ni sensée ni utile au bien commun, elle est en droit de la rejeter comme indigne de son attention.

LXXIII. Quand tu as rendu service à quelqu'un et qu'on a profité de ce service, pourquoi cherches-tu encore une troisième chose, comme font les sots, qui est de faire paraître le service que tu as rendu, et de montrer que tu comptes sur la réciprocité ?

LXXIV. On ne se lasse jamais de recevoir des services ; or le service que nous pouvons nous rendre à nous-mêmes, c'est d'agir conformément à la nature. Ne te lasse donc pas de te faire du bien à toi-même en en faisant à autrui.

LXXV. La nature de l'univers a procédé spontanément à la création et à l'ordre du monde. Donc, à cette heure, do deux choses l'une : ou tout ce qui se passe n'est que la suite de la première impulsion ; ou bien, il n'y a rien de raisonnable même dans les êtres les plus importants, dont le Souverain du monde a pris un soin tout particulier. Dans bien des cas, cette réflexion, si tu te la rappelles, augmentera encore ta profonde tranquillité.

 

 
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